Hara qui rit

« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ?
– Treize, bien sûr …
Je lève les yeux vers le coursier : « C’est quoi c’t’embrouille ?
– Tu ferais mieux de te manier. Le Boss n’aime pas attendre. »
Je relis le message. Je n’y capte toujours rien mais je prends le temps d’inspecter l’enveloppe. Je la tourne dans tous les sens et je découvre en lettres majuscules « POUR N°13 : RDZ-VS LA CANTINA 22h30 – B. »
Un rencart avec LE Boss et à La Cantina, le restaurant bien connu pour lui servir de QG. C’est un ordre plutôt qu’une invitation … Pas le temps d’y réfléchir, j’ai une heure pour enfiler un costard et y aller. Je commande un Uber, pas question de lambiner.
Dans le VTC, flash-back sur ma vie au Japon tout en massant sans m’en rendre compte le vide laissé par mon petit doigt manquant. Ça fait trois ans que je suis rentré et déjà deux que j’ai rejoint le clan du Boss. Ici, j’ai pris un nouveau départ et je ne commettrai pas les mêmes erreurs. Mon point fort ? Je cisèle mes coups, je ne laisse rien au hasard. Ma seule faille est d’être encore trop imprégné des règles des yakusas. Possible alors que j’aie transgressé les codes de la Famille sans le vouloir ?
Là, je commence à baliser sévère quand brusquement, je mets un coup de poing contre le dossier du siège avant.
« Mais bon sang, c’est quoi ces conneries de bouillon de 11h et de numéro treize ?
– Tout va bien Monsieur ? Pas d’inquiétude, on sera à l’heure.
– 50 balles de plus si on arrive avant ! »
22h20 : je poireaute aux abords de la Cantina mais pas question d’entrer sans y être autorisé.
De grosses berlines arrivent et déposent chacune à leur tour leur unique passager.
Je reconnais la garde rapprochée du Boss, leurs surnoms reflètent leur « spécialité » comme le Surineur, la Fouine ou l’Étrangleur. Ils sont tirés à quatre épingles. C’est du sérieux.
Dès que le dernier a passé la porte du restaurant, le vigile tout droit sorti d’une salle de muscu me fait signe d’approcher. Il m’escorte jusqu’au sous-sol façon crypte. Les caïds sont assis, six d’un côté de la table en marbre, cinq de l’autre et le Boss trône au bout. Le cerbère me désigne la chaise libre. Le compte est bon, ils sont douze et je suis le numéro treize, le seul gars anonyme.

Le Boss attaque direct : « Chers amis, ce soir, nous sommes treize. Cherchez l’erreur ! »
Les onze affranchis se tournent alors vers moi. Ces gars ont tous du sang sur les mains. Je n’y trouve rien à redire car moi aussi…
« Numéro treize, alors tu essaies de la jouer solo ? Tu te croies toujours au Japon ?
J’ouvre la bouche, paniqué.
– Boucle-la, tu es ici pour écouter. La Famille s’est réunie pour décider de ton sort. »
Une boule d’angoisse m’empêche de déglutir mais je me force à afficher une poker face comme tous ceux qui m’entourent. Je hoche la tête, la mâchoire crispée.
Tour à tour, chacun des onze affranchis devenus jurés d’un soir, déballe toutes sortes de salades. Tout cela pue la rivalité à plein nez. Ils me font la totale, du racket non déclaré aux filles qui travailleraient en direct pour moi avec pour finir le tableau le trafic de came coupée. Ils crachent sur mon business et piétinent ma réputation. C’est un procès à charge. Seuls les cadors s’expriment encouragés par les hochements de tête du Boss qui ne me lâche pas du regard. Les accusations sont graves et la dernière me crucifie.
C’est le bien nommé Perce-Neige qui enfonce le clou en mettant en doute ma fidélité à la Famille. Des témoins auraient affirmé que je fricote avec les Stups, ce qui expliquerait la perquise de sa dernière livraison par Go Fast.
« Putain, j’suis pas une balance ! J’ai hurlé sans vraiment le vouloir.
– La ferme ! » gueule le Boss.
Perce-Neige reprend la parole et finit de m’enfoncer. J’en mène pas large. Ils vont faire quoi ? Me buter pour un ramassis de conneries ? J’ai rien vu venir, moi qui croyais avoir rempli mon contrat voire même dépassé les exigences du Boss pour gagner ma place dans la Famille.
« Votre verdict ! lance brutalement le Boss. Tour à tour, chacun de ses hommes lève la main.
– Numéro treize est déclaré coupable à l’unanimité ! Tu es faisandé comme toutes les petites frappes de ta génération ! »
Agacé, il claque des doigts et le balaise de l’entrée réapparait. Il apporte les mythiques gobelets à whisky de la Cantina et les tend à chacun des jurés, place un sous-verre au bout de la table et y pose délicatement le drink réservé au Boss. Le dernier verre sur son plateau porte le numéro treize. Le malabar se dirige vers moi et se plante à mes côtés, m’imposant une tension insoutenable.
Le Boss annonce la couleur : « Voilà ton bouillon de 11 heures, numéro treize. Je ne peux pas me permettre de garder un véreux dans la Famille, toutefois tu ne mérites pas non plus de crever dans le caniveau. On va faire ça proprement. Tu vas donc gentiment avaler ton verre sans faire d’histoires ! »
J’me rebiffe même pas. J’suis déjà mort ! Je repense au Japon. Là-bas un traître à sa Famille se serait suicidé devant ses accusateurs et j’aurais préféré finir comme ça.
Soudain le colosse me tend la boisson rougeâtre. Il faut que ça aille vite. Je la saisis et j’en avale la moitié d’un trait.
« Numéro treize, si tu as quelque chose à dire c’est maintenant, exige le Boss.
Le liquide me dévore littéralement la gorge et j’articule péniblement.
– Fidélité et Honneur sont les deux valeurs du yakusa. Je n’ai jamais trahi.
– Numéro treize, garde ton prêche pour Saint Pierre, coupe le Boss avec impatience. Avant de claquer, sois un homme et crache-nous le morceau. »

Ma tête tourne et l’acide me ronge déjà les tripes. Dans un dernier sursaut de fierté, je parviens à crachoter. « Je ne suis pas une balance ! »
Dans un silence de mort, mes bourreaux guettent les premiers effets du poison en sirotant leur Chivas. Tout en sueur, je m’effondre sur ma chaise. J’vais crever !
Imperturbable, le Boss fait alors signe au colosse toujours au garde à vous près de moi.
Le géant s’empare de mon verre, le vide sans broncher puis déclare impassible :
« Un peu fade ce bouillon, le Pepper X est pourtant le piment le plus fort du monde.
– Redresse un peu le nouvel affranchi qu’il puisse profiter de SA soirée, ordonne le Boss.
Devant mon air ahuri il continue :
– Ce tord-boyaux va te décalaminer la tuyauterie mais pas de quoi appeler le croque ! » et les membres du jury éclatèrent de rire !
– Ton honneur est sauf. La Famille est à présent ta Famille et ton nom Katana. »

Pascale BONIN

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés