A jeu et à sang
« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ? – Treize, bien sûr…»
– Et ça te fait rire ? T’en as pas marre de regarder des conneries ?
A. ne répondit pas.
– Tu t’rends compte qu’ils sont payés des fortunes pour rendre les gens cons ?
Silence.
– Putain, mais t’es sous hypnose ? Tu te rends compte ? Hoho, je suis là !… C’est nouveau, ce jeu ?
Silence.
– Remarque, ils se ressemblent tous. Ya que le décor qui change. Et le présentateur. Les autres, les pauvres gens qui viennent pour qu’on se foute de leur gueule en public, ils se ressemblent tous. Ils et elles, d’ailleurs : sur ce point-là, les deux sexes sont égaux depuis longtemps.
– Chuut!
– Ah dis donc, tu t’es rendu compte que j’étais là ! Événement ! Pas si passionnant, ce jeu, en fait !
Silence.
– Mais, effectivement, je n’ai pas l’impression de l’avoir déjà vu. Le décor. Ou c’est un vieux dont ils ont changé l’emballage. Note, je fais pas attention à tous ces trucs.
Silence.
– Oh, là là, ces rires en boîte ou sur commande, ça m’énerve… ! J’imagine le mec qui fait des grands signes « Là, il faut rire ; comme à la répétition ». « Allez, encore, encore, riez, riez ! Stop ! ».
Silence.
– Je serais curieux de savoir comment ils les choisissent leurs candidats, leurs jurés, leur public… Ils doivent calculer la proportion de femmes sexy, et d’hommes aussi, et des plus moches, pour que tout le monde se reconnaisse. Me dis pas que ça te fait fantasmer.
Silence.
– Ça dure depuis combien de temps, ce truc ? Parce que j’ai vraiment quelque chose à te dire. Et, après, évidemment, il y a un autre attrape-couillons du même genre, et encore un autre et ainsi de suite. Ça m’étonne que tu n’y passes pas toute la nuit, devant la télé.
Silence
– Non, franchement, c’est sérieux. Tu regardes ce que tu veux, c’est pas mon problème, mais il faut vraiment qu’on cause.
Silence.
– Ah, la coupure pub ! C’est l’occasion. Tu vas pas me dire que tu vas regarder les pubs. Ho ! Tu vas pas changer d’assurance, de pare-brise… ou faire un régime. Surtout que c’est toujours les mêmes. Allez, avant que ça recommence !
A. fit un léger mouvement dans le fauteuil. B. eut un espoir.
A. sortit simplement d’entre l’accoudoir et l’assise de son siège un pistolet, noir, luisant, compact, le dirigea vers B. sans même tourner la tête, et appuya sur la détente avec à peine une légère crispation des lèvres. B. s’effondra sans un cri. Il n’avait même pas eu le temps de s’étonner.
Le bruit du coup de feu s’était superposé aux sons des publicités : rengaines stridentes, exclamations horrifiées ou joyeuses, sonneries, avertissements, presque les mêmes bruits que dans le jeu, mais en plus fort, plus percutants. La balle produisit des dégâts inattendus : le sang gicla avec force, étoilant les rideaux blancs qui cachaient le paysage sinistre, ensoleillant le canapé gris perle, fleurissant le philodendron, bénissant une photo de famille sur le guéridon ; et, sans doute, longtemps après, découvrirait-on encore ici et là, des taches brunes. B. gisait sur le côté. Le sang coula quelques secondes en flaque sur le sol, les pieds de la table basse en bois exotique en aspirèrent dans leurs veines, il s’infiltra sous les meubles et dans les jointures du parquet. Ceux qui évacueraient le cadavre en emporteraient sous leurs semelles et laisseraient jusque dans la rue des empreintes rouges de plus en plus irrégulières ; elles intrigueraient les passants jusqu’à ce que les médias rapportent l’incident, qui les ferait frémir d’angoisse et de fierté.
Par chance, aucune goutte de sang n’atteignit l’écran. Quand le jeu reprit, les couleurs pimpantes de cette autre pièce, là-bas, n’étaient pas souillées, les musiquettes continuèrent à rythmer le suspense. L’animateur lança, d’un ton jovial, une plaisanterie inoffensive et banale sur la réponse d’une candidate et les membres du jury éclatèrent de rire.
Georges MATHIEU
Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés