Sans faute
« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ?
– Treize, bien sûr… » répond-il d’un ton terrible. Elle sait bien que salariés plus jury ça fait 13, elle se fout de lui ou quoi ? Il ne la supporte plus, avec son air intello et son français qu’on comprend rien à ce qu’elle dit.
Lui, c’est Bombardo, cadre chez Sansavek, le plus gros négoce de produits agricoles du Gers.
Son front carré et ses volumes évoquent un large poisson prognathe, primitif et ivre de grands fonds. Il perçoit un obèse salaire et l’avantage d’une voiture de fonction très cylindrée et m’as-tu-vu. Sa mission est de ramasser toutes les subventions d’argent public que l’élan national d’allégeance à l’entreprise privée accorde au moindre projet d’animation du territoire. Chaque fournisseur lui fourgue en outre de moelleux pots-de-vins pour l’entretien de sa fidélité. En toute grandiloquence, il brasse avec aplomb les termes à la mode : ADN, faire sens, K euros. Il ignore les lois de la fiscalité. Et si, par hasard, il entend parler de culture, il sort sa calculette pour compter le pognon qu’il brasse, sans jamais avoir lu le moindre livre.
Bombardo roule en Audi.
Elle, c’est la stagiaire. Elle prépare un 3ème cycle universitaire. Puisque la faculté abdique une partie de son enseignement au bénéfice de l’immersion en entreprise, elle doit trouver un stage de fin de cursus. Elle choisit Sansavek par amour de l’agriculture. La stagiaire a hâte de découvrir rouages stratégiques et lois de la production. Elle est impatiente de plonger dans le vrai monde du vrai travail. D’origine modeste, elle croit que l’école de la République lui ouvrira bientôt la porte de l’ascenseur social. Elle est toute fraîche et jolie, joyeuse comme un chaton, enthousiaste, honnête et respectueuse. Elle est la fierté de ses parents.
La pauvre stagiaire est de tous les poncifs.
Elle mentionne « maîtrise des outils bureautiques » dans son curriculum vitæ. Bombardo la veut dans son service car il ne sait ni taper ses messages ni mettre en forme les diaporamas de présentation de ses projets. Il n’a aucune idée de ce qu’est un 3ème cycle universitaire.
Lui, sans diplôme, suinte de la fierté de rouler en Audi.
La rencontre de la stagiaire avec l’entreprise s’avère aussi douce qu’un platane à 130 km/h.
Le premier jour, on lui explique avec l’air de l’évidence que les fournitures, cahiers et crayons, sont attribués selon la place dans la hiérarchie. Le cas « stagiaire de la fac » n’étant pas répertorié, il faut demander à la direction. Elle éclate de rire, pense à une plaisanterie.
Mais non.
Bombardo la traite comme une sorte de secrétaire qu’il convient de mater car elle se la pète, avec son français de livres.
Elle corrige gentiment ses fautes, sens, orthographe et grammaire. Vexé, il hurle qu’il faut les remettre. Il lui donne à faire des photocopies inutiles et toujours au moment de la débauche.
Bombardo ne répond jamais à ses questions sur les stratégies commerciales.
La rédaction du mémoire de 3ème cycle prend du retard.
Auprès des salariés de Sansavek, tous affligés de management humiliant et de dépassements horaires organisés, la stagiaire sème des graines de révolte : code du travail, acquis sociaux. Elle récolte regards apeurés et délation pour agitation politique aggravée d’incitation à la flemme. Chacun collabore au maintien de l’ordre. Et puis, pour qui elle se prend, on a un bon comité d’entreprise, d’abord, avec des sorties au Puy du Fou, y a pas à se plaindre.
Ça pue dans l’entreprise, on jurerait que le maréchal Pétain a pété dans l’ascenseur social.
D’une visite au Puy du Fou, Bombardo revient lové dans la certitude qu’avant la Révolution, c’était mieux. La place de chacun selon son origine, le terroir authentique rassurant, l’effort et la tradition plutôt que le progrès, tout remugle conservateur sonne doux au petit esprit péteux de Bombardo. Il est vengé de son étiage scolaire et culturel.
C’est ainsi qu’il conçoit un projet d’animation pour Sansavek : une grande fête autour d’un concours de soupes d’antan. Enfants des écoles mignonnement déguisés en carottes et poireaux, joutes de jets d’épluchures, élection de miss courgette – car il ne faut pas oublier les femmes – il grouille d’idées. Il flaire la bonne pompe à subventions, c’est son talent.
Il choisit un titre habile, accrocheur et qui fait sens : « Bouillon de 11 heures », en référence à l’heure de la compétition de potages, avant l’apéritif.
La stagiaire rit de bon cœur, elle pense à une plaisanterie. Mais non.
Le premier prix du concours sera un voyage, en balnéaire, au Puy du Fou. Sans qu’on puisse se figurer pourquoi, Bombardo croit que « en balnéaire » signifie « transport plus hôtel », à l’opposé de pension complète.
Le souffle épais du ridicule finit par ébranler la stagiaire.
Maintenant, elle hésite entre rire et cogner. Il est temps d’agir, elle enregistre secrètement chaque remarque débile.
Ce matin, Bombardo est nerveux. En fin d’après-midi, il rencontre le jury d’élus et fonctionnaires qui accorde à Sansavek diverses subventions de bon pognon bien public. Il a besoin d’elle pour projeter le diaporama de présentation du projet « Bouillon de 11 heures » mais la stagiaire l’énerve à le contredire tout le temps.
Et puis elle sait très bien qu’on sera 13, ce soir, elle se fout de lui, c’est sûr.
Par autorité brute, il lui refuse le congé qu’elle a demandé pour le lendemain. Au lieu de ricaner, tu enverras le communiqué pour la presse, demain, sans faute.
Elle ricane, oui sans faute, bien sûr !
Elle enrage, elle va rater le concert des Rolling Stones, à Paris.
Il rectifie avec humeur le diaporama qu’elle a préparé, balnéaire, bordel ! Tu vas écouter oui ?
Il se sent puissant et fin manager.
Le jury et quelques cadres de Sansavek s’installent face à l’écran de la salle de réunion.
Depuis l’arrière, la stagiaire projette les diapositives qui présentent, erreurs de mots et d’orthographe à l’appui, le projet « Bouillon de 11 heures ». Bombardo parle d’ADN, d’antan, de légumes du terroir, de faire sens en nos temps troublés.
Chacun somnole dans la pénombre, ne comprend rien au concept, s’en bat le fion et pense au bon buffet d’après. On parlera météo et voitures allemandes en buvant du vin d’ici, entre hommes concernés. Seul le cliquetis des verres qu’installe le traiteur du village, entre mini-quiches et rôti froid, maintient un semblant de veille.
Bombardo a terminé. D’un ton pro, il demande s’il y a des questions.
Alors monte de l’assistance une marée d’hilarité. Bombardo exécute une lourde volte-face et découvre sur l’écran son visage plein cadre, photoshopé d’une couronne de carottes et poireaux sur un fond de plage à palmiers. Dans l’azur, comme autant d’angelots, volettent de fumants bols de soupe ailés et frappés du consternant logo de la Vendée. Le haut-parleur diffuse sa voix, qui hurle non-sens sur malhonnêteté : bien sûr, on va trafiquer les factures, on va pas se gêner ; et puis « aval » ça veut dire « avant » puisqu’il y a un « v », ils t’ont pas appris ça dans ta fac là ? Et balnéaire, bordel, balnéaire.
On pense aux cris dominateurs des singes des forêts moites.
Bombardo se rue sur la stagiaire qui rigole, tandis que d’autres diapositives insolentes passent et repassent. Dans l’obscurité, il trébuche et tombe, son crâne heurte un coin de table. Sa matière grise et incongrue se répand sur la moquette marron. Tandis que, devant, le jury enchaîne les fous rires, la stagiaire le regarde mourir, comme un mérou échoué, ce con.
Depuis son téléphone portable, elle achète fissa un billet de train pour Paris, arrivée à 14 h 02, assez tôt pour le concert des Stones. Puis, d’un geste pondéré, elle appelle les secours.
Sans faute, elle contacte aussi les rédacteurs de « La voix du Gers » et « L’agriculture libre ».
Le lendemain, on lit, à la une, sous une photo de Bombardo, mâchoire large et regard étroit :
Drame chez Sansavek
Bombardo, cadre chez Sansavek, présentait hier soir à nos élus un projet d’animation du territoire lorsqu’il tomba lourdement et décéda. La piste privilégiée est celle de l’accident stupide. Ironie du sort, à l’instant de la chute, sans se douter de rien car captivés par le sujet présenté de façon cocasse, les salariés présents et les membres du jury éclatèrent de rire !
Claire CONSTANS
Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés