Mouton noir

— T’es vraiment sûr de savoir t’servir de cet engin ?
Georges poussa un soupir.
— A ton avis ?
— J’sais pas, dit Bob. Ça a pas l’air facile.
— Pas grand-chose a l’air facile, pour toi…
Georges bifurqua à la sortie du village et lança la camionnette sur une petite route déserte. Les lumières du bourg s’éloignèrent dans le rétroviseur puis disparurent.
— Et tu dis qu’il t’faut combien d’temps pour ouvrir un coffre avec ce machin ?
— A peu près le temps qu’il te faudrait pour écrire ton prénom, répondit Georges. A supposer que tu saches l’écrire.
— T’as pas besoin d’être comme ça. C’est moi qui t’ai mis sur le coup, j’te rappelle.
— Ouais, dit Georges. Et je regrette déjà d’avoir accepté.
Ils roulèrent quelques kilomètres en silence, sans croiser la moindre habitation. La campagne était plongée dans l’obscurité et la seule lueur visible était le pointillé froid de la Grande Ourse s’élevant au-dessus de l’horizon.
— J’ai faim, lâcha Bob.
— Tu parles d’une nouvelle… A chaque fois que je te vois, soit t’as faim, soit t’es en train de bouffer. Soit les deux.
— Qu’est-ce que j’y peux ?
— Je sais bien, gras-double. Je sais bien.
Georges ralentit devant un panneau à demi masqué par la végétation. Un chemin couvert d’herbes folles quittait la route et s’élevait sur une colline. Au sommet, la silhouette massive de la maison se détachait contre le ciel nocturne.
— On y est.
— On ferait mieux d’éteindre les phares, dit Bob.
— Pour quoi foutre ?
— J’sais pas, au cas où y aurait quelqu’un.
Georges pila à l’entrée du chemin.
— Comment ça au cas où y aurait quelqu’un ? La baraque était censée être vide.
— Bah oui, c’est ce que m’a dit le p’tit-fils.
— Merde, il t’a dit qu’elle était vide ou qu’elle était censée être vide ?
Bob parut réfléchir un moment, puis il répondit :
— On ferait mieux d’éteindre les phares.
Georges jura. Il baissa la tête et prit une profonde inspiration.
— Y a autre chose que je devrais savoir ?
— C’est tout comme j’t’ai dit. Le vieux planque son coffre dans une armoire ou un placard de sa chambre.
— Une armoire ou un placard ?
— J’sais pas. Un truc comme ça. En tout cas dedans y a beaucoup d’lingots.
— Beaucoup combien ?
— Il m’a juste dit beaucoup.
— Bordel, soupira Georges. J’ai jamais vu un coup aussi mal monté.
— T’inquiète, mon pote est fiable.
— Tu m’étonnes. Un type qui dévalise son propre grand-père.
— Il dit qu’de toute façon le vieux est cinglé et qu’il en fera rien, d’son or. Si ça s’trouve il a déjà oublié qu’il l’a. Mon pote dit qu’il s’prend pour un berger.
— Un quoi ?
— Un berger.
— Nom de Dieu, dit Georges.
— Il dit que souvent le vieux prend une espèce de chapeau tyrolien et un bâton et qu’il va dans les collines avec ses moutons et qu’il reste là toute la journée à s’prendre pour un berger.
Georges poussa un soupir et regarda l’obscurité devant lui, comme s’il y cherchait la réponse à une question insoluble. Puis il répéta simplement :
— Nom de Dieu…
Il redémarra. Ils montèrent à flanc de colline, la camionnette cahotant dans les ornières. Ils n’avaient pas parcouru dix mètres qu’il dut piler pour éviter une demi-douzaine de moutons. Les animaux étaient avachis au milieu du sentier, l’air placide sous leur énorme toison, broutant l’herbe devant eux. Ils levèrent la tête vers eux, leurs yeux luisant à la lueur des phares.
— Regarde-moi ces bestiaux, fit Bob. J’connais rien d’plus con qu’cet animal…
— Je vois bien quelqu’un, dit Georges.
Il avança un peu et les moutons finirent par se lever, arrachant une dernière bouchée d’herbe et s’éloignant d’un pas nonchalant, mâchant toujours.
— J’ai vraiment faim, dit Bob. Tu sais ce qui m’ferais envie ?
— Non, et je m’en cogne.
— Du mouton. Voilà ce qui m’ferait envie. Une bonne côtelette de mouton.
Ils atteignirent le sommet de la colline, les formes claires des moutons figées un instant dans le pinceau des phares puis rendues aux ténèbres. Georges arrêta la camionnette devant la maison et coupa le contact. Le silence tomba sur eux, seulement rompu par le bruit des grillons et, de temps à autre, un lointain bêlement.
Il fallut plus de temps à Bob pour ouvrir la porte d’entrée avec les clefs fournies par le petit-fils qu’à Georges pour accéder à la chambre à l’étage, trouver et forcer le coffre-fort. Il braqua sa lampe-torche à l’intérieur et s’arrêta de respirer. Quelques enveloppes scellées, de vieilles cartes postales, une lettre d’amour. Une alliance posée sur une photo jaunie.
— Bordel de bordel de bordel…
Il redescendit les escaliers à grands pas, son matériel sous le bras. Bob était occupé à vider l’argenterie dans son sac à dos.
— On se casse, dit Georges.
— Y a combien ?
— Si t’es pas dans la voiture dans deux minutes ton gros cul rentre à pied.
Deux minutes plus tard Georges redescendait le sentier à vive allure, les poings serrés sur le volant. Bob le regarda quelques secondes avant d’ouvrir la bouche.
— Alors ?
— Alors ton pote est un abruti, répliqua Georges. Ce qui devrait pas me surprendre.
— Y avait pas d’lingot ?
— Mais si, gras-double, y en avait plein le coffre. Des kilos et des kilos. Putain, je le savais. Je le savais depuis le début. C’est toujours comme ça avec toi. Tu foires tout sur tout. Des boulets j’en ai connus mais toi t’es vraiment le type le plus…
Le choc lui projeta le visage contre le volant. Il braqua en écrasant le frein et la voiture s’immobilisa en travers du chemin dans un bref crissement de pneus.
— Merde, dit Bob. T’as shooté un mouton.
Georges se redressa. Les phares étaient braqués sur le talus. Des insectes virevoltaient dans leurs cônes de lumière et, au-delà, une forme gisait sur le chemin plongé dans l’ombre.
Georges ouvrit la portière et s’avança à pas lents. Son pied buta sur quelque chose.
— On va l’mettre dans l’coffre, cria Bob depuis l’habitacle. J’ai un copain chasseur, il pourra nous l’découper. Tu sais quoi, ça fait un bail que j’ai pas mangé un vrai ragoût d’mouton.
Georges l’entendit à peine. Il regarda la silhouette immobile sur le sentier, puis il se pencha sur le chapeau tyrolien qui gisait à ses pieds. Quelque part derrière eux, un bêlement s’éleva dans l’obscurité.

Florent ARC

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés