La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

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Nouvelle lauréate 2021 : « La démente »

La démente

« – Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
– Non je ne sais pas ! Mais t’as une meilleure idée pour s’échapper ?! »
Voilà déjà une demi-heure qu’ils sont enfermés dans ce local humide. L’air est à peine respirable, on voit même se former de la mousse dans les coins. Seule une petite fenêtre opaque laisse entrer la lumière. L’homme a un frisson qui lui remonte l’échine et lance à sa camarade :
« – Accélère Lindsey ! Il me semble entendre ses pas ! »
En effet, un bruit sec de talons se rapproche de plus en plus et résonne dans le corridor carrelé. Alors que Lindsey tente désespérément de couper ses chaînes, un rire machiavélique et moqueur se fait entendre derrière elle, ce qui lui fait lâcher son outil dans un sursaut.
« – Alors Lindsey, tu es déjà si pressée de rejoindre tes amies ?
– Arrête Bellatrix ! T’es malade, il faut te faire soigner ! »
La jeune femme brune, du haut de ses escarpins noirs, pose délicatement sa main vernie sur l’épaule frissonnante du jeune homme et dit d’une voix suave en esquissant un sourire :
« – Tu es bien radicale, tout ce que je souhaite c’est un rendez-vous avec ton bel ami.
En dégageant son épaule, un air de dégoût sur le visage, celui-ci lui répond sans hésitation :
– Même si tu me demandes tous les jours, je refuserai toujours. Même sous la torture…
– Mais mon cher, ce n’est pas toi que je vais torturer. »
Elle avance alors jusqu’à Lindsey, détache ses chaînes du mur, et la traîne derrière elle avec une force insoupçonnable. Lindsey a beau lutter, elle s’écorche les genoux sur le carrelage et ses poignets sont cisaillés par les fers. Son compagnon d’infortune s’agite, tire sur ses propres liens, essaye de rejoindre son amie et hurle dans leur direction :
« – Que vas-tu faire d’elle ?! Où sont les autres ?!
– Oh ne t’inquiète pas mon chou, elles sont bientôt prêtes pour TON spectacle. »

Le garçon se retrouve seul, sanglotant sur son triste sort. Qu’allaient devenir ses amies ? Et qu’allait-il devenir ? Ce harcèlement durait depuis des mois, mais elle avait vraiment passé un cap en les enfermant ici.
Il n’a pas le temps de s’apitoyer davantage que le bruit de pas revient. En voyant la femme s’avancer nonchalamment, il lui semble reconnaître, coincés dans les boutons de son chemisier et dans ses doigts, de longs cheveux blonds. Lindsey a dû se débattre autant qu’elle a pu.
« – Il ne manque plus que toi mon lapin. »
Il n’y a plus le choix, il faut la suivre. Arrivé au bout du couloir, une odeur acide lui remplit les poumons et lui fait tourner la tête. Il reprend ses esprits rapidement, mais en voyant la scène d’horreur qui s’ouvre devant lui, il manque de défaillir. Britney est ligotée, suspendue par les pieds au-dessus d’une cuve d’où s’échappent des bulles. Sandy est attachée à une chaise en équilibre sur un vieux plongeoir rouillé, juste à côté. Et Lindsey, toujours enchaînée, a été jetée dans un coin, inconsciente.
« – La pauvre chérie ne voulait pas se laisser faire, on s’en occupera plus tard. Commençons ! »
Bellatrix se déplace et ouvre une vanne. Un gargouillis glauque se fait entendre. Un goutte à goutte d’eau bouillante se met à tomber sur la plante des pieds de Britney, glisse le long de ses jambes et de son dos, lui arrachant un cri de douleur. Bellatrix se retourne vers le jeune homme resté coi.
« – Alors, es-tu prêt à accepter ma proposition ?
– Refuse ! crie Sandy. De toute façon c’est du bluff !
– Tu parles trop. »
Et sur ces mots elle actionne une seconde vanne qui fait lentement descendre la malheureuse dans la cuve, tête la première. Au contact du liquide ses cheveux font un pssshh résonnant, et augmentent le nombre de bulles éclatant à la surface.
« – Qu’est-ce que c’est ?!
– De l’acide chéri. C’est parfait pour gommer les imperfections.
– Aaaaaah ça brûle ! Mes yeux ! »
Le liquide est maintenant à mi-visage.
« – Ta réponse a-t-elle changée ?
– Mais ça ne va pas ?! »
Sans hésiter la terrible femme ouvre la vanne entièrement, laissant tomber Britney d’un seul coup dans le bain d’acide.
« – Oups, tu as cramé ton joker, dit-elle en s’approchant d’un levier. Au prochain essai, ce sera fini… »

« – Julie sort du bain, c’est l’heure du dîner !
– Oui maman, je me rince et j’arrive ! »
La baignoire se vida et les barbies, recouvertes de mousse, se retrouvèrent ensemble au fond. Une fois la fillette partie, Britney cracha les bulles de savon.
« – Bwar, mais quelle horreur cette mousse ! C’est parfum toilettes ?
– Aîe ! Je me suis cogné la tête quand elle m’a balancée contre le mur, dit Lindsey. Ken, au lieu de te marrer, tu ne voudrais pas m’aider à me détacher ?
– Holala, je suis tellement désolée, dit Bellatrix en défaisant les liens de Sandy. C’est toujours moi qui fais la méchante.
– En même temps c’est vrai qu’avec tes cheveux fous et ton maquillage qui coule tu passes facilement pour une sorcière, répond celle-ci.
– En attendant j’ai toujours ce sale goût sur la langue, c’était quoi cette idée de bain d’acide ? lance Britney dans un ultime crachat.
– Noooon pas la trempette !
– Oh Ken, t’es con…
– Bon, pour me faire pardonner c’est moi qui cuisine ce soir, dit Bellatrix.
– Quelle tambouille tu vas nous faire ?
– Oh, je pensais aller chiper un mouton aux playmos pour faire un mijoté…
– Oh, trop bonne idée, ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton ! »

 

« Les Frangines associées » Emmanuelle PEREZ & Eve ROBIN

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Deuxième place 2021 : « Dernière étape »

Dernière étape

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
— Chut ! Parle moins fort, maman est dans la cuisine, juste à côté, souffla Richard. Il ne faut pas qu’elle nous entende, je te rappelle qu’on est censés être chez Nath. Et oui, j’ai déjà vu papa l’utiliser plein de fois. Il suffit de tirer fort sur la poignée et ça démarre.
Marco observait avec méfiance la tronçonneuse exhibée par son grand frère.
— Ça va faire un bruit d’enfer, il va nous repérer tout de suite.
Richard réfléchit quelques instants et dut admettre que, du haut de ses neuf ans, Marco avait raison. Comme souvent d’ailleurs, il était âgé de trois ans de moins que lui mais il était malin comme un singe, selon l’expression de leur mère. Il reposa l’outil contre le mur du garage et glissa ses doigts le long de l’établi, songeur. De fines particules de poussière virevoltèrent devant le rai de lumière émis par sa lampe de poche. Il se saisit d’un marteau et le soupesa. De son côté, Marco fit étinceler la lame d’un cutter.
— Je crois que j’ai une idée. Tu te souviens du footballeur à la télé, comment il se tordait de douleur après sa rupture du tendon d’Achille ?
Richard allait acquiescer lorsqu’une porte claqua dans la maison. Son cœur bondit dans sa poitrine. Les frangins éteignirent leurs torches et se réfugièrent sous le plan de travail.
— C’est papa, il arrive, fit remarquer le plus jeune d’un filet de voix.
La peur leur nouait la gorge.
***
L’homme débarqua d’un pas lourd. Sylvie fit couler l’eau dans l’évier afin qu’il puisse nettoyer ses mains noires de cambouis. Il huma les effluves émanant de la gazinière et se pencha au-dessus de la marmite.
— Ça sent bon. Un vrai ragoût de mouton ? Ça faisait un bail que t’avais pas préparé ça dis donc. J’entends pas brailler, ils sont où les gosses ?
— Chez leur copain Nathanaël, ils sont invités à dîner.
Le visage buriné d’Yvan s’assombrit.
— Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas qu’ils aillent chez les culs bénis, ils vont leur mettre des saloperies dans la tête, grogna-t-il.
Il ne prit pas la peine de s’essuyer avec le torchon ; il écrasa la paume de sa main sur le crâne de sa femme et serra ses doigts.
— Il n’y a donc vraiment rien qui rentre dans ta petite cervelle de moineau, hein ? Ou alors tu le fais exprès pour m’énerver ?
Sylvie crispa la mâchoire sans rétorquer, immobile pour ne pas accentuer la tempête qui menaçait. Yvan libéra son étreinte et déplaça sa grande carcasse jusqu’au réfrigérateur. L’atmosphère s’alourdit encore davantage.
— Nom d’un chien, y a plus de bière ? T’as pas fait les courses bordel ? T’es vraiment bonne à rien, je me fais chier huit heures par jour dans cet atelier de merde et toi t’es pas foutue d’acheter un pack de bières ?
Sylvie, tête basse, était figée contre le marbre de la cuisine. Ne surtout pas soutenir son regard, rester soumise, attendre que l’orage passe. Dans le garage, les garçons étaient blottis l’un contre l’autre dans le noir, écoutant silencieusement, à l’affût du moindre bruit.
Énervé, Yvan sortit une bouteille de jus d’orange en verre et claqua la porte du frigo.
— Tu crois que je vais boire quoi ? Cette merde pour mioche ?
— Prends-toi un petit whisky, y en a dans le placard, glissa-t-elle doucement.
— Du whisky ? T’as vu la chaleur qu’il fait ? T’es vraiment conne des fois ! J’ai soif !
Sylvie n’eut pas le temps de parer le projectile. Le verre cogna contre son visage avant d’exploser au sol. Un éclair de douleur irradia sa joue. Des étoiles dansèrent devant ses yeux.
— Tu me ramasseras tout ça avant qu’on mange, cracha-t-il en quittant la pièce.
Sylvie se laissa glisser contre le meuble de la cuisine et s’assit sur le carrelage. Elle remonta ses genoux contre sa poitrine, tremblant de tous ses membres. Malgré son état de choc, malgré sa pommette qui doublait déjà de volume, un sourire presque imperceptible se dessina sur son visage meurtri. Bien sûr mon chéri, pensa-t-elle, tout sera nickel pour le dîner, pour ton dernier repas, enfoiré. Elle serrait fort la poche de son tablier contenant le sachet vide de curare ; poison avec lequel elle avait assaisonné son plat.
***
La télévision braillait le résumé du Tour de France, ce qui avait permis aux garçons d’échafauder leur plan. Ils savaient exactement sur quel fauteuil était installé leur père. Marco sécha ses larmes d’un revers de main.
— J’espère qu’il n’est pas trop tard, j’espère que maman n’est pas morte.
Le cadet avait beau être très intelligent pour son âge, il n’en avait pas moins besoin d’être rassuré et Richard excellait dans ce rôle. Combien d’heures avaient-ils passées sous la couette de Marco, dans leur cabane d’invincibilité ? Combien de comptines Richard avait-il fredonnées pour couvrir le bruit des coups et des cris ?
— T’inquiète. Allez, c’est le moment, on y va, murmura-t-il en s’extirpant de la cachette.
Il prit mille précautions pour entrebâiller la porte menant du garage au salon. Il jeta un œil à l’intérieur et fit signe à Marco que la voie était libre. Ventre à terre, le plus jeune rampa sur le parquet et se glissa sous le rocking-chair. Richard entra à son tour, dissimulant le marteau dans son dos. Il se planta entre son père et la télévision. Son sang cognait contre ses tempes, ses jambes menaçaient de flancher. Yvan fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu fous là toi ? Dégage, t’es pas transpa…
Il n’acheva pas sa phrase, une douleur foudroya son talon droit. Il bondit de son fauteuil. Le coup de cutter avait produit l’effet de surprise escompté. Richard brandit le marteau et explosa la rotule gauche de son père. Il avait vu ça dans la série Prison break ; viser les genoux pour neutraliser un ennemi, aussi costaud soit-il. Yvan adressa un regard stupéfait à son fils, mélange de douleur et d’incrédulité. Richard était tétanisé. Quelques instants passèrent, suspendus en l’air, comme dans l’œil d’un cyclone. Puis Yvan poussa un râle caverneux et tenta de se dresser sur ses bras. La terreur envahit soudain le garçon. Et s’il n’avait pas tapé assez fort ? S’il se relevait, il le réduirait en miettes. Richard prépara un nouvel assaut et le marteau s’abattit, cette fois sur le crâne. S’ensuivit un déferlement de coups qu’il ne contrôlait plus. L’arme frappa, percuta, défonça la boîte crânienne de son père.
***
Lorsque Sylvie retint enfin le bras de son fils, il ne restait qu’une bouillie de cheveux et de matière organique à la place de la tête de son mari. Richard lâcha le marteau, soudain vidé de toute énergie. Marco s’était redressé et observait le résultat, sans manifester d’émotion particulière. La mère était horrifiée, un sentiment d’immense culpabilité l’envahit. Sa faiblesse avait mené ses petits gars innocents au meurtre de sang-froid ; tout ça parce qu’elle n’avait pas réagi plus tôt.
— Je vais le jeter dans le lac, s’entendit-elle annoncer. Bien lesté, personne ne le retrouvera. Il ne faudra jamais parler de cette histoire à quiconque, jamais.
Les garçons promirent. Richard savait qu’elle n’y parviendrait pas seule, aussi l’aida-t-il spontanément, épargnant la besogne à son petit frère.
Ils mirent du temps à réaliser l’opération. Le corps était lourd, ils étaient maladroits. Sylvie était angoissée à l’idée de se faire repérer par des promeneurs. Ils rentrèrent épuisés, transpirants, terriblement éprouvés.
Dans la cuisine, la table était prête, le couvert impeccablement dressé. Marco était attablé, serviette nouée autour du cou, de la sauce tout autour de la bouche. Le cœur de Sylvie explosa dans sa poitrine, elle tomba à genoux, anéantie.
— Désolé, je ne vous ai pas attendus, j’avais trop faim. Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Troisième place 2021 : « Tequila Sunset »

Tequila Sunset

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
Pequeña Muerte est allongée dans le fauteuil inclinable de mon cabinet dentaire. Elle ne porte rien d’autre sur elle qu’un maillot de foot du Cruz Azul, un mini short délavé et, sous l’œil gauche, ce ruisselet que composent trois larmes noires, indélébiles et figées. Entre ses derniers mots et ma réponse qui se fait attendre, un ange passe puis s’arrête, en vol stationnaire. Un coup dans l’aile. Au ras du sol. Derrière mon dos, Miguel s’impatiente, suspecte des absences dans mon trop long silence et finit par détecter l’odeur de mezcal sous l’effluve amidonné de ma blouse blanche. Lentement, le gorille fait dériver la bouche du canon de son automatique sur mon crâne, de l’occiput à la tempe. L’arme quitte l’angle mort de ma nuque et je me rends à l’évidence : la vie, pas plus que Pequeña Muerte, ne pose de questions rhétoriques. Alors je bredouille une réponse en terminant de raccorder le masque d’inhalation à la station d’anesthésie mobile. « L’engin » sur roulettes – dont je sais me servir – est « un emprunt sans retour » à l’hôpital de Monterrey… C’est là que j’ai connu mes heures de gloire en tant que praticien dans l’unité de chirurgie maxillo-faciale. À cette époque, il y a vingt ans, j’avais encore la main souple et l’esprit clair.
Au milieu du bureau, le voyant rouge du répondeur téléphonique indique deux appels en absence : Carie, pulpite ou abcès… La douleur comme le désir ne cessent de tarauder nos carcasses sensibles, c’est pourquoi les cabinets d’arracheurs de dents et les bordels aux putains tristes ne désemplissent jamais complètement. Pour l’instant, ma seule urgence n’a rien de dentaire. Elle consiste à effacer, sous la menace d’un revolver, ces trois gouttes d’encre que Pequeña Muerte a fait tatouer sur le lys de sa joue. La pratique est courante chez les prisonniers mexicains. Une larme par meurtre commis. Au-delà de trois, ce blason lacrymal vous classe au sommet de la hiérarchie pénitentiaire du crime. À partir de deux, il vous garantit les privilèges accordés aux résidents perpétuels de Santa Martha ou d’Oriente, ces deux annexes de l’enfer que le diable lui-même ne visite qu’escorté.
Ma patiente est en cavale ; elle doit donc faire disparaître de toute urgence ce « Curriculum mortis » de sa zone palpébro-jugale. Dans sa situation, impossible pour l’évadée d’accéder aux cliniques de chirurgie plastique. Quant aux tatoueurs, ils constituent le principal vivier d’indics pour la police et les cartels chilangos. Mieux vaut alors se rabattre sur l’enseigne d’un ancien chirurgien esthétique reconverti dans le maniement tremblotant de la roulette. Un médecin radié de l’ordre, que les voyous du quartier surnomment « Tequila sunset » quand il opère sans rendez-vous entre le crépuscule et l’aurore. Mes honoraires sont « libres » et chacun me paye selon ses compétences en me laissant une petite part des fruits de son talent ou de celui des autres. Qu’importe le flacon et sa provenance… Contre une caisse de Chabasse, un renvoi d’ascenseur, je referme les plaies ouvertes à la machette des chefs de gangs, réduis les fractures de phalanges des flics en mission bénévole, redonne aux filles en fleurs celle qu’elles perdent au manège pendant la cabriole… Ni formulaire d’admission, ni dossier médical. Je n’ai de comptes à rendre à personne en ce bas monde et dans l’autre non plus. À force d’accabler le pécheur, on discrédite la vertu. Seulement fidèle à l’esprit d’Hippocrate, je soigne sans distinction de couleur, d’origine ou de revenu.
Alors que je stérilise les derniers instruments du plateau médical, Pequeña Muerte congédie son garde du corps. Malgré ses réticences, Miguel attendra dans la voiture d’où il pourra surveiller la porte de l’immeuble. Avant l’anesthésie, la fugitive pianote un SMS sur son portable précolombien. Ces anciens modèles trafiqués sont plus difficiles à géolocaliser. Je sais aussi que le fait de rester seule et désarmée en présence d’un inconnu est une preuve insigne de confiance de la part de Pequeña Muerte. Surtout lorsque cet inconnu s’apprête à la plonger dans un sommeil artificiel d’une quarantaine de minutes. C’est beaucoup plus que le temps nécessaire pour ce type d’intervention car je m’oblige à ralentir mes gestes, à prévenir le moindre risque d’erreur liée à mon état. Cette fois-ci, ma main tremblera moins sous l’effet de l’alcool que suite à ce constat : quand ils dorment, plus rien ne distingue les anges du ciel des anges de la mort.
— Qué onda, mija ?
— Bien… je crois…
— Miguel a déposé ton dîner sur mon bureau ; une birria d’agneau dans son sac de livraison. Il m’a demandé de le garder bien fermé afin que tu puisses manger chaud.
— C’est du mouton et il y en a pour deux… Il vient du Cascabel, j’espère que tu apprécieras !
— Délicate attention… Le SMS, c’était pour la commande ?… Il se peut qu’en mastiquant, la douleur s’attise dans la zone d’abrasion : tu prendras les morceaux les plus tendres et ça ira.
Elle se redresse dans le fauteuil puis se lève, lentement, réprime un geste de la main en direction du pansement sous son œil. J’ai assez dessoulé à présent pour ne pas confondre le désir ravivé avec ce mâle regret d’un corps jeune et valide que je pourrais unir au sien.
— Pourquoi ce surnom ?
— Quand j’étais petite, à Naucalpan, ma mère tenait un bordel, un endroit que tout le monde appelait « La petite Mort »… Tu sais sans doute ce que ça veut dire en français…
— Je le sais…
— C’est là que j’ai grandi, derrière le comptoir de ce commerce éternel. J’ai vu tant de clients patienter au salon pour une fille à l’étage que j’ai fini par discerner dès leur arrivée les faveurs attendues, la douceur préférée ou la morsure profonde qu’ils souhaitaient recevoir de la peau d’une brune, de la bouche d’une blonde. J’ai su ensuite déceler dans leur regard ces blessures secrètes qui mêlent le goût amer du sang et des larmes au plaisir de la chair. La plupart des hommes ignorent ce que je sais d’eux-mêmes, et ce qu’ils veulent vraiment. Ils ne connaissent pas leur vrai visage et portent un masque qui se déforme au fil du temps. Et à la fin du carnaval, ils me confient : « Vicenta Caridad Nieves ! Nous ne sommes plus ceux que nous croyions avoir été ». Mais il est trop tard alors et leurs traits se figent dans l’extase de la mort…
— Voilà comment tu as deviné que la birria de mouton était mon plat préféré ! Les masques, ça me connaît, je les répare ; toi, ton rayon, c’est la mort, tu l’as déjà donnée trois fois !
Elle sourit, ouvre le sac isotherme sur le bureau, en sort deux bols en plastique contenant le délicieux ragoût. Je prends les couverts que je remise dans le tiroir du coin lavabo.
— J’ai vendu le bordel dont j’ ai gardé le nom. Quant à ton faible pour la birria, c’est Miguel qui me l’a dit. Il l’a appris hier en déjeunant dans un petit restaurant du quartier. Des habitués parlaient de toi. Miguel voulait s’assurer de la sécurité avant qu’on vienne ici…
Le maillot de foot bleu roi ondoie légèrement sous sa poitrine quand elle se penche et tend le bras ; Pequeña Muerte retire l’automatique placé par le gorille au fond du sac de livraison. Nous dînons en silence et tout me revient. Je me souviens du cimetière de Sonora, du tapage incessant des crapauds-buffles dans l’ombre des stèles ; de l’enfant couché, indélogeable, sur une dalle de marbre froid ; des birrias que ma tante m’apportait deux fois par jour pendant ces quatre jours et des trois nuits qu’elle passa sur cette pierre, éveillée près de moi.
— Vicenta Caridad Nieves… Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !
Le coassement des crapauds-buffles en rut couvre ma dernière parole. La Petite Mort et moi savons qu’il couvrira aussi la détonation puis le bruit sourd de mon corps heurtant le sol.

Eric MAZENOD

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Quatrième place 2021 : « Touche pas à mon mouton »

Touche pas à mon mouton

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
Adrien, le garçon à qui Jeanne avait posé la question était plutôt mignon. Bien charpenté, regard aux beaux yeux verts, cheveux bruns un peu en bataille, mais un peu macho sur les bords. Elle connaissait bien ce type d’hommes. Ils faisaient les marioles avant de partir sur le quad mais un peu plus tard, elle devait aller récupérer l’engin embourbé dans le bois, avec le tracteur.
Pendant la semaine, Jeanne accueillait des groupes qui venait vivre « une expérience inoubliable de retour aux sources » comme disait son site internet : deux jours, perdus dans la nature, sans technologies digitales, pour développer entre collègues, de véritables contacts humains. Le team building, genre retour aux sources, se vendait bien.
Ces groupes lui permettaient de continuer à vivre à la ferme familiale, qu’elle avait héritée de son père, cinq ans plus tôt, y compris le quad et les moutons. Les villageois ne comprenaient pas qu’une belle jeune femme de trente ans comme Jeanne continuât à s’enterrer dans cet endroit isolé, pour élever des bêtes qu’elle ne vendait même pas ! Ils ne concevaient pas que cette maison et ses habitants à quatre pattes étaient tout son univers : elle y était née et avait grandi parmi eux. En fait, ils étaient pour elle, sa seule et unique famille.
La naissance de Jeanne avait coûté la vie à sa mère et son père ne se l’était jamais pardonné. Lui qui avait accouché tant de brebis, n’avait pas vu venir que celui de sa femme allait être problématique. Lorsque l’ambulance arriva, il était trop tard. Mais ils avaient pu sauver le bébé: c’était elle. Ni frère, ni sœur, père dépressif et mère absente. Les relations ovines avaient naturellement pris le pas sur les relations humaines.
Les groupes de team building qu’elle recevait lui apportaient l’argent nécessaire à l’entretien d’un troupeau de plus de cinquante bêtes. Elle connaissait tous ses moutons par leur nom. Car même si elle les tondait et vendait leur laine, cela ne lui permettait pas d’en vivre, ni même de survivre d’ailleurs. Et il était hors de question de les considérer comme de la viande de boucherie. L’idée de tuer un mouton et de le manger la faisait frémir d’horreur car elle tenait ces animaux en plus haute estime que les humains.
Au fil des années, elle avait même développé tout un cérémonial pour dire adieu à un membre de sa tribu. Lorsqu’un mouton mourrait d’accident, de maladie ou de vieillesse, elle le rasait une dernière fois avec tendresse et l’apprêtait avec amour, avant de l’incinérer. Après la mort de son père, elle avait d’ailleurs acheté un petit incinérateur, car enterrer les moutons lui demandait trop de travail. Elle disséminait leurs cendres sur son potager. Depuis cet achat, les villageois la prenaient vraiment pour une folle et évitaient de monter à la ferme. La bêtise et l’incompréhension de ces gens-là la faisait bouillonner intérieurement et lui donnait parfois des envies de meurtre.
Mauvaise saison oblige, cela faisait un moment qu’elle n’avait pas pu accueillir de groupes car les activités de team building prévues telles que jardinage, taille de bois, construction d’enclos et autres se pratiquaient en extérieur. Heureusement avec les beaux jours, l’engouement pour ces programmes en plein air, était revenu, diminuant sa frustration car cela lui avait beaucoup manqué. Financièrement parlant. Mais aussi sexuellement.

— Tu ne m’écoutes pas, lui avait dit Adrien, avec un sourire enjôleur.
— Excuse-moi, lui avait répondu Jeanne. Je vais quand même t’expliquer les principes de sécurité. L’utilisation de cet engin n’est pas prévue dans le programme.

Ce qu’elle fit. Le reste du séjour d’Adrien et de son groupe se passa bien, conforme à ce qu’elle avait imaginé. Elle dut sortir le tracteur en fin d’après-midi pour récupérer le quad embourbé et sauver un Adrien penaud, lequel pour se faire pardonner et consoler son ego, lui proposa de revenir pendant le week-end pour lui donner, gratuitement, un coup de main. Elle se dit qu’il pensait surtout lui donner des coups de rein mais Adrien était gentil et ce n’était peut-être pas un mauvais coup. Enfin, façon de parler.
Comme la plupart des hommes qu’elle avait séduits sans le vouloir, pendant un stage, Adrien revînt donc le week-end suivant. Elle avait insisté sur le fait qu’il ne devait le dire à personne, à cause de l’image de marque de son activité professionnelle. Elle irait le chercher à la gare, comme elle faisait avec les groupes. Et comme il y avait de plus en plus de moutons à la ferme et qu’il fallait absolument construire un parc supplémentaire, son aide serait la bienvenue.
Dans la plupart des cas, ces rencontres de week-end finissaient mal, à cause de la fatigue et de mots malheureux. Il y avait beaucoup de travail à la ferme, même le week-end et elle ne pouvait pas passer ses journées au lit, même en plaisante compagnie ! Il fallait s’occuper des moutons, même si, à la belle saison, ils paissaient en liberté, dans les champs avoisinants.
Adrien dut manier la scie, la hache, le marteau, la pelle et la fourche, comme tous les autres, avant lui. Mais compte-tenu de ses prestations en quad, elle ne le laissa pas utiliser le tracteur même s’il en avait émis l’idée. Le soir à table, il fut d’une conversation agréable. Même fatigué par les travaux de la journée, il était gentil et attentionné. Elle se fit la réflexion, qu’il pourrait être diffèrent des autres.
Après le repas, ils s’installèrent sur la terrasse, avec une vue magnifique sur la vallée. Le soleil se couchait et les quelques nuages accrochés dans le ciel, prirent des couleurs roses orangées que l’on ne voyait pas en ville. Le silence autour d’eux était léger. On entendait juste quelques oiseaux se souhaiter bonne nuit. Les odeurs d’herbe fraichement coupée flottaient dans l’air. Il faisait bon. Adrien prit la main de Jeanne et l’attira vers lui. Malgré leur fatigue, ils se préparèrent à une nuit active.
Soudain, au loin, on entendit plusieurs moutons bêler fébrilement. Jeanne se redressa immédiatement, attentive. Ce n’était pas normal. Elle reconnut immédiatement la peur. Ses moutons étaient en danger. Elle ne savait pas encore lequel mais elle s’en doutait. Il fallait absolument les rejoindre sans tarder. Elle se leva d’un bond, dévala l’escalier de la terrasse, attrapa au passage la pelle qui était restée appuyée contre la rampe, courant dans la direction du troupeau que l’on entendait paniquer. Adrien la suivit. Lorsqu’ils arrivèrent sur place, quelques minutes plus tard, ils durent constater qu’il était trop tard. Une des brebis avait été égorgée et gisait dans son sang.
Ce n’était pas la première fois que le troupeau de Jeanne subissait une attaque de ce genre. Adrien était tombé à genou devant la brebis, effaré par tout ce sang auquel il n’était pas habitué. Jeanne se tenait debout derrière lui. Plusieurs émotions intenses se battaient en elle, la douleur, mais surtout la colère et la frustration d’être arrivée trop tard.
Tous les deux avaient le regard fixé sur la bête morte, encore chaude. C’est alors qu’Adrien prononça, sans en avoir conscience, les mots funestes qui allaient sceller son destin. Le sang de Jeanne ne fit qu’un tour. La colère immense qui avait rempli son ventre face à la bête égorgée, déborda et se propagea à tout son corps. Lorsqu’elle atteignit son cerveau, dans une sorte de réflexe, Jeanne leva la pelle qu’elle tenait toujours à la main, et frappa Adrien d’un coup violent sur la nuque qui ne pardonnait pas. Adrien ne sentit rien. Il n’était pas la première de ses victimes à avoir prononcé des mots malheureux en sa présence, mots qui avaient provoqué chez elle, une rage folle et incontrôlable. En regardant les deux corps inanimés, elle se dit qu’elle les incinèrerait, comme les précédents et répandrait leurs cendres dans le potager.
Plus tard, en y repensant, Jeanne se demanderait comment un garçon si gentil et attentionné comme Adrien, avait pu être assez idiot et insensible, pour dire, en riant nerveusement, à genou devant la brebis égorgée :

Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !

C’était vraiment chercher les problèmes.

Caroline FIGUERES

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Cinquième place 2021 : « Mouton noir »

Mouton noir

— T’es vraiment sûr de savoir t’servir de cet engin ?
Georges poussa un soupir.
— A ton avis ?
— J’sais pas, dit Bob. Ça a pas l’air facile.
— Pas grand-chose a l’air facile, pour toi…
Georges bifurqua à la sortie du village et lança la camionnette sur une petite route déserte. Les lumières du bourg s’éloignèrent dans le rétroviseur puis disparurent.
— Et tu dis qu’il t’faut combien d’temps pour ouvrir un coffre avec ce machin ?
— A peu près le temps qu’il te faudrait pour écrire ton prénom, répondit Georges. A supposer que tu saches l’écrire.
— T’as pas besoin d’être comme ça. C’est moi qui t’ai mis sur le coup, j’te rappelle.
— Ouais, dit Georges. Et je regrette déjà d’avoir accepté.
Ils roulèrent quelques kilomètres en silence, sans croiser la moindre habitation. La campagne était plongée dans l’obscurité et la seule lueur visible était le pointillé froid de la Grande Ourse s’élevant au-dessus de l’horizon.
— J’ai faim, lâcha Bob.
— Tu parles d’une nouvelle… A chaque fois que je te vois, soit t’as faim, soit t’es en train de bouffer. Soit les deux.
— Qu’est-ce que j’y peux ?
— Je sais bien, gras-double. Je sais bien.
Georges ralentit devant un panneau à demi masqué par la végétation. Un chemin couvert d’herbes folles quittait la route et s’élevait sur une colline. Au sommet, la silhouette massive de la maison se détachait contre le ciel nocturne.
— On y est.
— On ferait mieux d’éteindre les phares, dit Bob.
— Pour quoi foutre ?
— J’sais pas, au cas où y aurait quelqu’un.
Georges pila à l’entrée du chemin.
— Comment ça au cas où y aurait quelqu’un ? La baraque était censée être vide.
— Bah oui, c’est ce que m’a dit le p’tit-fils.
— Merde, il t’a dit qu’elle était vide ou qu’elle était censée être vide ?
Bob parut réfléchir un moment, puis il répondit :
— On ferait mieux d’éteindre les phares.
Georges jura. Il baissa la tête et prit une profonde inspiration.
— Y a autre chose que je devrais savoir ?
— C’est tout comme j’t’ai dit. Le vieux planque son coffre dans une armoire ou un placard de sa chambre.
— Une armoire ou un placard ?
— J’sais pas. Un truc comme ça. En tout cas dedans y a beaucoup d’lingots.
— Beaucoup combien ?
— Il m’a juste dit beaucoup.
— Bordel, soupira Georges. J’ai jamais vu un coup aussi mal monté.
— T’inquiète, mon pote est fiable.
— Tu m’étonnes. Un type qui dévalise son propre grand-père.
— Il dit qu’de toute façon le vieux est cinglé et qu’il en fera rien, d’son or. Si ça s’trouve il a déjà oublié qu’il l’a. Mon pote dit qu’il s’prend pour un berger.
— Un quoi ?
— Un berger.
— Nom de Dieu, dit Georges.
— Il dit que souvent le vieux prend une espèce de chapeau tyrolien et un bâton et qu’il va dans les collines avec ses moutons et qu’il reste là toute la journée à s’prendre pour un berger.
Georges poussa un soupir et regarda l’obscurité devant lui, comme s’il y cherchait la réponse à une question insoluble. Puis il répéta simplement :
— Nom de Dieu…
Il redémarra. Ils montèrent à flanc de colline, la camionnette cahotant dans les ornières. Ils n’avaient pas parcouru dix mètres qu’il dut piler pour éviter une demi-douzaine de moutons. Les animaux étaient avachis au milieu du sentier, l’air placide sous leur énorme toison, broutant l’herbe devant eux. Ils levèrent la tête vers eux, leurs yeux luisant à la lueur des phares.
— Regarde-moi ces bestiaux, fit Bob. J’connais rien d’plus con qu’cet animal…
— Je vois bien quelqu’un, dit Georges.
Il avança un peu et les moutons finirent par se lever, arrachant une dernière bouchée d’herbe et s’éloignant d’un pas nonchalant, mâchant toujours.
— J’ai vraiment faim, dit Bob. Tu sais ce qui m’ferais envie ?
— Non, et je m’en cogne.
— Du mouton. Voilà ce qui m’ferait envie. Une bonne côtelette de mouton.
Ils atteignirent le sommet de la colline, les formes claires des moutons figées un instant dans le pinceau des phares puis rendues aux ténèbres. Georges arrêta la camionnette devant la maison et coupa le contact. Le silence tomba sur eux, seulement rompu par le bruit des grillons et, de temps à autre, un lointain bêlement.
Il fallut plus de temps à Bob pour ouvrir la porte d’entrée avec les clefs fournies par le petit-fils qu’à Georges pour accéder à la chambre à l’étage, trouver et forcer le coffre-fort. Il braqua sa lampe-torche à l’intérieur et s’arrêta de respirer. Quelques enveloppes scellées, de vieilles cartes postales, une lettre d’amour. Une alliance posée sur une photo jaunie.
— Bordel de bordel de bordel…
Il redescendit les escaliers à grands pas, son matériel sous le bras. Bob était occupé à vider l’argenterie dans son sac à dos.
— On se casse, dit Georges.
— Y a combien ?
— Si t’es pas dans la voiture dans deux minutes ton gros cul rentre à pied.
Deux minutes plus tard Georges redescendait le sentier à vive allure, les poings serrés sur le volant. Bob le regarda quelques secondes avant d’ouvrir la bouche.
— Alors ?
— Alors ton pote est un abruti, répliqua Georges. Ce qui devrait pas me surprendre.
— Y avait pas d’lingot ?
— Mais si, gras-double, y en avait plein le coffre. Des kilos et des kilos. Putain, je le savais. Je le savais depuis le début. C’est toujours comme ça avec toi. Tu foires tout sur tout. Des boulets j’en ai connus mais toi t’es vraiment le type le plus…
Le choc lui projeta le visage contre le volant. Il braqua en écrasant le frein et la voiture s’immobilisa en travers du chemin dans un bref crissement de pneus.
— Merde, dit Bob. T’as shooté un mouton.
Georges se redressa. Les phares étaient braqués sur le talus. Des insectes virevoltaient dans leurs cônes de lumière et, au-delà, une forme gisait sur le chemin plongé dans l’ombre.
Georges ouvrit la portière et s’avança à pas lents. Son pied buta sur quelque chose.
— On va l’mettre dans l’coffre, cria Bob depuis l’habitacle. J’ai un copain chasseur, il pourra nous l’découper. Tu sais quoi, ça fait un bail que j’ai pas mangé un vrai ragoût d’mouton.
Georges l’entendit à peine. Il regarda la silhouette immobile sur le sentier, puis il se pencha sur le chapeau tyrolien qui gisait à ses pieds. Quelque part derrière eux, un bêlement s’éleva dans l’obscurité.

Florent ARC

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

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