Tequila Sunset

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
Pequeña Muerte est allongée dans le fauteuil inclinable de mon cabinet dentaire. Elle ne porte rien d’autre sur elle qu’un maillot de foot du Cruz Azul, un mini short délavé et, sous l’œil gauche, ce ruisselet que composent trois larmes noires, indélébiles et figées. Entre ses derniers mots et ma réponse qui se fait attendre, un ange passe puis s’arrête, en vol stationnaire. Un coup dans l’aile. Au ras du sol. Derrière mon dos, Miguel s’impatiente, suspecte des absences dans mon trop long silence et finit par détecter l’odeur de mezcal sous l’effluve amidonné de ma blouse blanche. Lentement, le gorille fait dériver la bouche du canon de son automatique sur mon crâne, de l’occiput à la tempe. L’arme quitte l’angle mort de ma nuque et je me rends à l’évidence : la vie, pas plus que Pequeña Muerte, ne pose de questions rhétoriques. Alors je bredouille une réponse en terminant de raccorder le masque d’inhalation à la station d’anesthésie mobile. « L’engin » sur roulettes – dont je sais me servir – est « un emprunt sans retour » à l’hôpital de Monterrey… C’est là que j’ai connu mes heures de gloire en tant que praticien dans l’unité de chirurgie maxillo-faciale. À cette époque, il y a vingt ans, j’avais encore la main souple et l’esprit clair.
Au milieu du bureau, le voyant rouge du répondeur téléphonique indique deux appels en absence : Carie, pulpite ou abcès… La douleur comme le désir ne cessent de tarauder nos carcasses sensibles, c’est pourquoi les cabinets d’arracheurs de dents et les bordels aux putains tristes ne désemplissent jamais complètement. Pour l’instant, ma seule urgence n’a rien de dentaire. Elle consiste à effacer, sous la menace d’un revolver, ces trois gouttes d’encre que Pequeña Muerte a fait tatouer sur le lys de sa joue. La pratique est courante chez les prisonniers mexicains. Une larme par meurtre commis. Au-delà de trois, ce blason lacrymal vous classe au sommet de la hiérarchie pénitentiaire du crime. À partir de deux, il vous garantit les privilèges accordés aux résidents perpétuels de Santa Martha ou d’Oriente, ces deux annexes de l’enfer que le diable lui-même ne visite qu’escorté.
Ma patiente est en cavale ; elle doit donc faire disparaître de toute urgence ce « Curriculum mortis » de sa zone palpébro-jugale. Dans sa situation, impossible pour l’évadée d’accéder aux cliniques de chirurgie plastique. Quant aux tatoueurs, ils constituent le principal vivier d’indics pour la police et les cartels chilangos. Mieux vaut alors se rabattre sur l’enseigne d’un ancien chirurgien esthétique reconverti dans le maniement tremblotant de la roulette. Un médecin radié de l’ordre, que les voyous du quartier surnomment « Tequila sunset » quand il opère sans rendez-vous entre le crépuscule et l’aurore. Mes honoraires sont « libres » et chacun me paye selon ses compétences en me laissant une petite part des fruits de son talent ou de celui des autres. Qu’importe le flacon et sa provenance… Contre une caisse de Chabasse, un renvoi d’ascenseur, je referme les plaies ouvertes à la machette des chefs de gangs, réduis les fractures de phalanges des flics en mission bénévole, redonne aux filles en fleurs celle qu’elles perdent au manège pendant la cabriole… Ni formulaire d’admission, ni dossier médical. Je n’ai de comptes à rendre à personne en ce bas monde et dans l’autre non plus. À force d’accabler le pécheur, on discrédite la vertu. Seulement fidèle à l’esprit d’Hippocrate, je soigne sans distinction de couleur, d’origine ou de revenu.
Alors que je stérilise les derniers instruments du plateau médical, Pequeña Muerte congédie son garde du corps. Malgré ses réticences, Miguel attendra dans la voiture d’où il pourra surveiller la porte de l’immeuble. Avant l’anesthésie, la fugitive pianote un SMS sur son portable précolombien. Ces anciens modèles trafiqués sont plus difficiles à géolocaliser. Je sais aussi que le fait de rester seule et désarmée en présence d’un inconnu est une preuve insigne de confiance de la part de Pequeña Muerte. Surtout lorsque cet inconnu s’apprête à la plonger dans un sommeil artificiel d’une quarantaine de minutes. C’est beaucoup plus que le temps nécessaire pour ce type d’intervention car je m’oblige à ralentir mes gestes, à prévenir le moindre risque d’erreur liée à mon état. Cette fois-ci, ma main tremblera moins sous l’effet de l’alcool que suite à ce constat : quand ils dorment, plus rien ne distingue les anges du ciel des anges de la mort.
— Qué onda, mija ?
— Bien… je crois…
— Miguel a déposé ton dîner sur mon bureau ; une birria d’agneau dans son sac de livraison. Il m’a demandé de le garder bien fermé afin que tu puisses manger chaud.
— C’est du mouton et il y en a pour deux… Il vient du Cascabel, j’espère que tu apprécieras !
— Délicate attention… Le SMS, c’était pour la commande ?… Il se peut qu’en mastiquant, la douleur s’attise dans la zone d’abrasion : tu prendras les morceaux les plus tendres et ça ira.
Elle se redresse dans le fauteuil puis se lève, lentement, réprime un geste de la main en direction du pansement sous son œil. J’ai assez dessoulé à présent pour ne pas confondre le désir ravivé avec ce mâle regret d’un corps jeune et valide que je pourrais unir au sien.
— Pourquoi ce surnom ?
— Quand j’étais petite, à Naucalpan, ma mère tenait un bordel, un endroit que tout le monde appelait « La petite Mort »… Tu sais sans doute ce que ça veut dire en français…
— Je le sais…
— C’est là que j’ai grandi, derrière le comptoir de ce commerce éternel. J’ai vu tant de clients patienter au salon pour une fille à l’étage que j’ai fini par discerner dès leur arrivée les faveurs attendues, la douceur préférée ou la morsure profonde qu’ils souhaitaient recevoir de la peau d’une brune, de la bouche d’une blonde. J’ai su ensuite déceler dans leur regard ces blessures secrètes qui mêlent le goût amer du sang et des larmes au plaisir de la chair. La plupart des hommes ignorent ce que je sais d’eux-mêmes, et ce qu’ils veulent vraiment. Ils ne connaissent pas leur vrai visage et portent un masque qui se déforme au fil du temps. Et à la fin du carnaval, ils me confient : « Vicenta Caridad Nieves ! Nous ne sommes plus ceux que nous croyions avoir été ». Mais il est trop tard alors et leurs traits se figent dans l’extase de la mort…
— Voilà comment tu as deviné que la birria de mouton était mon plat préféré ! Les masques, ça me connaît, je les répare ; toi, ton rayon, c’est la mort, tu l’as déjà donnée trois fois !
Elle sourit, ouvre le sac isotherme sur le bureau, en sort deux bols en plastique contenant le délicieux ragoût. Je prends les couverts que je remise dans le tiroir du coin lavabo.
— J’ai vendu le bordel dont j’ ai gardé le nom. Quant à ton faible pour la birria, c’est Miguel qui me l’a dit. Il l’a appris hier en déjeunant dans un petit restaurant du quartier. Des habitués parlaient de toi. Miguel voulait s’assurer de la sécurité avant qu’on vienne ici…
Le maillot de foot bleu roi ondoie légèrement sous sa poitrine quand elle se penche et tend le bras ; Pequeña Muerte retire l’automatique placé par le gorille au fond du sac de livraison. Nous dînons en silence et tout me revient. Je me souviens du cimetière de Sonora, du tapage incessant des crapauds-buffles dans l’ombre des stèles ; de l’enfant couché, indélogeable, sur une dalle de marbre froid ; des birrias que ma tante m’apportait deux fois par jour pendant ces quatre jours et des trois nuits qu’elle passa sur cette pierre, éveillée près de moi.
— Vicenta Caridad Nieves… Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !
Le coassement des crapauds-buffles en rut couvre ma dernière parole. La Petite Mort et moi savons qu’il couvrira aussi la détonation puis le bruit sourd de mon corps heurtant le sol.

Eric MAZENOD

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés