La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Catégorie : Les brèves de Sang d’Encre Page 1 of 4

Sang d’Encre est un concours de nouvelles organisé tous les ans.

Nouvelle lauréate 2023 : « L’exercice »

L’exercice

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de la fille Bernant. Elle naît dans une famille de chasseurs et, toute son enfance, elle suit son père partout, dans les désherbages et les labours, à la chasse aux canards sur la tonne arrimée en Garonne, chez le marchand de fusils et de plombs à cartouches. Dans la lignée Bernant, on subvient aux besoins en protéines de la famille par la chasse au petit gibier. Les dimanches de civet, on se raconte les détails techniques et balistiques du tir au fusil et le dernier souffle de la bête qu’on est en train de manger.
La fille Bernant aime la compagnie de son père. En silence pour ne pas déranger la nature, ils traversent la forêt pour chercher des champignons, sautent des fossés en vue du talus à morilles, rampent pour observer lapins et chevreuils. Jamais de sport inutile. La lignée Bernant sait marcher des heures pour l’élégance d’un gros cèpe à tête noire et sprinter pour traverser un pré interdit, mais refuse de s’esquinter à la course en rond, de haleter devant témoins ou de se mâcher le cul sur un vélo sans but.
Les Bernant trouvent pathétique l’exercice gratuit.
Un jour la fille Bernant est saisie de nausée et de révolte au récit de la mort d’un lièvre. Elle s’habille comme une hippie, conteste les menus de la cantine de son collège, les Bernant pensent qu’elle va bientôt fumer de la drogue.
La fille Bernant entre en âge ingrat.
Désormais, sentant les années plomber ses jambes, le père Bernant ne chasse plus.
Il poursuit néanmoins la formation balistique de sa fille, pour le plaisir. Elle n’a jamais voulu tirer sur une bête, mais apprend avec délices, calée tout contre son père, le maniement du fusil de chasse.
Pour le nouvel an, ils ramènent à la maison une boule de gui, officiellement au prétexte de porter bonheur. En réalité, leur grand plaisir consiste à repérer la plus belle, bien dense, au fond des bois, à évaluer sa trajectoire jusqu’au sol puis ajuster un tir de fusil précis comme un coup de serpe sur l’accroche. Elle excelle à cet exercice.
La fille Bernant ne tourne pas si mal.
Un jour, en même temps que la ville, le rock’n roll et les soirées bière et fumée, la fille Bernant rencontre l’amour. Il est libre et fort, joyeux et avide de vie et de bonheur. Ils se croient d’accord sur tout, de politique en mode de vie, de goût pour la nature en musiques du siècle. Toutes les forces de leurs jeunes corps leur servent à faire l’amour, beaucoup.
La fille Bernant devient femme-femme.
Puis, son amoureux veut s’installer avec elle, puis il veut s’établir dans la ville, puis il l’éloigne de la chasse au gui et de son père, puis il se met à lui vanter les joies du sport et à trouver qu’elle s’empâte et que l’exercice lui ferait autant de bien qu’à lui. Ferraillant contre toute singularité de la fille Bernant, il semble vouloir façonner à grands cris une laitière vache en pouliche intrépide. En confusion sentimentale, elle accomplit de nombreux efforts. On la voit randonner en montagne et pédaler en plein soleil, à l’heure où même l’agriculture fait la sieste, sous les beuglements dominateurs de l’amoureux autoproclamé coach sportif.
Aliénée, la fille Bernant transpire.
Elle finit par refuser ces absurdes excitations, il fait la tête. Si l’amour rend stupide, la fille Bernant possède l’instinct salvateur des animaux et, pour avoir la paix, elle choisit la natation. Il nage comme un menhir alors qu’elle glisse dans l’eau avec l’efficacité et la grâce d’une baleine. Dépassé, il décide de ne plus la suivre à la piscine et d’exprimer seul sa frénésie bruyante en altitude. Le couple trouve ainsi un équilibre, chacun à son exercice.
Soudain il veut un enfant. Il la tanne et la saillit, soir et matin. Elle tombe enceinte. Il change d’avis, l’enjoint d’avorter. Elle n’avorte guère. Il reveut l’enfant, mais aussi poursuivre à sa guise l’acharnement musculaire qui entrelarde de performances sa vie d’andouille.
Quoiqu’un peu rincée par les voltefaces de son couple, la fille Bernant couve, heureuse. La tendresse, c’est important, la tendresse, la vie, l’émotion, elle rêve de nager avec son enfant, flan contre flan. L’œstrogène est bonne came.
La fille Bernant devient mère.
Maintenant leur fillette a deux ans. Un matin de vacances, le jeune papa est ronchon. Il n’a pas aimé la légèreté de la fille Bernant quand, la veille, un chien a griffé leur voiture… Il rumine. Elles ont tant ri toutes les deux ! Une égratignure pas bien grave, disait-elle. La petite entraînée dans les rires de la grande … la grande ? La grosse plutôt ! Elle est toujours fatiguée pour baiser, elle ne se maquille même plus et ne pense qu’à rester assise, son enfant contre elle. Je vais la secouer, moi.
« Bon, nous on y va, on va à la voiture, t’as qu’à nous rejoindre, t’en finis plus ce matin ! »
La fille Bernant sent foirer l’espoir de vacances harmonieuses : prendre le temps de traîner en terrasse, dormir, se baigner, regarder le monde, flairer ce bébé doux, choisir des jolis habits aux couleurs gaies, ensemble rire à la vie.
Elle s’habille en hâte et sort à leurs trousses.
En fermant la porte de la location de vacances, elle entend un coup de frein. Elle se retourne et d’abord aperçoit l’autre con, une main sur son menton, l’autre sur la hanche, les yeux furieux et bloqués sur 4 chiures d’oiseaux qui maculent leur voiture. Outragé de caca sur capot, il a lâché la main de sa fille. Un bruit flasque achève celui des freins et la fille Bernant voit, chaussée d’une sandale rouge, une petite jambe détachée, propulsée en l’air, suivie d’une gerbe de sang et de morceaux de hachis. Le tee-shirt joyeux choisi plus tôt dans les rires et les bisous gît sous un pare-chocs dans un reste embrouillé de son enfant mort.
Tout en glissant dans un coton comateux avec acouphènes, la fille Bernant entend gueuler : « mais je croyais qu’elle me suivait ! ».
Pendant les premiers mois à l’hôpital, elle hurle tous les jours, à l’heure de l’accident, un cri de ventre arraché qui rend nerveux tous les soignants. Et le jour et la nuit, se fige la vision du fusil de son père, de face, deux trous noirs lisses et profonds en capacité d’arrêter les simagrées de la vie. Puis, elle sort de l’hôpital.
La fille Bernant se sent éviscérée.
Elle passe des heures dans la vieille tonne à canards, à contempler l’eau et sentir la vase. Ça l’apaise un peu, c’est une petite vie, elle s’y accroche et apprivoise l’idée de ne jamais nager flan contre flan, comme baleine et baleineau avec son enfant.
Elle regarde le martin-pêcheur, les aigrettes et les poissons.
Un jour, un grand tapage survient. L’autre con court au bord du fleuve, moulé d’arrogance et de lycra, pectoraux en avant, cul serré, souffle malodorant et propulsion de gerbes de sueur. Tout à sa débile performance, il dérange tous les lapins. La vision du fusil à face de mort revient.
Jour après jour, la fille Bernant attend.
Une tempête pluvieuse fait monter le niveau du cours d’eau et détruit quelques arbres. Maintenant, une grosse branche de peuplier se retrouve ballante, suspendue au-dessus du sentier du bord du fleuve par un tout petit morceau de bois.
Alors, la fille Bernant calcule, étudie le sens du vent, ajuste et recalcule.
Précédé de vacarme, le connard arrive. Elle tire.
Tandis qu’une fine grêle grise de plombs retombe alentour, le balancier de la branche décrit un arc de cercle parfait de chistera bien menée, fauche les jambes en sueur, soulève et projette l’engeance dans le remous violent et marron du fleuve en crue.
La fille Bernant regarde le connard s’agiter, hurler, battre l’eau et chercher l’air, puis couler comme un menhir.
En rangeant le fusil dans sa housse, la fille Bernant ricane toute seule et ce n’est pas sans une certaine émotion que je l’entends penser : quelle bonne idée de venir courir au bord de l’eau, décidément, l’exercice lui a toujours été profitable.

Claire CONSTANS

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés

Deuxième place 2023 : « De l’art d’accommoder les restes »

De l’art d’accommoder les restes

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires d’Évariste Carpentier, pilleur de tombes de son état – les remplissant à l’occasion – nécrophile par commodité, et nécrophage par obligation.

Eu égard à ces peu recommandables activités, Évariste Carpentier occupait, au début du siècle dernier, l’avantageuse profession de thanatopracteur dans une ville minière du nord de la France dont nous tairons le nom, afin d’épargner aux familles qui croiraient reconnaître, parmi les victimes évoquées ci-dessous, quelque ancêtre vénéré, les désagréments d’une longue et dispendieuse thérapie, ce qui constitue, soit dit en passant, un double pléonasme.

Le père d’Évariste Carpentier, et son grand-père avant lui, exerçaient l’honorable, mais néanmoins peu folichonne, profession de fossoyeur. Encouragé par une maman adorée qui ne supportait pas l’idée de voir son fils unique, et de ce fait chéri, ruiner sa vie et ses vertèbres à creuser la terre pour assurer l’éternel repos à de parfaits inconnus, le jeune Évariste se lança dans l’étude de l’anatomie et des théories de l’embaumement afin d’embrasser la carrière de thanatopracteur ce qui, dans son esprit et quelque part à juste titre, constituait une certaine forme d’ascension sociale sans pour autant déroger à la tradition familiale.

Il n’y avait pas de stage de troisième à l’époque, c’est donc, si l’on peut dire, en qualité d’auditeur libre que le jeune Évariste prit l’habitude d’accompagner son père dans ses funèbres activités, les jours où il n’avait pas classe. Comme la nature l’avait doté d’un esprit vif et d’un incontestable sens pratique, il ne fut pas long à réaliser que, quand on sait fermer un cercueil, on sait aussi comment l’ouvrir. Une première et malheureuse expérience lui apprit qu’accéder à un défunt reposant six pieds sous terre, même récemment enfoui dans un sol encore meuble, n’était pas chose facile, surtout lorsqu’on est seul à creuser. Bien plus intéressantes, à tous égards, étaient les orgueilleuses chapelles bordant l’allée centrale du cimetière, dernières demeures des plus anciennes et fortunées dynasties de la ville minière : banquiers, docteurs, ingénieurs et notaires. Une porte à crocheter, une dalle à soulever et sous les yeux émerveillés d’un Évariste ébaudi apparaissaient de riches cercueils en chêne massif qui, une fois ouverts, regorgeaient de colliers, broches et autres chevalières, à condition toutefois que les héritiers, par sentimentalisme ou parce que ces bijoux étaient pour eux quantité négligeable, aient jugé bon de les laisser au doigt, au cou ou au revers du, ou plus souvent de la, défunte. Lors de ces premières expéditions, il arriva même que le jeune homme, découvrant un corps féminin fraîchement inhumé, le dévêtisse de ses atours afin d’en revêtir sa maman adorée et, pour le coup, ravie. Il en conçut, tout d’abord, une certaine gêne et quelques vagues scrupules, qui s’estompèrent naturellement au fil du temps.
Pur produit, de par son origine sociale, de l’école laïque et républicaine de la Troisième République, le jeune homme, son brevet en poche, se lança à corps perdu dans les études, théoriques le jour et pratiques la nuit, qui lui permettraient de décrocher son diplôme de thanatopracteur ; il y parvint haut la main, à la grande fierté de ses parents éblouis et de quelques cousins et confrères éloignés qui firent, pour l’occasion, le déplacement depuis les cimetières de diverses villes minières lorraines, cévenoles et provençales. Outre une position sociale désormais établie, cette nouvelle situation conféra au jeune homme d’incontestables facilités dans l’accomplissement de ses activités parallèles. Tout en suturant les paupières, drainant les gaz et dénudant l’artère fémorale de ses patients, afin d’y injecter les huit litres de formaldéhyde nécessaires à la conservation du corps, selon une technique récemment mise au point, Évariste avait tout loisir d’inventorier les effets personnels du défunt, qu’il lui serait ensuite facile d’aller récupérer, par une nuit sans lune et idéalement pluvieuse, sous la dalle de l’une des imposantes chapelles de l’allée centrale du cimetière.

C’est alors qu’à la manière d’un coup de tonnerre dans un ciel clair, un évènement inattendu fit basculer la vie, jusque-là bien réglée, d’Évariste Carpentier. Celui-ci avait, plus tôt dans la journée, déshabillé, lavé, éviscéré, drainé et imprégné de formaldéhyde, le corps d’une jeune fille retrouvée l’avant-veille pendue au lustre de sa chambre d’enfant, conséquence malheureuse, à en croire la famille éplorée, d’une fatale alternance de phases d’exaltation et de langueur – on la dirait aujourd’hui maniaco-dépressive ou bipolaire, perdant ainsi en romantisme ce qu’on gagne en précision. Évariste n’était pas homme à se laisser distraire dans son travail mais, une fois celui-ci achevé, la jeune fille lui apparut tellement fragile et vulnérable avec sa peau diaphane, son cou gracile un tantinet tordu, et ses yeux clos sur on ne sait quel secret, qu’il se sentit submergé par un violent désir de lui apporter chaleur, tendresse et réconfort. Il convient de préciser, à ce stade du récit, qu’en dépit d’une relative réussite sociale qui en faisait un parti tout à fait honorable à l’échelle de la ville, Évariste, que la nature avait malencontreusement doté d’une scoliose sévère et d’une haleine dissuasive, était toujours, et semble-t-il pour longtemps, à l’âge avancé de trente-deux ans, irrémédiablement puceau. Perdant toute retenue, il s’allongea aux côtés de la jeune fille, la prit doucement dans ses bras et, de fil en aiguille sur ce corps recousu, connut, émerveillé, sa première fois, celle que l’on n’oublie jamais et dont on cherchera en vain à retrouver l’émoi tout le reste de sa vie.

Enivré par cet acte fondateur, et sans doute aussi faute de mieux, Évariste rendit ainsi, au fil des années, un dernier et vibrant hommage à moultes dames – et quelques jeunes messieurs – qui n’en demandaient sans doute pas tant – le seul inconvénient, somme toute mineur, de ces relations furtives étant le manque d’empressement dont faisaient preuve à son égard ses partenaires d’un, ou parfois plusieurs soirs. (Il arriva en effet que le pointilleux artisan prétextât, auprès de la famille d’une jeune personne particulièrement gironde, quelque détail à fignoler pour différer d’un jour ou deux l’inhumation du corps). Mais pour en revenir au manque d’enthousiasme de ses impassibles conquêtes, obstinément indifférentes à ses tendres assauts, Évariste s’en accommoda en les imaginant frigides – ou, éventuellement, anglaises.

Un bruit qui court finit, dit-on, par transpirer. Année après année, une rumeur persistante se répandit en ville, selon laquelle plusieurs jeunes et jolies créatures, héritières des plus grosses fortunes de la région, seraient décédées dans d’étranges circonstances après avoir ignoré la cour assidue de l’embaumeur, mais néanmoins accepté quelques invitations à prendre le thé. Un jeune commissaire, fraîchement émoulu, voulut en avoir le cœur net, et demanda l’exhumation des défuntes dans lesquelles, à sa grande satisfaction, on trouva des doses anormalement élevées d’arsenic. Mais Évariste fit valoir que cette substance était utilisée dans la préparation des corps, et les choses en restèrent là. Il en fut de même lorsqu’une autre rumeur mit en doute l’origine animale des fort beaux jambons et appétissantes côtelettes que le thanatopracteur ramena régulièrement à sa vieille maman pendant les périodes de disette qui marquèrent le début de ce siècle tourmenté. Mais là encore, on ne put rien prouver et la vie reprit paisiblement son cours.

Évariste Carpentier décéda à l’âge, plus qu’honorable pour l’époque, de 79 ans, emporté par un peu enviable cancer de la vessie sans doute provoqué par les émanations d’arsenic, donnant ainsi raison à l’adage selon lequel on est souvent puni par où l’on a péché. Nous ne le jugerons pas, car qui peut dire ce qu’il eût fait, en pareilles circonstances ? Nous ne le plaindrons pas non plus pour autant, car si l’on fait abstraction des très désagréables douleurs mictionnelles qui nuisirent gravement à la qualité de ses dernières semaines de vie, on ne pourra qu’adhérer aux propos du prêtre qui, au jour de ses obsèques, debout devant la fosse où son cercueil au couvercle scellé et solidement vissé – car on n’est jamais trop prudent – allait être descendu, déclara : « Au bout du compte et à tous points de vue, l’exercice lui a toujours été profitable ».

Jean-Pierre BEAUFILS

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés

Troisième place 2023 : « La dernière compétition de Marcus Taylor »

La dernière compétition de Marcus Taylor

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de la famille Taylor. Ou devrais-je dire les aventures macabres d’une famille aux mœurs douteuses et au sein de laquelle l’ambition surpasse de loin l’affection. Mais nous nous égarons. Revenons, si vous le voulez bien, sur ce réveillon de Noël 1964, dans le manoir de la famille Taylor. La famille s’est rapidement enrichie grâce à la carrière sportive de haut niveau du chef de famille, Marcus, avant que ses articulations vieillissantes ne l’obligent à prendre une prolifique retraite.
Marcus souffrait depuis plusieurs mois d’un mal qu’aucun médecin, marabout ou voisin auto-proclamé « scientifique » n’avait su identifier. Sa peau avait pris une couleur bleu-gris, ses dents se déchaussaient et son esprit divaguait dans un océan de folie. En ce soir de fête, son épouse, Clarisse, recevait ses hôtes, ses deux fils et leurs épouses respectives ainsi que sa cadette, avec un plaisir tout juste perceptible. Les hostilités avaient déjà commencé avant la fin de l’apéritif.
– Tu n’en as toujours eu que pour son argent, cria Arthur, l’aîné, à son plus jeune frère. Arrête de prétendre le contraire.
– Cesse tes jérémiades ! rétorqua l’intéressé. Si tu tiens tellement à lui, comment se fait-il que tu n’aies toujours pas trouvé de traitement à sa maladie ? Toi qui es le meilleur docteur de toute la région ?
– Arrêtez, les garçons, intervint Clarisse. Venez vous installer à table au lieu de vous comporter comme des enfants.
Avec un regard signifiant « nous n’en resterons pas là », Arthur s’installa à la droite de son épouse, enceinte jusqu’aux dents.
– Je vais voir si papa veut manger un peu de tourte à la viande, lança Sophie, la cadette de la fratrie.
Du haut de ses vingt ans, Sophie avait eu bien des difficultés à se lancer dans la vie active. Sa séparation récente l’avait conduite à revenir vivre chez ses parents, la honte serrée entre ses dents. Ce n’est pas plus de cinq minutes plus tard, interrompant une nouvelle dispute entre les deux frères, qu’un cri aigu résonna depuis l’étage. La famille entière se précipita dans la chambre du paternel, et constata que le bougre avait trépassé.
– Il est… mort ? demanda Annie, la femme d’Arthur.
– Si j’en crois le couteau planté dans sa poitrine, je dirais que oui, répondit Michel, le benjamin, non sans cynisme.
Sophie s’avança vers le cadavre.
– On dirait qu’il a fait une sorte d’allergie, marmonna-t-elle. Regardez son cou, il est tout gonflé. Tout comme sa langue.
– Voilà que nous avons un deuxième médecin dans la famille ! railla Arthur. Voilà enfin la solution à tes problèmes financiers, petite sœur.
Pour toute réponse, la jeune femme lui offrit un regard empli de mépris.
– Et ça, qu’est-ce que c’est ? intervint Tania, la femme de Michel.
Elle sorti un petit pochon en coton de dessous l’oreiller. Une intense odeur de lavande envahi la chambre.
– Papa était très allergique à la lavande, n’est-ce pas maman ? demanda Sophie.
– Tu sembles bien informée, rétorqua Arthur.
– Quelqu’un l’a étranglé ! s’exclama la veuve avec une voix aiguë, alors qu’elle dénouait le foulard en soie bleu nuit qui habillait son cou.
En effet, le tissu masquait tout juste une plaie circulaire, à vif, évocatrice d’une strangulation. Sur le côté droit, on devinait même la marque d’une chevalière carrée.
– Si je résume, ironisa Michel, père a été assassiné par strangulation, œdème allergique et poignardé ? Ça fait beaucoup pour un seul homme.
– Et par empoisonnement, ajouta Arthur, tendant la théière qui était restée sur la table de nuit.
Au fond du récipient flottaient dans un fond d’eau plusieurs fleurs aux pétales bleu-mauve : de l’aconit. Cela faisait effectivement beaucoup pour un seul homme.
– Mère ? interrogea Arthur. C’est bien vous qui préparez son thé ? Une explication ?
– Et toi, Arthur ? intervint Sophie. Ta chevalière est un peu trop grande ? Elle tourne sur ton doigt, non ?
L’intéressé fit machinalement rouler sa chevalière au chaton carré sur son majeur droit.
– Sophie, surenchérit Michel, la prochaine fois que tu souhaites assassiner quelqu’un, évite de prendre le coutelet que je t’ai offert à tes dix-huit ans.
– Et toi, rétorqua la jeune femme, tu aurais aussi pu réfléchir qu’avec ta femme qui travaille dans les champs de lavandes, tu étais un des principaux suspects !
– J’avais prévu de venir le récupérer, je te signale. Mais il a fallu que tu gâches tout en venant le poignarder. Tu parles d’une méthode discrète !
Les quatre assassins échangèrent des regards suspicieux, prêt à réagir au quart de tour si l’un d’entre eux venait à accuser l’autre. Comprenant progressivement ce qu’il s’était passé, la femme d’Arthur se laissa tomber mollement sur un fauteuil en velours, expulsant un nuage de vieille poussière.
– Bon, dit Arthur, brisant le silence, nous avons visiblement tous notre part de responsabilité ici.
– Voilà une belle preuve du manque de communication au sein de notre famille, railla Michel, cherchant du coin de l’œil un sourire encourageant de la part de son épouse, qui était devenue livide.
– Et que fait-on maintenant ? demanda fébrilement Sophie.
– Il fallait peut-être y penser avant de planter un couteau dans sa poitrine ? intervint la mère, agacée. Cela va être difficile de faire passer cela pour un accident. Cela fait des semaines que je prépare ce thé en veillant à ce que son état soit compatible avec une maladie. Et voilà que vous venez tout gâcher.
Le silence qui s’en suivit fut suffisamment éloquent pour que chaque membre de la famille travaille enfin de concert. Sophie alla chercher la plus grosse malle du grenier, Michel et Arthur s’étaient emparés l’un d’une scie, l’autre de ses outils de chirurgien. Enfin, la veuve et ses belles-filles ramassaient les linges souillés et les mettaient progressivement au feu, dans la cheminée du hall d’entrée.
Un telle cohésion que l’affaire était réglée en à peine une heure. Une lourde malle, c’est tout ce qui restait du malheureux Marcus Taylor, mort d’avoir été trop riche et d’avoir des descendants bien trop impatients.
Dans une dernière ironie, la famille décida de faire disparaître ces preuves au fond du lac sur lequel il avait passé tant d’heures à s’exercer à la natation, dans l’espoir de rafler le plus de médailles, et élever le rang social de sa famille.
– Voilà ! souffla Sophie après avoir péniblement lancé la valise au fond du lac, depuis l’un des canots familiaux.
– Sa dernière nage, lâcha Michel avec une émotion ostentatoirement feinte. Puisse-t-il gagner cette dernière compétition.
– Après tout, surenchérit Arthur, l’exercice lui a toujours été profitable.

Pauline KALAADJI

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés

Quatrième place 2023 : « Le crime dans le sang »

Le crime dans le sang

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de cet illustre inconnu que j’ai affublé du sobriquet NAR6. Son véritable nom sera officiellement publié par mes supérieurs à une date que j’ignore encore, car je ne leur communiquerai ce rapport qu’une fois mon œuvre achevée. Je suis à sa poursuite depuis plusieurs décennies et les résultats de mes investigations me permettent aujourd’hui de déterminer son rôle dans des évènements majeurs qui ont dramatiquement ébranlé notre monde. La barbarie des actes commis a provoqué l’horreur, la stupéfaction de l’humanité confrontée à l’impossibilité de répondre à cette question : comment est-ce possible ?

J’ai commencé à soupçonner son existence lors de mes recherches en 1985 sur « l’Ange de la mort d’Auschwitz » et ses expériences monstrueuses. Je me demandais alors comment un être éduqué, disposant d’une culture scientifique, pouvait ainsi sombrer dans l’abject. La traque s’est poursuivie avec l’examen du « boucher de Lyon » en 1991 dont les atroces actes de torture avaient été détaillés lors de son procès à Lyon. Les soupçons sont devenus certitude avec l’étude des crimes du régime khmer rouge et les constatations faites en 2020 sur son principal bourreau Kaing Guek Eav, alias « Douch », chef de la prison de Tuol Sleng à Phnom Penh ; je vous épargne la liste complète et macabre des autres auteurs de crimes contre l’humanité, dont j’ai pu prouver post mortem qu’ils avaient tous un lien avec NAR6.

– « C’est qui cet individu narcissique ? C’est bien ainsi que tu veux le qualifier avec cet acronyme ? »
– « Tu m’as fait peur Kate ! Je ne t’ai pas entendue arriver ; tu pourrais frapper, non ? Et je te signale que ça ne se fait pas de lire par-dessus l’épaule de son boss. »
– « Excuse-moi, j’ai vu de la lumière dans ton bureau et j’ai trouvé ça étrange à une heure aussi tardive. Alors ton Narcisse il a quel âge ? Il sévissait déjà durant la seconde guerre mondiale et était toujours en activité fin des années 70 ? Une sacrée carrière dis-donc !»
– « Désolé Kate, je dois vraiment terminer ce rapport, je t’en parlerai demain si tu veux. Mais toi, que fais-tu encore ici ? »
– « Je revérifiais une dernière fois notre papier qui doit partir demain à la revue Cell Genomics pour publication. Que penses-tu de l’accroche : la Harvard Medical School de Boston identifie deux gènes dont la délétion, c’est-à-dire une sorte de mutation dans laquelle ils perdent des segments chromosomiques, semble favoriser la schizophrénie. Les résultats sont très prometteurs … ? »
– « C’est parfait, mais je t’en prie, laisse-moi terminer ce rapport, bonne nuit ! »
– « A demain, Jeff ! »


En parallèle de nos études sur la schizophrénie, j’ai personnellement mené des travaux sur un gène « psychopathe XXL », un gène « criminel de guerre » dont le même phénomène de délétion rendrait les individus capables des pires atrocités. Et c’est ainsi que j’ai trouvé NAR6. Certains de mes collègues ont apporté leur pierre à l’édifice, sans en avoir une vue d’ensemble ; et sans connaître mon objectif ultime : l’élimination physique de tous les porteurs de ce gène. Ainsi le monde ne connaitra plus jamais de génocides et de crimes contre l’humanité comme nous en avons trop connus au vingtième siècle et au début du suivant. Plus de porteurs du gène NAR6, plus de monstres sanguinaires, de tortionnaires en série, plus de Mengele, de Douch, de bouchers rwandais…


L’arme qui me permettra de les éliminer sans risque de dommages collatéraux est déjà prête. Elle me vaudra sans aucun doute le prix Nobel de la Paix à défaut de celui de médecine. Créer un nouveau variant du coronavirus qui a sévi dans le monde pendant plus de deux ans a été chose facile. Je suis parti des souches les plus récentes, plus facilement transmissibles, mais aux conséquences moins dramatiques, du moins en général. Le vecteur élaboré attaque en revanche très sévèrement les individus porteurs de notre gène cible. Comme son degré de contamination est très élevé, il devrait couvrir rapidement l’intégralité du globe et décimera en peu de temps les futurs tueurs en série et autres potentiels auteurs de barbaries.


Demain sera une étape majeure et sans doute finale des aventures extraordinaires, mais surtout sanglantes de NAR6. Une sorte d’essai clinique du remède. Je vais pouvoir vérifier dans notre ville, cité importante des États-Unis, que mon virus se propage bien aussi vite que prévu, qu’il est anodin pour le commun des mortels. Statistiquement, il devrait néanmoins pouvoir cibler un ou plusieurs psychopathes et les anéantir rapidement. Mon équipe pourra analyser les personnes décédées de ce variant du coronavirus et s’assurer qu’elles sont bien porteuses du NAR6. Si tout fonctionne comme prévu, dans quelques semaines, je lancerai la phase de propagation du virus au niveau mondial.

– « Il est temps de rassembler les aérosols de mon essai clinique dans mon sac à dos ».


Un peu plus tard :
– « Michael, as-tu vu le boss ? J’ai le résultat de ses analyses et il ne va pas en croire ses yeux. Il est lui-même porteur du gène NAR6. »
– « Je l’ai vu se préparer ce matin et partir pour aller chercher son dossard. Tu sais bien que pour rien au monde il ne raterait le marathon de Boston. »
– « Je le trouve tendu ces derniers temps, ça lui fera du bien ; l’exercice lui a toujours été profitable. »

Henri JACQUEROUD

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés

Cinquième place 2023 : « Manque de Cap »

Manque de Cap

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de mon… à narrer les fabuleuses tribulations de… Non. Ça sonne faux. Genre vieux bouquin qu’on nous obligeait à lire à l’école… C’est pas moi. À ma façon, je vais le faire. Trop important. Bref. J’ai une histoire à raconter. Celle de Cap.
Cap, c’est un animal pas banal. Il m’a jamais quitté, depuis que je suis né. Cadeau de ma daronne. Le premier. Le plus beau. Sûr qu’elle s’est saignée pour le payer ! Partout, il m’a accompagné. Il me jugeait pas, lui. Je le connais par cœur : sa longue tête, ses yeux malins, ses cornes pointues, ses sabots, sa queue de poisson qui s’enroule derrière son cul… Cap, c’est un capricorne. Un vrai ! Pas la saloperie d’insecte, non ! La créature mythique, quoi. Gravée en relief sur une bizarre médaille, style médiator, au bout d’une chaîne en argent. Gros comme l’ongle de mon pouce. Je sais pas où ma mère a trouvé ça. Ni pourquoi. Mais on a tout partagé. Le lait trop chaud de mon biberon, les boutons de varicelle, les câlins de ma mère. Aussi la chaleur du soleil, la sueur acide au sport, le sang pissant de mon nez ou de ma bouche après les bagarres. Jamais je l’ai enlevé. Quand j’ai les nerfs, je prends Cap entre mon pouce et mon index et je le frotte. Tous ses détails, je les sens. Ou je le bouge de droite à gauche le long de sa chaîne, accrochée à mon menton. Le cliquetis métallique me calme. Eh ouais, je connais des mots compliqués et je sais écrire des phrases de bourge, si je veux…
Au collège, une petite pétasse elle trouvait que Cap faisait beauf : je lui ai craché dessus. Son copain voulait la défendre : je lui ai pété sa gueule. Moi, j’ai rien dit sur leurs croix, leurs mains de Fatma. Rien à foutre de leurs dieux, de leurs saints, de leurs prophètes, de toutes ces conneries. Ils ont fait quoi, ces super-héros tout puissants, quand ma mère est tombée malade ? Ils étaient où ? Elle travaillait, genre, sans arrêt. Le ménage chez des gens pleins de thunes. Ou dans des bureaux. Tôt le matin, tard le soir. Un peu partout. Trajets. Produits chimiques sur la peau, dans les yeux. Fatigue. Tous ces connards qui faisaient semblant de pas la voir. Les salauds qui lui mettaient une main au cul, la coinçaient dans un ascenseur. Jamais un merci. Rarement un bonjour. Et sa honte à elle, À ELLE ! face aux autres parents à la sortie de l’école… Tout ça pour vivre à peine, tous les deux. Et pas dans la grande ville, hein ; pas non plus dans un joli village de campagne. Une cité miteuse de banlieue triste. Des tours entre un McDo et un rond-point. Plus de dealers que de lampadaires. Il fallait montrer ses papiers pour rentrer dans son appart et plus sortir après 21 h. Des machines à laver éclatées sur le béton après une chute du troisième. Je parle même pas des caddies volés au supermarché d’à côté ou des bagnoles cramées. Ma mère, elle, elle supportait tout ça. Elle acceptait. Pour que je m’en sorte, qu’elle répétait, pour que j’aie une chance de faire mieux qu’elle. Ça oui, elle s’est battue. Mais ce putain de cancer, il a gagné. J’avais 13 ans. J’avais plus rien. J’ai pleuré sur Cap, à le noyer. Les dernières larmes de ma vie, je me suis promis.
Là, la totale : assistantes sociales, pédo-psy, famille d’accueil. Bande de blaireaux ! Ils voulaient tous m’aider, ils disaient. Quelle blague ! Cap, il les regardait en souriant, sans rien dire. Ils comprenaient que dalle. J’avais la haine. Et Cap comme seul souvenir. Plus rien d’autre. Jusqu’à ce que j’intègre la Team. Des potes. Avec la rage, comme moi. La rage contre tout. On avait nos raisons, pas besoin d’en parler. On savait. Au lieu d’aller en classe, on traînait. Juste pour se marrer, on piquait des trucs. Quand on « trouvait » des bouteilles, on se planquait dans un coin le soir –une cave, un parking– et on faisait tourner. Cap y goûtait quand ça coulait trop du goulot… Sinon, on brûlait des poubelles, on caillassait des arrêts de tram. Après c’était cache-cache keufs ! Des fois, c’est eux qui gagnaient… et ça se passait mal.
Une fois, on est allé à la fête foraine. J’ai dragué cette Gitane bien foutue, fascinée par Cap. Elle kiffait l’astrologie et les grands blonds trop minces. Quand son frère l’a vue en train de me sucer derrière leur caravane – ah, l’odeur des churros ! Les lumières flashantes des manèges ! La musique à fond ! Quel pied !– il a voulu me suriner. La lame de son schlass a ripé sur Cap. La balafre, on l’a tous les deux pour se rappeler. Le Gitan, lui, il a perdu trois dents. Je l’ai mis minable. Et j’ai fini de baiser sa sœur. Cap tapait en rythme sur ma poitrine. Il applaudissait.
Un jour, enfin, l’école m’a plus voulu. Direction un CAP mécanicien auto. Un signe, j’ai pensé : Cap, CAP… Et puis, les bagnoles, j’aimais bien. Cap et moi, on a trempé dans l’huile, la graisse, la fumée des pots d’échappement, l’acide des batteries. Ça endurcit, ils rigolaient, les mecs du garage. Ça abîme, surtout. Y’a qu’à voir leur gueule. Mais pour les gars de la Team, j’étais un bonhomme. D’ailleurs, je me suis fait tatouer. Cap s’enroule autour de mon biceps. Dessous, la date de la mort de ma mère.
J’étais un gars sûr, la Team savait ça. Donc ils m’ont mis sur un coup. De base, je devais juste être chauffeur. Forcément. Je pouvais piquer une caisse et je conduisais façon Fast and Furious –même si j’avais pas encore l’âge. Une heure avant, un des gars s’est dégonflé. Changement de plan. Il fallait que je sois du braquage du tabac-presse. On partirait en courant, chacun d’un côté. On se retrouverait dans une planque pour partager le butin. On était trois. Dylan avait acheté un petit calibre à un dealer de la cité. Kevin et moi, c’est juste nos crans d’arrêt qu’on avait. Le plan, simple : on menace, on prend le fric, on se casse. Cagoule et gants noirs, vêtements sans rien qui se remarque. Un coup de whisky et fini le trac ! Dylan a braqué le gonze : le gonze lui a filé sa moula. On se barrait quand ce cave, il a sorti un fusil à canon scié. Sous le comptoir, il l’avait. On pensait pas. J’y ai sauté dessus. On a roulé par terre. Le coup est parti. Sa tête a explosé. Son sang, des morceaux de cervelle partout sur moi, sur Cap. Les gars s’étaient tirés sans m’attendre. J’ai couru, comme prévu. Personne m’a rattrapé.
Deux jours plus tard, ils m’ont cravaté au garage, les keufs. Cap m’a trahi, en fait. Sur les images de vidéosurveillance, les condés ils l’ont vu. Ils ont vu la médaille sortie de mon sweat quand je me suis relevé, couvert de sang. Impossible de se tromper. Après m’avoir protégé toute ma vie, il venait de me donner. C’était presque ça, le pire. En garde à vue, ils me l’ont enlevée, ma médaille. Première fois que je sentais pas son métal contre ma poitrine, sa chaine autour de mon cou. J’étais à poil. Vulnérable. Seul. Ils l’ont gardée pour le procès : pièce à conviction, tu penses ! La star de l’audience, mon vieux Cap. Il m’a fait condamner pour homicide involontaire, vol à main armée en réunion. J’étais « défavorablement connu des services de police », comme ils disent, alors le tribunal, ben, il m’a pas fait de cadeau. D’autant que j’ai pas balancé Dylan et Kevin (évidemment, c’est pas leurs vrais blazes, je suis pas débile). Trente ans ferme, que j’ai pris. Tout ça pour 349€, à répartir en trois parts… Et ils m’ont pas rendu Cap. Ouais, j’ai la mort contre lui. Il devait me couvrir, ce gros bâtard ! Quand même, il me manque. J’ai son image sur le bras, mais c’est pas pareil. Cette médaille, c’est tout ce qui reste de ma mère. De la vie d’avant. Elle était pourrie, c’est clair ; mais moins pourrie que la zonzon.
Je voudrais récupérer Cap. Ma demande, c’est que ça. J’en ai besoin. J’ai écrit à mon avocat : pas de réponse. J’ai écrit au juge : pas de réponse. Tout le monde s’en fout, de ma médaille. En vrai, de moi, surtout. Je tiendrai pas sans Cap. C’est pour ça que je vous raconte ses « aventures extraordinaires ». Y’a un gars dans la cellule à côté, ancien journaliste, il m’a conseillé de faire ça. Il m’a dit : « Ton histoire, elle vaut le coup, tu l’écris et tu l’envoies au journal. » Alors voilà. Monsieur le rédacteur en chef, puisqu’il paraît que c’est comme ça qu’il faut dire, si vous pouvez faire ça pour moi… Publiez mon texte ou pas : je m’en fous. Tout ce que je veux, c’est qu’on me redonne Cap. Je lui pardonne. Il a pas fait exprès, hein. Quand je l’aurai, avant de le remettre contre moi, à sa place en fait, je le mettrai dans un verre de Coca toute une nuit. Un genre de purification. Et pour lui rendre son brillant. Comme disait ma mère, quand elle voulait se la péter façon seizième, « l’exercice lui a toujours été profitable ».

Sébastien DUDONNE

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés

Prix spécial du jury 2023 : « Médecine létale »

Médecine létale

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de l’inspecteur le plus ordinaire qu’il m’ait été donné de rencontrer. Issu de la classe moyenne, à la suite d’une enfance banale poursuivie d’études quelconques, le hasard le conduisit tout naturellement vers une carrière dans la police. Il y gravissait péniblement les échelons jusqu’à cette soirée de janvier…
Sa montre était bloquée sur le 36. Il avait beau se dire que ce n’était pas possible avec un cadran à 31 positions, la réalité contredisait la théorie, comme souvent. Perdu en conjectures, il ne décrocha le téléphone qu’au bout de la huitième sonnerie. Le commissariat de quartier lui annonçait la découverte du corps d’une femme dans un immeuble situé 120 rue de la gare. Le légiste, déjà sur place, l’attendait.
En arrivant au troisième étage, il vit les mots qui jonchaient l’escalier. Frigidaire, pouffiasse, PQ, Henri, assurance, pharmacie, lapin, cantine… Sur le palier c’était des phrases entières qui sortaient de l’appartement et s’enroulaient autour des arabesques de la rampe en fer forgé. Les plus longues atteignaient même le plafond, utilisant les virgules pour s’agripper au murs. « Ah inspecteur, je vous préviens c’est pas beau à voir ! » prévint le légiste occupé à ranger son matériel. « Elle aura probablement fait une crise d’incontinence verbale due à une surcharge mentale passagère. Les phrases auront fini par l’étouffer, à moins qu’elle n’ait succombé à une hémorragie syntaxique. J’en saurai plus après l’autopsie… Et attendez un peu avant d’aller sur la scène de crime, la scientifique passe la pièce au lapsus révélateur. »
La victime gisait sur le dos au milieu du tapis indien. Sa tête cachée par un nuage improbable de mots et de signes de ponctuation qui se matérialisaient aléatoirement avec un petit grésillement, à la manière d’électrons probabilistes ayant un faible pour l’interaction. Elle tenait un cahier serré dans la main. Elle avait tenté d’appliquer la méthode recommandée en cas de crise consistant à ouvrir un cahier grand carreaux à spirale afin de permettre au flot de paroles de s’écouler avec un débit suffisant, en vertu de la seconde loi du différentiel de pression rhétoricienne. On apprend ça en cours de secourisme. Mais là, visiblement, cela n’avait pas fonctionné… Il se mit machinalement à arpenter l’appartement à la recherche de nouveaux indices, piétinant couches de déblatérations et autres billevesées. Les scrupules en profitaient pour s’accrocher à ses chaussures, se faufilant entre le cuir et la chaussette réglementaire. Il allait encore galérer pour s’en débarrasser… Mais peut-on être un bon flic sans scrupules ?
« On vient de recevoir le résultat des tests ADN » l’interrompit le légiste en brandissant son téléphone. « Mais rien de très exceptionnel. Le taux de pékin moyen est dans la norme. Le test de Polnareff dit non-non-non-non. Seuls les gènes de conductrice de train corail sont très au-delà de la limite. 21 PLM sur l’échelle Paris-Nice ce n’est pas banal. On pourrait avoir affaire à un syndrome de Simone, la voix de la SNCF… J’ai aussi récupéré le bilan du lapsus. Il révèle des traces significatives d’onomatopées, probablement utilisées pour sa consommation personnelle. Je contacte la brigade lexicale pour savoir si elle a des antécédents. »
L’affaire était au point mort. On n’était même pas sûr qu’il y ait eu meurtre. Pas de mobile, pas de témoin, à peine une enquête. Il continua d’examiner la pièce sans conviction. Pas de trace de lutte, de meuble renversé, de sang ou d’éraflure. La bibliothèque contenait une collection de BD impeccablement rangée par titres et numéros croissants. L’inspecteur s’attarda sur la série des Nestor Burma dessinés par Tardi. Que du très bon ! Il ouvrit intuitivement Brouillard au pont de Tolbiac et commença à feuilleter… Quelque chose n’allait pas… Les dessins avaient perdu leurs dialogues. Des bulles d’un silence criant. Il en prit un second. Pareil ! Un troisième, un quatrième, puis toute la rangée… Muets ! Un bref sondage confirma que tous les livres, y compris les romans, avaient une extinction de voix. Il ne faisait pas de doute que tous ces mots retrouvés depuis l’escalier jusqu’au salon provenaient des livres, non de la bouche de la victime. Sur le côté d’une étagère, un petit cadre ayant échappé à ses investigations montrait une photo sur laquelle un homme l’enlaçait devant une gondole. Et d’ailleurs, cet homme ressemblait à… non ! Tout de même pas…
« Je vois que tu as compris » ironisa le légiste en lui plaquant un tampon humide sur la bouche. « Pourtant ce n’est pas faute d’avoir semé des fausses pistes. Non, ce n’est pas du chloroforme, je laisse ces méthodes désuètes aux auteurs d’après-guerre. J’ai beaucoup mieux ! Cela peut aussi aider à se débarrasser d’une maîtresse trop encombrante. C’est une sorte d’encre sympathique de ma fabrication, tellement sympathique qu’aucun mot n’y résiste. Dès qu’ils la sentent ils deviennent dingues et se jettent sur la source de l’odeur. Tu vas avoir le privilège d’y assister en direct, mais j’ai bien peur que tu ne puisses en parler à quiconque… » Il ouvrit sa sacoche et en sortit un dictionnaire. Un flot de noms, adjectifs, adverbes, locutions se déversa sur l’inspecteur sidéré. Le dictionnaire en perdit son latin. L’inspecteur perdit successivement, et dans cet ordre, l’haleine, le nord, la raison, conscience et pour finir, la vie.
Ici s’achève les aventures tragiques d’un obscur serviteur de l’état, mort dans l’exercice de ses fonctions, assassiné avec la complicité du petit Robert. Quant au légiste il a rapidement retrouvé une nouvelle maîtresse. L’exercice lui a toujours été profitable.

Philippe BROUSSON

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés

Nouvelle lauréate 2017 : « Le merle et le Dragon »

Le merle et le Dragon

Salamanque, tente du soldat Rivière, 20e régiment de Dragons, 5 Juin 1809. Courrier

« …J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. Le terme est si mal choisi au regard de ce que nous avons fait. Imagine le sifflement du vent battu par les lames de nos sabres levés, près d’une centaine, forêt d’acier menaçante, alors que nous chevauchions sur le village de Castillejo de Martin Viejo. Hier, pas de « Vive l’Empereur » ou de « Sabre à la main » hurlés pendant l’attaque. Juste des cœurs consumés par la violence, des corps faméliques dans des uniformes trop grands et déchirés. Juste des mâchoires serrées dans une ultime tentative de réprimer une pulsation meurtrière que nous ne pensions pas contenir. Entends le galop des chevaux contre le sol et dans nos poitrines. Un roulement de tambour avant la sentence… avant la vengeance. Et ce vent qui hurlait à nos oreilles, giflait nos joues et arrachait les larmes de nos yeux secs d’avoir trop vu. Peux-tu seulement imaginer que je sois l’un d’eux, mon aimée? Moi-même, je n’y parviens pas. Hier, je n’ai pas revêtu l’habit vert. Cet uniforme, c’est l’Empire, la guerre aussi, mais pour des idéaux ou au moins la solde. Si auparavant nous avons tué, c’était sous la contrainte des ordres. Hier, nous seuls avons ordonné. Sur nos montures déchaînées, nous n’étions plus des soldats. Etions-nous seulement encore des hommes?…Les paysans du village ont à peine eu le temps de lever les yeux que les sabots de la horde écrasaient leurs enfants. Nos sabres abaissés se sont tus, occupés à fendre les crânes et transpercer les corps. Le cri des villageois a remplacé celui du vent. La traversée du village fut un massacre et la scène d’indicibles tortures. Qu’ai-je fait pour empêcher les uns de crucifier un malheureux tête en bas avant d’allumer un feu sous son visage? Ou les autres de violer les femmes empalées sur des sabres ? Rien… »


Village de Castillejo de Martin Viejo, quatre jours auparavant

« Fais toujours ce qu’ils demandent » lui intimait son père lorsque les soldats français venaient s’emparer des récoltes ou des animaux. Maria ne se rappelle guère la vie avant l’invasion du pays par les armées de l’empereur. Mais, à six ans, elle savait comment vivre pendant l’occupation. Aujourd’hui, elle distribue de l’eau à une poignée de soldats en quête de vivres. Maria n’entend rien à la guerre ni au français, mais elle est fière de prendre part aux affaires de grands.
– « Elle est pas empoisonnée ton eau au moins ? » lui lance un dragon en saisissant le seau que la fillette lui tend. C’est un cavalier. Elle le reconnait à sa drôle de crinière sur son casque. Brutalement, il lui saisit le poignet et approche son visage si près que son haleine fétide lève le cœur de l’enfant.
– « Y a longtemps que j’ai rien vu d’aussi joli » grogne-t-il alors que sa main lourde et crasseuse caresse l’arrondi du visage juvénile, pour glisser sous l’étoffe de la chemise, à la naissance du cou gracile.
C’est à cet instant que le bruit providentiel d’une explosion retentit. « Satanés Espagnols! Encore du sabotage! » Profitant de la diversion, Maria se dégage et court. Elle fuit les bombes, le soldat, la guerre…Vers où? Elle ne sait plus très bien. Sans grand effort, le dragon la rattrape pour la jeter au sol. Son ombre gigantesque se dessine au-dessus d’elle. « Fais ce qu’ils demandent »… La petite a trop peur pour défier le regard carnassier de son agresseur. Elle préfère diriger ses yeux vers le ciel, vers un petit oiseau noir sur une branche. Elle y accroche définitivement son regard comme à une dernière chance d’évasion. Comme elle aimerait s’envoler avec lui…Le dragon, craignant une présence dans son dos, tourne la tête vers l’oiseau. En déboutonnant son pantalon, il dit quelque chose que Maria ne comprend pas.
– « Viens par là ma mignonne, que je vois si ton merle aussi a des plumes! »


Salamanque, tente du soldat Rivière, 5 juin 1809. Courrier

« …J’ai vu Dambreville courir dans la direction opposée quand le convoi de ravitaillement a été attaqué. Va savoir pourquoi je l’ai suivi. Je l’ai d’abord cru blessé quand je le trouvai à plat ventre dans un fourré. Ce n’est qu’en approchant que j’aperçus le petit corps de la fillette tressauter sous les assauts répétés de mon camarade de régiment. Ses yeux sombres fixaient le ciel. J’ai cru un instant que l’enfant était morte mais une larme a roulé sur sa joue. Alors j’ai su que malheureusement elle ne l’était pas… »


Village de Castillejo de Martin Viejo, deux jours auparavant

Une abominable crampe lui enserre les tripes. Ruisselant de sueur, le lieutenant Bessière, appelé pour constater l’horreur, prend appui sur ses genoux. « L’Empereur ne réalise pas ce que les troupes endurent ici. L’ennemi n’est plus seulement sur le champ de bataille, il est partout. Le peuple espagnol se soulève, tend des embuscades, empoisonne les vivres, assassine les soldats dans leur sommeil. Ce n’est pas le combat que nous connaissons. » Bessière distingue depuis peu, dans la prunelle de ses soldats, la lueur folle de ceux qui n’ont rien à perdre. Ses propres troupes l’effraient. « Au moins pour ceux-là, pense-t-il, le calvaire est terminé ». Le lieutenant se redresse face à un monticule de soldats exhibé aux portes du village. Une trentaine de corps entassés nus et émasculés. Un seul a été pendu en évidence devant le charnier. Le lieutenant reconnaît le dragon Dambreville. Le corps a subi les mêmes sévices mais quelque chose attire son attention. Il s’approche, plisse les yeux, alors qu’un séisme organique le plie à nouveau en deux pour vomir. Dans la bouche du cadavre: une tête d’oiseau mort. Un merle, à n’en pas douter!


Salamanque, tente du soldat Rivière, 5 juin 1809. Courrier.

« …C’est moi qui ai ramené la fillette à ses parents une fois Dambreville enfui. Ils ont compris sans même que je prononce un mot. Et la petite qui ne cessait de répéter « mirlo », les yeux plantés vers un ailleurs dont elle ne reviendra jamais. Ils auraient pu m’ôter la vie sur le champ. J’avoue l’avoir souhaité, mais ils ne l’ont pas fait. La violence les aurait-elle lassés eux aussi? A moins que ce ne soit le torrent de larmes qui inondait mon visage alors que je portais la fillette. Pensais-je me racheter une conscience par ce geste? Je n’ai fait qu’ouvrir plus grand les portes de l’enfer. Suis-je responsable des terribles représailles fomentées par les villageois contre près d’un tiers de mes camarades? Suis-je responsable de la vengeance qui s’en est suivie hier? Cette macabre chevauchée…Je suis si fatigué…Je ne pourrais jamais te revoir, ma tendre Isabelle. Quand bien même je survive à cette guerre. Que reste-t-il de l’homme que tu as aimé? Devant la fraîcheur de ton sourire, il me faudrait lutter contre celui que je suis devenu. Un combat de trop. Mon pistolet est posé près de moi. Il m’a tant de fois sauvé. Il le fera une dernière fois. Ne sois pas triste. Mon cœur a cessé de battre il y a déjà longtemps. Je ne souffrirai donc pas. Je veux simplement me reposer, goûter à la quiétude d’une nuit infinie, fermer les yeux sans crainte, presser la détente. Et oublier enfin

Myriam LABARRE

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

Deuxième place 2017 : « Sonnet à Annie »

Sonnet à Annie


J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté.
– Je vous écoute.
– Vous vous foutez de moi…
– Pas du tout. Vous vous trouvez méchant ?
– Oui, mais vous aussi. Tout le monde.
– Vous pourriez me dire pourquoi ?

Cela ne faisait qu’un quart d’heure. Chaque séance durait quarante-cinq minutes. Il était arrivé que le docteur Bourigeaud s’endormît sur son carnet, mais avec des patients comme Petitdidier il fallait se tenir. L’analyste résistait au sommeil en arrangeant des alexandrins sans L sur la moitié droite de son bloc-notes.

J’ai marché sur des terres autrement arides
Sans croiser de visage ni de vie ni d’herbe
J’ai cherché des sons creux dans des parois de verbes
Tout partout sonnait dense, tout autour était vide.

Petitdidier, lui, s’écoutait parler :
– Il y avait des jours sans musique. D’ailleurs c’est arrivé un jour sans musique. Ou plutôt, il faudrait dire qu’une basse continue avait joué depuis le matin et que j’avais oublié de l’écouter. Mais vous, docteur, vous roulez en Picasso et vous avez sûrement votre petite idée sur la morale, donc je ne vois même pas pourquoi on m’oblige à vous voir.

Bourigeaud, qui n’avait rien écouté, eut une sueur froide. Cette histoire de sonnet finirait par le foutre dedans. Il trouva à relancer la machine :
– Je vois là deux pistes qui s’ouvrent. Dites-moi d’abord ce qu’induit pour vous que je roule en Picasso.

Le psy gagnait là de quoi rejoindre le prochain hémistiche. Rasséréné, il fit un peu grincer le rotin sous ses fessiers moulus. Son regard croisa le canon du semi-automatique qui lui servait de briquet. Un cadeau à la con d’un copain, échelle 1/2. Bourigeaud conservait sur sa table le petit objet en manière de déclaration liminaire aux analysants : Ici on pratique l’humour. Il avait tout de même été un peu gêné lorsque Petitdidier, frottant encore ses robustes poignets rouges et douloureux, avait été introduit la première fois par les policiers qui l’escortaient et que les yeux du quinqua s’étaient plantés sur son sous-main cuir-bouteille à liséré d’or, à ça du pistolet factice. L’expression sur le visage de Petitdidier n’avait pas changé. Les ilots de son regard polaire étaient demeurés fixes. Toujours son blanc d’œil maintenait l’iris à bonne distance des paupières. Il était comme ça. L’air toujours un peu halluciné. Flingue sur la table ou pas. Bourigeaud avait dû l’avouer à son propre analyste, il avait oublié de ranger le pistolet avant l’arrivée de Petitdidier. Un temps ils avaient ensemble cherché pourquoi…

Mais je n’avais rien vu qui fût comme ces rides
Où se bornent muets tes sourires acerbes.
Rien de si froid ni sec, et qui défie, superbe,
Mon cœur et ma raison. Et prends garde qu’aux ides

Cette main qui tant t’aime ne s’avance armée

– Vous dormez ?
– Non j’écoute.
– Alors ? Vous avez déjà conduit quelque chose comme une Maserati ?
– Non…
– Quand le toit s’est ouvert – et Dieu sait si j’avais déjà conduit sans le toit – il m’a semblé d’un coup que mes pensées s’envolaient comme les feuillets d’un écrivain à la terrasse d’un grand hôtel normand.
– Alors comment vous expliquez que cette fois-là en particulier votre boîte crânienne s’ouvre simultanément à votre toit ?
– J’avais pris ma décision au sujet d’Annie. Il suffisait de se pencher sur ma boîte crânienne pour le lire. Je conduisais, vous voyez, à tombeau ouvert et l’œil était dans le tombeau.
– Oui, donc, c’est ça…
– De quoi ?
– Vous dites, “l’œil était dans le tombeau” : vous éprouvez désormais de la culpabilité.
– Oui, c’est nouveau. Mais je voudrais bien finir sur ce que je disais. Si j’y repense, je crois que le temps, pendant ces minutes, s’est étiré. J’ai subdivisé chaque seconde à la manière de Zénon. Je suis devenu le familier de ces minutes sur la route. Je les ai parcourues comme on flâne en forêt. Je dirais même qu’il m’a peut-être été possible en certains instants de remonter le temps tant celui-ci s’écoula lentement pendant ces quelques kilomètres jusque chez elle.

C’était reparti. Cette fois-ci, Bourigeaud irait au bout. Ce qui nous faisait :

Et prends garde qu’aux ides

Cette main qui tant t’aime ne s’avance armée
Et n’écarte avec un canon froid ces ramées
Sous quoi vous vous endormez sans ni soif ni faim.

– Vous comprenez, demanda Petitdidier.
Décidément on ne pouvait pas être tranquille. Bourigeaud s’en sortit comme suit :
– Est-ce que le pistolet faisait partie de la panoplie ?
– Vous voulez dire ?
– Avec la Maserati, vos airs d’écrivain ou de détective privé. Je veux dire, le flingue, la bagnole, la littérature, la femme fatale sur qui le piège se referme… Vous aimiez ça, non ?
– Elle était méchante et j’étais devenu froid. Puis j’ai été méchant et la voilà froide à son tour. Le pistolet était dans la boîte à gant. Vous avez raison, ça avait de la gueule.

Heure infinitive qui vient avant ta mort :
Te haïr et t’aimer et t’admirer encore
Et presser la détente et oublier enfin.

Et merde, deux L d’un coup, pensa Bourigeaud.

– On va s’arrêter là pour aujourd’hui.

Pierre CREZE

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

Troisième place ex-æquo 2017 : « Râle d’acier »

Râle d’acier

J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. Ça tient à peu de choses finalement. Oui, trois fois rien. Du hasard, de l’ennui, de l’innocence aussi. Un malheureux concours de circonstances, c’est pas comme ça qu’on dit ?
Billy, je l’ai rencontré en entrant en CM2. Les nouveaux qu’on était. Dans ce genre de bourg, ça suffit à faire de deux gamins mal dégrossis un joli p’tit lot de bêtes de foire. C’était le neveu de Robert, le ferrailleur à la sortie du village. Un jour le Robert était un sale type qui n’avait pas de famille, le lendemain, il était le tuteur d’un gosse débarqué par le bus du soir… Ça, bien sûr, je ne l’ai su qu’après. Une fois que j’ai été suffisamment du coin pour que les potins du village fassent aussi partie de mon histoire… On n’a jamais vraiment su ce qu’il venait foutre là Billy. Moi pas plus que les autres. En fait, personne ne savait rien de rien : sa mère ? Inconnue au bataillon. Son père ? Même la mère ne devait pas connaître son nom. Et puis franchement : Billy ? Rien que ce prénom de rosbeef suffisait à le rendre louche. Moi, c’était différent. J’étais le fils unique du nouveau boulanger. Un homme bien, respectable, qui savait rester à sa place. Un des rares étrangers qu’on pouvait tolérer.
A dix ans, le Billy avait déjà une sale gueule. Rouquin dépenaillé, son œil gauche qui disait merde à l’autre, les poings toujours serrés, il sentait l’embrouille et la castagne à plein nez. Il m’a tout de suite repéré. C’était pas difficile remarquez, j’étais le seul gosse à lui foutre la paix. Pas parce que j’étais plus gentil. Ça non. La meute n’avait tout simplement pas eu le temps de me bâfrer. Qu’est-ce qu’il risquait Billy à m’approcher ? Maigre comme j’étais, d’une baffe il pouvait se faire respecter. Je n’ai même pas essayé de lutter. Je m’emmerdais comme un rat mort, et mon père ne voyait pas d’un bon œil ce fils de rien, ce rejeton du mal. Alors bon, même s’il fallait lui faire ses devoirs, même si je n’avais jamais mon mot à dire, mon camp n’a pas été difficile à choisir.
Trouver où se réfugier. Tous les recoins du village étaient déjà occupés par la meute. Sitôt qu’on y mettait les pieds, on se faisait canarder par une armée de lance-pierres entraînée sur des merles. Alors pensez : pour eux, nous n’étions qu’une grosse plaisanterie ! Le seul territoire qu’elle n’avait jamais pensé à annexer, c’était la décharge du Robert. Trop dangereux, trop bruyant, trop sinistre. C’est devenu notre royaume. De la tôle, des barres de fer, des vieilles bagnoles, de la ferraille en veux-tu en voilà qui ne valait même plus un clou. Ce qu’il vendait, le Robert le stockait dans le hangar qui faisait cinq fois la taille de sa maison. Toujours plein le hangar. Alors quand il avait besoin de faire de la place, il balançait dans le champ du dessus, exposé plein vent. Le bruit que ça faisait… Les falaises n’étaient qu’à une centaine de mètres, les bourrasques ne s’arrêtaient jamais. Elles s’engouffraient dans ce cimetière de fer, le faisaient hurler, beugler, brailler, le peuplaient de spectres assourdissants qui avec le temps devinrent nos pires alliés.
On pouvait y faire ce qu’on voulait dans cette décharge, personne pour nous entendre. On ne s’entendait pas nous-mêmes, c’est dire ! C’est pour ça que le Billy et moi on a appris à lire sur les lèvres. Sans ça, on restait sourds comme des pots. Le bruit nous rendait invisibles, des farfadets en cavale. Longtemps on a joué comme tous les gosses : explorer, casser, détruire, reconstruire, trouver le truc qui manquait pour terminer notre dernier repaire. Un jour qu’on cherchait justement, Billy a découvert une portée de chatons. Dix jours à peine, les yeux tout juste ouverts sous une chatte famélique. Quelques gras de jambon, deux trois soucoupes de lait et elle nous laissait approcher. Et puis un soir, on en a trouvé un bloqué sous l’arrête d’une plaque rouillée. Impossible de le dégager. Le chaton était coincé, la tôle était coincée et plus on essayait, plus le tranchant lui rongeait les chairs. Il saignait et on voyait bien qu’il souffrait. Sa gueule s’ouvrait et se fermait pour laisser sortir ses plaintes. On n’entendait rien. Juste le vent, encore le vent qui faisait rugir le fer. Est-ce que c’est ça qui nous a rendu fous ? Ce monde sans son qui nous coupait de tout ?
Le chaton coincé, on n’a pu que le regarder s’épuiser. Quand il a eu fini de bouger, on était tout drôle, on pouvait plus jouer. A force d’errer, le Billy a eu une idée. Pour voir. Ce que ça faisait un chaton sans moustache, les poils brûlés, une patte cassée, un œil en moins. Ça se cogne, ça saigne, ça tombe, ça se traîne, ça agonise. Tout ça sans un cri, sans rien qui vous fasse sentir à quel point c’est réel, à quel point c’est vivant. Billy rigolait, je l’imitais. Combien de pêcheurs vident leurs prises sans les avoir assommées ? Combien pourraient le faire sur un lapin ? Tous les chatons y sont passés. J’ai cru qu’on en avait terminé.
Le lendemain est arrivé Laurent, main accrochée à celle de sa mère qui venait s’installer chez le Robert. Quatre ans de moins que nous, des yeux comme des billes et l’entrain qu’ont les petits quand des plus grands les entraînent dans leur sillage. Du sang neuf, un bol d’air dans tout ce vent. A un moment, j’ai eu besoin de pisser. Quand je suis revenu, Laurent était à terre, il se traînait, n’arrivait plus à se relever. Comme les chatons. Plus gros qu’eux mais les mêmes gestes, les mêmes dégringolades. Et le Billy se marrait, bouche grande ouverte et acier hurlant. Comment ça s’est terminé ? Je ne sais que ce qu’on en a dit : Laurent avait été retrouvé inerte, le Billy assis bien sagement à côté de lui. J’ai menti vous savez. C’est vrai que j’étais rentré chez moi en courant comme un dératé. Mais pas parce que j’avais oublié de sortir le chien comme mon père m’en avait chargé. Seulement parce que je n’avais pas trouvé le courage d’arrêter Billy, seulement parce que sa méchanceté, c’est avec moi qu’il l’avait modelée.
Les pompiers sont venus, la mère a suivi son gosse à l’hôpital, les deux jambes cassées, un poumon perforé. Il s’en est sorti. Incroyable non ? Boiteux mais vivant. Billy avait repris le bus du soir deux jours plus tard. J’ai cru que c’était fini. J’ai cru qu’avec le temps, les cauchemars s’estomperaient, que l’oubli viendrait. Le Billy, je ne l’avais jamais recroisé. Mon père n’avait pas manqué de me dire qu’à la mort du Robert, il était revenu s’installer. La nouvelle m’avait pétrifié et les courants stridents avaient de nouveau inondé mes rêves. Personne ne savait que j’avais tout vu. Moi si. Mon silence me donnait envie de crever.
Noël. Comment y échapper ? Trois jours à contempler le regard vide de mon père, la soumission de ma mère. Le téléphone a sonné, je me suis précipité. Billy. Sa voix, je ne l’ai pas reconnue. Mais qui d’autre aurait pu me dire « Rendez-vous à la décharge dans deux heures. Viens, on va bien rigoler » ? Hein ? Qui d’autre ? J’ai raccroché sans un mot. Jamais je n’aurais cru y aller. Mes jambes ont été plus fortes que moi. L’envie d’en finir aussi, de briser mon silence, d’étouffer cette rigolade qu’il croyait encore pouvoir partager.
De loin, je n’ai pas tout de suite compris. Le râle de l’acier m’avait saisi. Comme si j’entrais dans un de mes rêves, comme si, une fois de plus, tout ça n’était que chimères. Un homme était à terre. Cheveux de feu, yeux vitreux désaxés : Billy. Devant lui : un autre type avec un flingue au bout des bras. C’est la bouche de Billy qui m’a dit qui c’était : « Laurent » qu’elle répétait en boucle. Laurent. Qui avait retrouvé qui ? Qui nous avait tous réunis ici ? Je me suis approché et Billy a profité de la surprise pour cogner. L’arme a glissé et elle est arrivée juste devant moi, à mes pieds. Je l’ai ramassée. Billy me regardait de ses grands yeux rougis de larmes et de colère. Je ne visais personne. Juste, je la tenais et elle n’était même pas froide. On dit toujours ça des armes, non ? Qu’elles sont froides comme la mort. Elle était tiède. Tiède des mains moites de Laurent. Il avait déjà commencé à reculer. Fais pas le con que ses lèvres disaient. C’est pas après toi que j’en avais. Billy s’était relevé, il venait de mon côté, se mettre à l’abri, chercher son homme de main. Alors j’ai visé. Pas Laurent non, pas Laurent. A quatre pas de moi. Billy. Ajuster. Presser la détente. Et oublier enfin.

Mathilde GUYARD

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

Troisième place ex-æquo 2017 : « Salazar »

Salazar

J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. L’assaut du froid cinglant qui se heurte à l’immobilisme d’une vieille carcasse. Les mille pensées noires qui, jour après jour, tombent sur nos épaules comme une pluie venimeuse. Des épaules déjà trop lasses qui n’en finissent plus de s’abaisser, de se pencher vers la terre grasse, nuit après nuit. J’aimerais raconter ce qui s’est passé ce fameux soir, il y a de cela un an. Ce qui s’est réellement passé. La stricte vérité. Celle que j’ai enfouie au fond de moi, celle que j’ai laissé infuser trop longtemps et qui a fini par ronger la pauvre part de lumière que j’essayais, tant bien que mal, d’abriter.
Quelque part, d’une manière étrange, nous sommes liés tous les deux…
Son nom est Salazar. Salazar le sadique. Il dessine au couteau des sourires éclatants à ses victimes. Il lui arrive à l’occasion d’en pendre par la langue, dévêtues et lardées d’entailles savamment pratiquées. Peu importe la manière de procéder, c’est toujours un spectacle ignoble qui incommode jusqu’à nos médecins légistes. Mettre en scène l’épouvantable, en une étrange œuvre nauséabonde, voilà sa signature. C’est un tueur unique en son genre, impénétrable, futé, maniaque et… libre comme l’air. Libre d’agir comme bon lui semble depuis plus d’une décennie. Dix-huit meurtres sur son compte officiel. Quasiment le double pour l’officieux. J’ai passé une grande partie de ma carrière à dénicher ce monstre remarquable. Sans succès jusqu’à cette curieuse nuit l’an passé. Son nom est Salazar et je crois, n’ayant pourtant plongé mes yeux dans les siens qu’une unique fois, qu’il s’agit de la personne que je connais le mieux au monde.
Te traquer. Me fuir. Encore et encore. Nous avons appris à construire nos vies avec ce paramètre, n’est-ce pas ?
Bien évidemment, J’ignore ce qu’on est censé connaître d’un ami ou d’un proche, mais au fil du temps, j’ai appris à le cerner. J’ai pu accumuler une multitude d’informations à son sujet. Sa marque de cigarettes préférée ou sa pointure par exemple. Et je connais son goût pour les brunes et les usines abandonnées. C’est pour chasser des types comme ça que je suis entré dans la police. Ils sont intrigants, captivants. Ils élèvent le niveau. J’ai plongé aussitôt et à corps perdu dans le gouffre auquel me vouait cette enquête.
Comment cela pourrait-il finir d’après toi ?
Ses premiers faits d’arme remontent au début de ce siècle qui, comme les autres sans exceptions, nous réservait déjà son lot de violences et d’injustices. Plus Salazar affirmait ses penchants pour la torture et le dépeçage, plus je m’enfonçais dans les méandres d’une investigation épineuse. C’est aussi à cette période que je rencontrai celle qui deviendrait la femme de ma vie, Eléonore. Elle a toujours fait de son mieux pour être compréhensive. Malgré les retards. Malgré les absences. J’étais en charge du dossier qui allait faire de moi un policier respecté et je m’y donnais à fond. Eléonore m’avait offert son amour au premier regard, sans failles, sans exigences, et me permettait de garder l’équilibre. A chaque nouveau cadavre, à chaque nouvelle pression, elle ouvrait ses bras pour que je puisse y trouver un havre de paix. Et les années sont passées.
Tôt ou tard, l’un de nous finira par perdre définitivement. Que restera-t-il au vainqueur si ce n’est la sensation d’un grand vide ?
Quand la petite est venue au monde, cette ordure semblait encore accélérer le rendement. La fatigue et l’angoisse s’insinuaient partout, au bureau comme à la maison. Mes courtes nuits étaient parsemées de rêves noirs et cruels. L’odeur de la mort suintait des pores de ma peau. Le plus préoccupant était la culpabilité de ne pas voir ma fille occuper toutes mes pensées. Je cherchais pourtant à la protéger en cloisonnant au mieux chaque partie de ma vie. Je cherchais en priorité à coincer Salazar en espérant trouver enfin plus de quiétude. Mais bien entendu, cela dévorait tout le reste. Je refusais d’être parasité par les appels d’Eléonore. Quand vous pourchassez un type de ce genre, que vous épluchez les dossiers détaillés d’atrocités, que vous passez en revue des milliers de photographies insupportables de victimes, vous saisissez le mal à l’état pur, son essence même, cette force destructrice et à la fois fascinante. Vous l’imaginez capable de s’abattre sur vous ou sur ceux que vous aimez. Soit vous craquez, soit vous vous endurcissez. Cela tourne à l’obsession. Comment réagir pour une stupide fâcherie, une autre dispute pour un dîner oublié, quand de l’autre côté vous venez de découvrir une nouvelle scène de crime où une adolescente s’est fait lacérer le visage avant même que d’être lestée de son innocence ? Je pensais faire ce qui me semblait juste, mais ce n’est qu’une fois loin des berges que le nageur a plus de chances de se noyer.
Que lui restera-t-il au bout du chemin si ce n’est qu’un océan où rien ne brise l’horizon ?
Salazar se tenait à mes pieds, le dos appuyé contre le muret d’un vieux convoyeur à bande. Il expulsa un crachat rouge de sang tout en soutenant de son regard froid le mien. L’abattoir où nous nous trouvions était devenu en quelques années un repère pour graffeurs et toxicos, une fois les clés mises sous la porte. Je peinais à retrouver mon souffle après mon algarade soudaine, l’ayant surpris dans ses préparatifs, et la course qui s’en suivit, avant notre embardée finale qui nous avait fait dévaler les escaliers de métal jusqu’à la salle des machines. Je le tenais, je le maitrisais enfin de toute ma hauteur. J’ignorais à cet instant-là que j’allais commettre mon erreur la plus terrible. C’était il y a un an.
Il est dit dans le rapport officiel que j’avais recoupé les transcriptions de deux entretiens fournis par des témoins mineurs, séparés de plusieurs années. Un détail intéressant m’avait amené à arpenter chaque soir toutes les vieilles bâtisses en ruine aux alentours de la gare de fret. Il était question d’un son, un sifflement perçant porté par le vent. Celui des trains de transport de marchandises. J’étais dès lors convaincu que je finirais par le débusquer à un moment ou à un autre. Et je le trouvai effectivement un soir où il s’apprêtait à recommencer son cérémonial macabre. Tout cela est vrai. C’est la suite qui, je dois l’avouer, n’est pas exacte. Celle qui explique qu’il a fini par m’échapper tandis que je vidais mon chargeur sur lui, en vain. J’ai menti.
Je pointai mon arme de service droit sur Salazar. Il se releva avec difficulté, prenant appui sur le muret, et essuya son menton d’un revers de main. Le vent soufflait par les carreaux brisés en une stridulation obsédante. Après tout ce temps passé à sa poursuite, que me resterait-il au bout du chemin ? Eléonore avait jeté l’éponge depuis longtemps déjà, et je comprenais sa décision. A l’époque, je n’avais pas cherché à protester. Elle avait embarqué la petite avec elle et j’ai pensé que ça serait mieux comme cela. Elles seraient toutes les deux en sécurité, loin des effluves funèbres qui me suivaient pas à pas. A la suite de quoi, j’avais sombré dans une dépression abyssale, ne me nourrissant que de médicaments arrosés d’alcool. J’étais au plus bas. Plus rien ne me permettait de garder l’équilibre, à l’exception de Salazar. Il était devenu la dernière raison pour moi de me lever le matin. L’acharnement que je mettais à le traquer occupait tout mon esprit. Tout le reste disparaissait. J’avais construit une partie de ma vie autour de lui, et il était le seul à être resté. Quelque part, nous étions liés tous les deux.
Après plus d’une décennie d’enquête, alors que je le tenais en joue, voilà que je me mis à songer au vide qui m’attendait si je sortais vainqueur de notre duel. Eléonore avait recommencé sa vie loin de moi. Ma propre fille me faisait payer mes absences répétées en refusant de me voir. Salazar était la dernière brique solidement maintenue. Le yin et le yang seraient rompus à jamais si je l’expulsais de ma vie en cet instant. Personne ne peut concevoir ce qu’aurait fait le capitaine Achab s’il était sorti victorieux de sa lutte contre Moby Dick. La raison même de son existence, sa volonté et tous ses choix ne dépendaient que d’une chose.
Je ne comprendrai que bien plus tard que j’allais faire le mauvais choix. J’allais détruire toute lumière au fond de moi. Définitivement. Et celle des futures victimes à venir. Cette lumière que je cherchais pourtant à faire briller à mes débuts dans la police. Toute la crasse que j’avais cherché à balayer n’avait fait que voler dans les airs en une poussière de férocité, de perversité et de méchanceté. Et elle était entrée dans mes bronches. Dans mon sang. Mon cœur. Egoïste et noir.
– Te traquer. Me fuir. Encore et encore. Nous y voilà enfin Salazar, tout au bout du chemin. Tu savais que ce moment arriverait… tôt ou tard. Non ? Quand je pense à tout ce que j’ai laissé dernière moi pour te mettre la main dessus.
– C’est bien joli mon pote, mais je ne sais même pas qui tu es, putain !
– Oh, eh bien, tu vas apprendre à me connaître. On va continuer à jouer tous les deux.
Salazar le sadique s’est redressé, une lueur de défi dans les yeux. Dix ans passés à sa poursuite, et il ne savait même pas qui j’étais, ni tout ce que j’avais perdu sur la route. Cela ne pouvait pas finir ainsi. J’ai lentement levé mon arme au dessus de ma tête, en direction des cieux sombres qui nous observaient entre les plaques de tôle disjointes du toit de l’abattoir. Il était hors de question que l’on m’arrache le seul attrait qui donnait du sens à ma chienne de vie. J’étais le capitaine Achab après tout. La chasse se devait de reprendre. Il fallait que je tire en l’air, dans le vide. Le laisser fuir. Si les anges existent, alors j’ai probablement dû en tuer un ou deux.
Je visais le ciel. Salazar est resté interloqué quelques courts instants avant de prendre enfin la fuite. Ce fameux soir, j’imaginais pouvoir me sauver, en évitant de mettre un terme à notre duel et ôter tout intérêt à mon existence, à ma volonté et à mes choix. Ne pas avoir à ressasser tout ce que j’avais gâché. Ne plus songer. A rien.
Si ce n’est à la chasse.
J’étais devenu comme lui.
Salazar sortait à peine de mon champ de vision que je commis l’irréparable. Presser la détente. Et oublier enfin.

Brandan MOULIN

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

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