L’exercice

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de la fille Bernant. Elle naît dans une famille de chasseurs et, toute son enfance, elle suit son père partout, dans les désherbages et les labours, à la chasse aux canards sur la tonne arrimée en Garonne, chez le marchand de fusils et de plombs à cartouches. Dans la lignée Bernant, on subvient aux besoins en protéines de la famille par la chasse au petit gibier. Les dimanches de civet, on se raconte les détails techniques et balistiques du tir au fusil et le dernier souffle de la bête qu’on est en train de manger.
La fille Bernant aime la compagnie de son père. En silence pour ne pas déranger la nature, ils traversent la forêt pour chercher des champignons, sautent des fossés en vue du talus à morilles, rampent pour observer lapins et chevreuils. Jamais de sport inutile. La lignée Bernant sait marcher des heures pour l’élégance d’un gros cèpe à tête noire et sprinter pour traverser un pré interdit, mais refuse de s’esquinter à la course en rond, de haleter devant témoins ou de se mâcher le cul sur un vélo sans but.
Les Bernant trouvent pathétique l’exercice gratuit.
Un jour la fille Bernant est saisie de nausée et de révolte au récit de la mort d’un lièvre. Elle s’habille comme une hippie, conteste les menus de la cantine de son collège, les Bernant pensent qu’elle va bientôt fumer de la drogue.
La fille Bernant entre en âge ingrat.
Désormais, sentant les années plomber ses jambes, le père Bernant ne chasse plus.
Il poursuit néanmoins la formation balistique de sa fille, pour le plaisir. Elle n’a jamais voulu tirer sur une bête, mais apprend avec délices, calée tout contre son père, le maniement du fusil de chasse.
Pour le nouvel an, ils ramènent à la maison une boule de gui, officiellement au prétexte de porter bonheur. En réalité, leur grand plaisir consiste à repérer la plus belle, bien dense, au fond des bois, à évaluer sa trajectoire jusqu’au sol puis ajuster un tir de fusil précis comme un coup de serpe sur l’accroche. Elle excelle à cet exercice.
La fille Bernant ne tourne pas si mal.
Un jour, en même temps que la ville, le rock’n roll et les soirées bière et fumée, la fille Bernant rencontre l’amour. Il est libre et fort, joyeux et avide de vie et de bonheur. Ils se croient d’accord sur tout, de politique en mode de vie, de goût pour la nature en musiques du siècle. Toutes les forces de leurs jeunes corps leur servent à faire l’amour, beaucoup.
La fille Bernant devient femme-femme.
Puis, son amoureux veut s’installer avec elle, puis il veut s’établir dans la ville, puis il l’éloigne de la chasse au gui et de son père, puis il se met à lui vanter les joies du sport et à trouver qu’elle s’empâte et que l’exercice lui ferait autant de bien qu’à lui. Ferraillant contre toute singularité de la fille Bernant, il semble vouloir façonner à grands cris une laitière vache en pouliche intrépide. En confusion sentimentale, elle accomplit de nombreux efforts. On la voit randonner en montagne et pédaler en plein soleil, à l’heure où même l’agriculture fait la sieste, sous les beuglements dominateurs de l’amoureux autoproclamé coach sportif.
Aliénée, la fille Bernant transpire.
Elle finit par refuser ces absurdes excitations, il fait la tête. Si l’amour rend stupide, la fille Bernant possède l’instinct salvateur des animaux et, pour avoir la paix, elle choisit la natation. Il nage comme un menhir alors qu’elle glisse dans l’eau avec l’efficacité et la grâce d’une baleine. Dépassé, il décide de ne plus la suivre à la piscine et d’exprimer seul sa frénésie bruyante en altitude. Le couple trouve ainsi un équilibre, chacun à son exercice.
Soudain il veut un enfant. Il la tanne et la saillit, soir et matin. Elle tombe enceinte. Il change d’avis, l’enjoint d’avorter. Elle n’avorte guère. Il reveut l’enfant, mais aussi poursuivre à sa guise l’acharnement musculaire qui entrelarde de performances sa vie d’andouille.
Quoiqu’un peu rincée par les voltefaces de son couple, la fille Bernant couve, heureuse. La tendresse, c’est important, la tendresse, la vie, l’émotion, elle rêve de nager avec son enfant, flan contre flan. L’œstrogène est bonne came.
La fille Bernant devient mère.
Maintenant leur fillette a deux ans. Un matin de vacances, le jeune papa est ronchon. Il n’a pas aimé la légèreté de la fille Bernant quand, la veille, un chien a griffé leur voiture… Il rumine. Elles ont tant ri toutes les deux ! Une égratignure pas bien grave, disait-elle. La petite entraînée dans les rires de la grande … la grande ? La grosse plutôt ! Elle est toujours fatiguée pour baiser, elle ne se maquille même plus et ne pense qu’à rester assise, son enfant contre elle. Je vais la secouer, moi.
« Bon, nous on y va, on va à la voiture, t’as qu’à nous rejoindre, t’en finis plus ce matin ! »
La fille Bernant sent foirer l’espoir de vacances harmonieuses : prendre le temps de traîner en terrasse, dormir, se baigner, regarder le monde, flairer ce bébé doux, choisir des jolis habits aux couleurs gaies, ensemble rire à la vie.
Elle s’habille en hâte et sort à leurs trousses.
En fermant la porte de la location de vacances, elle entend un coup de frein. Elle se retourne et d’abord aperçoit l’autre con, une main sur son menton, l’autre sur la hanche, les yeux furieux et bloqués sur 4 chiures d’oiseaux qui maculent leur voiture. Outragé de caca sur capot, il a lâché la main de sa fille. Un bruit flasque achève celui des freins et la fille Bernant voit, chaussée d’une sandale rouge, une petite jambe détachée, propulsée en l’air, suivie d’une gerbe de sang et de morceaux de hachis. Le tee-shirt joyeux choisi plus tôt dans les rires et les bisous gît sous un pare-chocs dans un reste embrouillé de son enfant mort.
Tout en glissant dans un coton comateux avec acouphènes, la fille Bernant entend gueuler : « mais je croyais qu’elle me suivait ! ».
Pendant les premiers mois à l’hôpital, elle hurle tous les jours, à l’heure de l’accident, un cri de ventre arraché qui rend nerveux tous les soignants. Et le jour et la nuit, se fige la vision du fusil de son père, de face, deux trous noirs lisses et profonds en capacité d’arrêter les simagrées de la vie. Puis, elle sort de l’hôpital.
La fille Bernant se sent éviscérée.
Elle passe des heures dans la vieille tonne à canards, à contempler l’eau et sentir la vase. Ça l’apaise un peu, c’est une petite vie, elle s’y accroche et apprivoise l’idée de ne jamais nager flan contre flan, comme baleine et baleineau avec son enfant.
Elle regarde le martin-pêcheur, les aigrettes et les poissons.
Un jour, un grand tapage survient. L’autre con court au bord du fleuve, moulé d’arrogance et de lycra, pectoraux en avant, cul serré, souffle malodorant et propulsion de gerbes de sueur. Tout à sa débile performance, il dérange tous les lapins. La vision du fusil à face de mort revient.
Jour après jour, la fille Bernant attend.
Une tempête pluvieuse fait monter le niveau du cours d’eau et détruit quelques arbres. Maintenant, une grosse branche de peuplier se retrouve ballante, suspendue au-dessus du sentier du bord du fleuve par un tout petit morceau de bois.
Alors, la fille Bernant calcule, étudie le sens du vent, ajuste et recalcule.
Précédé de vacarme, le connard arrive. Elle tire.
Tandis qu’une fine grêle grise de plombs retombe alentour, le balancier de la branche décrit un arc de cercle parfait de chistera bien menée, fauche les jambes en sueur, soulève et projette l’engeance dans le remous violent et marron du fleuve en crue.
La fille Bernant regarde le connard s’agiter, hurler, battre l’eau et chercher l’air, puis couler comme un menhir.
En rangeant le fusil dans sa housse, la fille Bernant ricane toute seule et ce n’est pas sans une certaine émotion que je l’entends penser : quelle bonne idée de venir courir au bord de l’eau, décidément, l’exercice lui a toujours été profitable.

Claire CONSTANS

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés