Médecine létale

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de l’inspecteur le plus ordinaire qu’il m’ait été donné de rencontrer. Issu de la classe moyenne, à la suite d’une enfance banale poursuivie d’études quelconques, le hasard le conduisit tout naturellement vers une carrière dans la police. Il y gravissait péniblement les échelons jusqu’à cette soirée de janvier…
Sa montre était bloquée sur le 36. Il avait beau se dire que ce n’était pas possible avec un cadran à 31 positions, la réalité contredisait la théorie, comme souvent. Perdu en conjectures, il ne décrocha le téléphone qu’au bout de la huitième sonnerie. Le commissariat de quartier lui annonçait la découverte du corps d’une femme dans un immeuble situé 120 rue de la gare. Le légiste, déjà sur place, l’attendait.
En arrivant au troisième étage, il vit les mots qui jonchaient l’escalier. Frigidaire, pouffiasse, PQ, Henri, assurance, pharmacie, lapin, cantine… Sur le palier c’était des phrases entières qui sortaient de l’appartement et s’enroulaient autour des arabesques de la rampe en fer forgé. Les plus longues atteignaient même le plafond, utilisant les virgules pour s’agripper au murs. « Ah inspecteur, je vous préviens c’est pas beau à voir ! » prévint le légiste occupé à ranger son matériel. « Elle aura probablement fait une crise d’incontinence verbale due à une surcharge mentale passagère. Les phrases auront fini par l’étouffer, à moins qu’elle n’ait succombé à une hémorragie syntaxique. J’en saurai plus après l’autopsie… Et attendez un peu avant d’aller sur la scène de crime, la scientifique passe la pièce au lapsus révélateur. »
La victime gisait sur le dos au milieu du tapis indien. Sa tête cachée par un nuage improbable de mots et de signes de ponctuation qui se matérialisaient aléatoirement avec un petit grésillement, à la manière d’électrons probabilistes ayant un faible pour l’interaction. Elle tenait un cahier serré dans la main. Elle avait tenté d’appliquer la méthode recommandée en cas de crise consistant à ouvrir un cahier grand carreaux à spirale afin de permettre au flot de paroles de s’écouler avec un débit suffisant, en vertu de la seconde loi du différentiel de pression rhétoricienne. On apprend ça en cours de secourisme. Mais là, visiblement, cela n’avait pas fonctionné… Il se mit machinalement à arpenter l’appartement à la recherche de nouveaux indices, piétinant couches de déblatérations et autres billevesées. Les scrupules en profitaient pour s’accrocher à ses chaussures, se faufilant entre le cuir et la chaussette réglementaire. Il allait encore galérer pour s’en débarrasser… Mais peut-on être un bon flic sans scrupules ?
« On vient de recevoir le résultat des tests ADN » l’interrompit le légiste en brandissant son téléphone. « Mais rien de très exceptionnel. Le taux de pékin moyen est dans la norme. Le test de Polnareff dit non-non-non-non. Seuls les gènes de conductrice de train corail sont très au-delà de la limite. 21 PLM sur l’échelle Paris-Nice ce n’est pas banal. On pourrait avoir affaire à un syndrome de Simone, la voix de la SNCF… J’ai aussi récupéré le bilan du lapsus. Il révèle des traces significatives d’onomatopées, probablement utilisées pour sa consommation personnelle. Je contacte la brigade lexicale pour savoir si elle a des antécédents. »
L’affaire était au point mort. On n’était même pas sûr qu’il y ait eu meurtre. Pas de mobile, pas de témoin, à peine une enquête. Il continua d’examiner la pièce sans conviction. Pas de trace de lutte, de meuble renversé, de sang ou d’éraflure. La bibliothèque contenait une collection de BD impeccablement rangée par titres et numéros croissants. L’inspecteur s’attarda sur la série des Nestor Burma dessinés par Tardi. Que du très bon ! Il ouvrit intuitivement Brouillard au pont de Tolbiac et commença à feuilleter… Quelque chose n’allait pas… Les dessins avaient perdu leurs dialogues. Des bulles d’un silence criant. Il en prit un second. Pareil ! Un troisième, un quatrième, puis toute la rangée… Muets ! Un bref sondage confirma que tous les livres, y compris les romans, avaient une extinction de voix. Il ne faisait pas de doute que tous ces mots retrouvés depuis l’escalier jusqu’au salon provenaient des livres, non de la bouche de la victime. Sur le côté d’une étagère, un petit cadre ayant échappé à ses investigations montrait une photo sur laquelle un homme l’enlaçait devant une gondole. Et d’ailleurs, cet homme ressemblait à… non ! Tout de même pas…
« Je vois que tu as compris » ironisa le légiste en lui plaquant un tampon humide sur la bouche. « Pourtant ce n’est pas faute d’avoir semé des fausses pistes. Non, ce n’est pas du chloroforme, je laisse ces méthodes désuètes aux auteurs d’après-guerre. J’ai beaucoup mieux ! Cela peut aussi aider à se débarrasser d’une maîtresse trop encombrante. C’est une sorte d’encre sympathique de ma fabrication, tellement sympathique qu’aucun mot n’y résiste. Dès qu’ils la sentent ils deviennent dingues et se jettent sur la source de l’odeur. Tu vas avoir le privilège d’y assister en direct, mais j’ai bien peur que tu ne puisses en parler à quiconque… » Il ouvrit sa sacoche et en sortit un dictionnaire. Un flot de noms, adjectifs, adverbes, locutions se déversa sur l’inspecteur sidéré. Le dictionnaire en perdit son latin. L’inspecteur perdit successivement, et dans cet ordre, l’haleine, le nord, la raison, conscience et pour finir, la vie.
Ici s’achève les aventures tragiques d’un obscur serviteur de l’état, mort dans l’exercice de ses fonctions, assassiné avec la complicité du petit Robert. Quant au légiste il a rapidement retrouvé une nouvelle maîtresse. L’exercice lui a toujours été profitable.

Philippe BROUSSON

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés