Râle d’acier
J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. Ça tient à peu de choses finalement. Oui, trois fois rien. Du hasard, de l’ennui, de l’innocence aussi. Un malheureux concours de circonstances, c’est pas comme ça qu’on dit ?
Billy, je l’ai rencontré en entrant en CM2. Les nouveaux qu’on était. Dans ce genre de bourg, ça suffit à faire de deux gamins mal dégrossis un joli p’tit lot de bêtes de foire. C’était le neveu de Robert, le ferrailleur à la sortie du village. Un jour le Robert était un sale type qui n’avait pas de famille, le lendemain, il était le tuteur d’un gosse débarqué par le bus du soir… Ça, bien sûr, je ne l’ai su qu’après. Une fois que j’ai été suffisamment du coin pour que les potins du village fassent aussi partie de mon histoire… On n’a jamais vraiment su ce qu’il venait foutre là Billy. Moi pas plus que les autres. En fait, personne ne savait rien de rien : sa mère ? Inconnue au bataillon. Son père ? Même la mère ne devait pas connaître son nom. Et puis franchement : Billy ? Rien que ce prénom de rosbeef suffisait à le rendre louche. Moi, c’était différent. J’étais le fils unique du nouveau boulanger. Un homme bien, respectable, qui savait rester à sa place. Un des rares étrangers qu’on pouvait tolérer.
A dix ans, le Billy avait déjà une sale gueule. Rouquin dépenaillé, son œil gauche qui disait merde à l’autre, les poings toujours serrés, il sentait l’embrouille et la castagne à plein nez. Il m’a tout de suite repéré. C’était pas difficile remarquez, j’étais le seul gosse à lui foutre la paix. Pas parce que j’étais plus gentil. Ça non. La meute n’avait tout simplement pas eu le temps de me bâfrer. Qu’est-ce qu’il risquait Billy à m’approcher ? Maigre comme j’étais, d’une baffe il pouvait se faire respecter. Je n’ai même pas essayé de lutter. Je m’emmerdais comme un rat mort, et mon père ne voyait pas d’un bon œil ce fils de rien, ce rejeton du mal. Alors bon, même s’il fallait lui faire ses devoirs, même si je n’avais jamais mon mot à dire, mon camp n’a pas été difficile à choisir.
Trouver où se réfugier. Tous les recoins du village étaient déjà occupés par la meute. Sitôt qu’on y mettait les pieds, on se faisait canarder par une armée de lance-pierres entraînée sur des merles. Alors pensez : pour eux, nous n’étions qu’une grosse plaisanterie ! Le seul territoire qu’elle n’avait jamais pensé à annexer, c’était la décharge du Robert. Trop dangereux, trop bruyant, trop sinistre. C’est devenu notre royaume. De la tôle, des barres de fer, des vieilles bagnoles, de la ferraille en veux-tu en voilà qui ne valait même plus un clou. Ce qu’il vendait, le Robert le stockait dans le hangar qui faisait cinq fois la taille de sa maison. Toujours plein le hangar. Alors quand il avait besoin de faire de la place, il balançait dans le champ du dessus, exposé plein vent. Le bruit que ça faisait… Les falaises n’étaient qu’à une centaine de mètres, les bourrasques ne s’arrêtaient jamais. Elles s’engouffraient dans ce cimetière de fer, le faisaient hurler, beugler, brailler, le peuplaient de spectres assourdissants qui avec le temps devinrent nos pires alliés.
On pouvait y faire ce qu’on voulait dans cette décharge, personne pour nous entendre. On ne s’entendait pas nous-mêmes, c’est dire ! C’est pour ça que le Billy et moi on a appris à lire sur les lèvres. Sans ça, on restait sourds comme des pots. Le bruit nous rendait invisibles, des farfadets en cavale. Longtemps on a joué comme tous les gosses : explorer, casser, détruire, reconstruire, trouver le truc qui manquait pour terminer notre dernier repaire. Un jour qu’on cherchait justement, Billy a découvert une portée de chatons. Dix jours à peine, les yeux tout juste ouverts sous une chatte famélique. Quelques gras de jambon, deux trois soucoupes de lait et elle nous laissait approcher. Et puis un soir, on en a trouvé un bloqué sous l’arrête d’une plaque rouillée. Impossible de le dégager. Le chaton était coincé, la tôle était coincée et plus on essayait, plus le tranchant lui rongeait les chairs. Il saignait et on voyait bien qu’il souffrait. Sa gueule s’ouvrait et se fermait pour laisser sortir ses plaintes. On n’entendait rien. Juste le vent, encore le vent qui faisait rugir le fer. Est-ce que c’est ça qui nous a rendu fous ? Ce monde sans son qui nous coupait de tout ?
Le chaton coincé, on n’a pu que le regarder s’épuiser. Quand il a eu fini de bouger, on était tout drôle, on pouvait plus jouer. A force d’errer, le Billy a eu une idée. Pour voir. Ce que ça faisait un chaton sans moustache, les poils brûlés, une patte cassée, un œil en moins. Ça se cogne, ça saigne, ça tombe, ça se traîne, ça agonise. Tout ça sans un cri, sans rien qui vous fasse sentir à quel point c’est réel, à quel point c’est vivant. Billy rigolait, je l’imitais. Combien de pêcheurs vident leurs prises sans les avoir assommées ? Combien pourraient le faire sur un lapin ? Tous les chatons y sont passés. J’ai cru qu’on en avait terminé.
Le lendemain est arrivé Laurent, main accrochée à celle de sa mère qui venait s’installer chez le Robert. Quatre ans de moins que nous, des yeux comme des billes et l’entrain qu’ont les petits quand des plus grands les entraînent dans leur sillage. Du sang neuf, un bol d’air dans tout ce vent. A un moment, j’ai eu besoin de pisser. Quand je suis revenu, Laurent était à terre, il se traînait, n’arrivait plus à se relever. Comme les chatons. Plus gros qu’eux mais les mêmes gestes, les mêmes dégringolades. Et le Billy se marrait, bouche grande ouverte et acier hurlant. Comment ça s’est terminé ? Je ne sais que ce qu’on en a dit : Laurent avait été retrouvé inerte, le Billy assis bien sagement à côté de lui. J’ai menti vous savez. C’est vrai que j’étais rentré chez moi en courant comme un dératé. Mais pas parce que j’avais oublié de sortir le chien comme mon père m’en avait chargé. Seulement parce que je n’avais pas trouvé le courage d’arrêter Billy, seulement parce que sa méchanceté, c’est avec moi qu’il l’avait modelée.
Les pompiers sont venus, la mère a suivi son gosse à l’hôpital, les deux jambes cassées, un poumon perforé. Il s’en est sorti. Incroyable non ? Boiteux mais vivant. Billy avait repris le bus du soir deux jours plus tard. J’ai cru que c’était fini. J’ai cru qu’avec le temps, les cauchemars s’estomperaient, que l’oubli viendrait. Le Billy, je ne l’avais jamais recroisé. Mon père n’avait pas manqué de me dire qu’à la mort du Robert, il était revenu s’installer. La nouvelle m’avait pétrifié et les courants stridents avaient de nouveau inondé mes rêves. Personne ne savait que j’avais tout vu. Moi si. Mon silence me donnait envie de crever.
Noël. Comment y échapper ? Trois jours à contempler le regard vide de mon père, la soumission de ma mère. Le téléphone a sonné, je me suis précipité. Billy. Sa voix, je ne l’ai pas reconnue. Mais qui d’autre aurait pu me dire « Rendez-vous à la décharge dans deux heures. Viens, on va bien rigoler » ? Hein ? Qui d’autre ? J’ai raccroché sans un mot. Jamais je n’aurais cru y aller. Mes jambes ont été plus fortes que moi. L’envie d’en finir aussi, de briser mon silence, d’étouffer cette rigolade qu’il croyait encore pouvoir partager.
De loin, je n’ai pas tout de suite compris. Le râle de l’acier m’avait saisi. Comme si j’entrais dans un de mes rêves, comme si, une fois de plus, tout ça n’était que chimères. Un homme était à terre. Cheveux de feu, yeux vitreux désaxés : Billy. Devant lui : un autre type avec un flingue au bout des bras. C’est la bouche de Billy qui m’a dit qui c’était : « Laurent » qu’elle répétait en boucle. Laurent. Qui avait retrouvé qui ? Qui nous avait tous réunis ici ? Je me suis approché et Billy a profité de la surprise pour cogner. L’arme a glissé et elle est arrivée juste devant moi, à mes pieds. Je l’ai ramassée. Billy me regardait de ses grands yeux rougis de larmes et de colère. Je ne visais personne. Juste, je la tenais et elle n’était même pas froide. On dit toujours ça des armes, non ? Qu’elles sont froides comme la mort. Elle était tiède. Tiède des mains moites de Laurent. Il avait déjà commencé à reculer. Fais pas le con que ses lèvres disaient. C’est pas après toi que j’en avais. Billy s’était relevé, il venait de mon côté, se mettre à l’abri, chercher son homme de main. Alors j’ai visé. Pas Laurent non, pas Laurent. A quatre pas de moi. Billy. Ajuster. Presser la détente. Et oublier enfin.
Mathilde GUYARD
Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés