Taille directe
Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force le ciseau à bois. Son autre main était couverte de sang. Sa femme était étendue à ses pieds, immobile et affreusement pâle. Autour d’eux, des sculptures d’animaux à un stade plus ou moins avancé encombraient l’atelier.
Au fil des ans, il avait supporté beaucoup de choses de sa femme mais, cette fois, elle avait très mal calculé son coup. Elle avait commis une erreur, une grossière et fatale erreur, en le frappant alors qu’il avait cet instrument tranchant dans sa main.
Elle l’avait appelé plusieurs fois du haut de l’escalier mais il était tellement absorbé dans sa tâche, qu’il ne l’avait pas entendue. Il n’avait pris, brutalement, conscience de sa présence que lorsque, après être descendue au sous-sol, elle lui avait donné un grand coup dans le dos et claironné dans les oreilles :
– RAYMOND, vieil IMBECILE ! Tu ne peux pas répondre ?!
En vérité, c’était plus une tape qu’un coup mais elle n’aurait jamais dû montrer autant d’agressivité alors qu’il était en plein processus de création avec, à la main, son ciseau à bois aussi dangereux qu’un cutter.
Un instant, presque à regret, il se permit un sentiment de pitié. Il y avait bien longtemps que l’amour, si fort et exaltant du début, s’était banalisé en affection, en camaraderie puis en simple sympathie. Vivre avec une maniaque autoritaire, sujette à moult sautes d’humeur, est loin d’être facile une fois la retraite venue et une promiscuité de tous les instants imposée. Heureusement qu’il avait son atelier comme sas de décompression, havre de paix et de sérénité. Il s’y sentait comme dans une de ces réserves à l’accès strictement réglementé où certaines espèces en voie de disparition peuvent continuer à s’ébattre en toute liberté. Malheur aux malintentionnés qui cherchent à s’introduire de force, sans respecter les règles.
De sa poche, il sortit un chiffon avec lequel il essuya le ciseau avant de le reposer sur l’établi. Il entortilla ensuite sa main couverte de sang chaud et poisseux. Il fallait éviter de laisser des traces partout. Paulette était bien trop lourde pour qu’il réussisse à la monter par l’escalier raide et étroit du sous-sol. Il valait mieux la laisser là pour l’instant et simplement, aller chercher de l’eau pour tout nettoyer.
Ses pantoufles glissèrent sans bruit sur les marches.
A peine arrivé en haut, il entendit la sonnerie du téléphone. Il préféra décrocher. A l’autre bout, une voix féminine parut surprise :
– All…Oui… Euh ! Je suis une amie de Paulette et j’aurais aimé lui parler.
Il était très sensible aux voix et celle-ci le surprit de façon extrêmement agréable. A la fois par son timbre, assez bas, sa douceur bienveillante et un léger accent du sud qui traînait en chantant sur les voyelles.
– Elle n’est pas là pour l’instant, répondit-il poliment.
– C’est bien dommage, j’avais des tas de choses à lui raconter. Mais vous êtes sûrement le sculpteur, le créateur de tous ces animaux étranges aux trognes résolument cabossées. Si réalistes ! J’ai pu en voir certains lors du salon des Amis des Arts, au printemps dernier. J’ai bien aimé… Vraiment !
Pris de court par cette appréciation positive, il ne sut que répondre :
– Merci beaucoup… C’est très gentil.
– Vers quelle heure me sera-t-il possible de la joindre ?
– Ça va être difficile. Laissez-moi vos coordonnées, je lui dirai de vous rappeler.
La voix parut étonnée mais donna les informations qu’on lui demandait.
En reposant le téléphone, il se prit à rêver, un instant, à cette Rita qu’il ne connaissait pas mais qu’il imaginait brune italienne aux yeux noirs, terriblement attirante, souple comme une liane et dotée d’un appétit de lionne, lorsqu’il s’agissait de croquer les hommes. De la dynamite en somme, rompue à toutes les audaces… « J’aime beaucoup ce que tu fais, l’artiste. Si t’es cap d’y aller et de tenir la distance, forcément, je serai partante aussi !! ». Il sourit en pensant qu’il idéalisait sûrement un peu, trompé en cela par les revues pour seniors qui présentaient, à longueur de pages, des sexagénaires sexy, au top de leur forme physique et de leur libido, paraissant vingt ans de moins que l’âge réel inscrit au compteur de la carte d’identité.
Ce salon des Amis des Arts, avait été une très bonne opération. Avec de nom-breuses personnes, il avait pu s’entretenir de son approche artistique en insistant, bien évidemment, sur le niveau de concentration et la vitesse de réaction requis dans le processus de sculpture en taille directe. Il avait, de plus, réussi à vendre quelques belles pièces et tapé dans d’œil d’une admiratrice. Que demande le peuple ?!
Traversant le couloir sur l’épaisse moquette, il entra dans la chambre de sa femme. Il n’y venait quasiment jamais depuis qu’ils avaient opté pour la formule lits séparés, bien des années plus tôt.
Il ouvrit l’armoire à la recherche d’une serviette de toilette. Sans la moindre précaution, il bouscula plusieurs piles de linge, détruisant consciencieusement le bel agencement qui régnait là. Une paire de drap fut projeté au sol, un lot de sous-vêtements sur le lit. Il prenait plaisir à tout déranger, déplacer de façon anarchique, dépareiller en dépit du bon sens. Le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir !
Finalement, il se rappela qu’elle stockait à présent ses serviettes dans un meuble de la salle de bain. Il ne se servait, lui, que de la minuscule pièce d’eau attenante à sa chambre du premier étage. Il tâtonna pour trouver le bouton et la pièce s’illumina, révélant carrelage imitation marbre, glaces omniprésentes et dalle de verre où était encastrée une gigantesque baignoire. Il avait oublié à quel point l’endroit était luxueux. Ce serait pour le coup assez amusant de le réinvestir.
Il se lava les mains avec soins jusqu’à ce qu’il ne reste plus une trace de sang. Il allait jeter le chiffon ensanglanté dans la corbeille quand il se ravisa. Il l’enveloppa dans un carré de sopalin et le glissa dans sa poche. Sous la large vasque du lavabo, il trouva des serviettes d’un blanc immaculé. Il avança la main puis hésita comme devant un sacrilège. Allons ! Personne n’allait lui interdire d’en prendre une ! Il saisit la première sur la pile et se sécha les mains avec. Pensant qu’il aurait à s’en servir plus tard, il laissa la serviette enroulée autour de son poignet.
Dans la cuisine, il prit une grande casserole profonde et la remplit d’eau à moitié. Son regard tomba sur la plage des Caraïbes ou de Polynésie qui décorait le calendrier des postes épinglé près du frigidaire. C’était le genre d’endroit idyllique dont il avait toujours rêvé. Un ciel résolument bleu, une mer turquoise, la brise légère venant du large, le sable fin sous les cocotiers et, près de lui, bien sûr, une tendre et belle et douce amie, en petit bikini un poil trop étroit… Magique complicité dans la beauté de l’instant ! Un truc fantastique. « Si t’es cap d’y aller et de tenir la distance, l’artiste… » Il n’était peut-être pas encore trop tard pour vivre cela.
En tenant la casserole en équilibre, il redescendit l’escalier du sous-sol. Le silence était total et le visage de Paulette, d’une pâleur mortelle. Il se mit à genoux, déroula la serviette qui emmaillotait sa main et l’examina avec soin. Il voulait être certain que le sang avait cessé de couler de la blessure qui entaillait sa paume.
Doucement, il commença à tamponner le visage de sa femme avec l’eau froide. Un léger frémissement agita ses paupières. Une grimace tordit ses lèvres et elle ouvrit un œil en gémissant. Cela resterait toujours, pour lui, un grand mystère ! Pourquoi diable une maîtresse femme, droite dans ses bottes et au caractère si bien trempé, s’évanouissait-elle aussi facilement à la simple vue du sang ?
L’escapade amoureuse aux Caraïbes avec une belle sexagénaire, ce serait pour une autre fois mais il savait à présent comment il pourrait la concrétiser. L’idée était là, en germe, bien implantée dans son crane. Il se surprit à penser :
– Pour retrouver ta liberté, mon p’tit Raymond, y’a pas cinquante solutions… T’as vu ce qu’il fallait faire. Démerde-toi avec ça et le prochain coup sera le bon !!
Jean-Luc GUARDIA
Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés