Morientis

J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. J’aimerais raconter la faim, le froid, la boue, les hurlements, la peur qui vous tord le ventre, le vacarme qui déforme la tête et fait fuir le sommeil. J’aimerais raconter le courage, la détresse, la douleur, la vaine espérance que tout finira bientôt et qu’il nous sera donné de retrouver la paix d’avant. J’aimerais raconter que rien ni personne n’est à sa place. Que les sons ne sont que des bruits. Rien n’est agréable à entendre. Nous écoutons par obligation. Que les odeurs ne marqueront nos mémoires que pour y faire naître les pires cauchemars. Les gaz, le sang, la poudre, la mort, tout est puanteur. Chaque chose que nous voyons repousse les limites de notre imagination dans l’horreur. Tout ici voudrait effacer jusqu’à notre goût de vivre.
J’aimerais raconter que cette attaque sera la dernière. Que plus jamais le sifflet ne nous lancera hors de la tranchée, troupeau déshumanisé, imbibé de mauvais alcool, refusant de penser que la mitraille peut nous déchirer les entrailles, les obus nous écarteler, courant au devant d’un ennemi qui nous ressemble comme notre reflet. Pauvres types, patriotes exaltés ou simples soldats qui font leur devoir. J’aimerais raconter que nous ne sommes que de la chair à canon. Eux. Nous.
Je voudrais m’assoir près du poêle, un bol de soupe au creux des mains et raconter. Mais je cours, tête baissée, l’arme serrée bien fort dans mon poing, hors d’haleine. Je cours, je me jette à terre, je me relève. Je distingue à travers les gerbes de terre et la fumée étouffante les hordes hurlantes qui veulent ma peau. Je m’aplatis au fond d’un trou pour reprendre mon souffle. Je ne sais même plus si je veux vivre ou mourir. Et puis je les entends, ils sont tout proches à présent. Je les entends aboyer dans cette langue que je ne connais pas mais je comprends que c’est maintenant que je dois choisir. Pour mourir il me suffit d’ôter mon casque et de me relever. Prendre la posture d’un homme, d’un être humain qui refuserait cette orgie de chairs sanguinolentes. Pour vivre, je dois m’abaisser contre la terre. Etre aussi invisible qu’un rat, qu’un vers, qu’une larve. Et relever la tête pour ajuster mon tir.
Où donc est passée ma conscience? Pourquoi laisse-t-elle la place à mon instinct? L’espace d’un instant je vois son visage. Il a le même âge que moi et il porte dans son regard tout le fardeau de l’humanité. Nous sommes lui et moi aussi vieux que la part sombre du monde. Nous sommes l’instrument de la fureur de notre espèce. Tout va très vite. Mon doigt se crispe ici et sa tête éclate là-bas. Son corps s’écroule et mon âme se désintègre.
Je voudrais me souvenir que je n’ai jamais tiré que de petits plombs dans des lièvres que ma mère cuisinait. Mais mes lèvres sont collées à la terre froide et compacte de ce trou d’obus. Sans âme ni humanité désormais, je lève mon arme et je tire. Une épaule qui jaillit. Un genou qui cède. Les cibles s’effondrent et peu à peu le tumulte se calme. Je n’entends plus que les cris déchirants des blessés. Les seuls mots de leur langue que je comprends sont ceux qui implorent la pitié, qui appellent au secours la bienveillance ou la tendresse d’une mère. Ils se mêlent aux appels de mes compatriotes. Etrangers ou maternels, leurs mots sont lacérés par la douleur, étranglés, gargouillants, aigus ou essoufflés. L’incongruité de leur espoir m’arrache un sourire sardonique. On arrive ici humain. Le corps abîmé ou pas, on en repart délesté de la moindre part d’innocence, de rêve ou d’espérance, de la moindre lumière qui pourrait rendre un homme bon.
Je roule sur le dos au moment où j’entends hurler un ordre. D’un bond, je saute de l’autre côté du trou et je rampe pour rejoindre ma tranchée. Hagard, je ne comprends même pas que je me vautre dans de la chair humaine. J’avance. Et puis je croise un regard vide. Son néant m’accroche et m’attire. Je voudrais stopper ce hurlement fou qui jaillit de ma gorge. Que ce souffle de vie formidable relève le cadavre de mon cher camarade allongé dans la boue. Je cherche sa main là où il ne reste plus qu’un amas de viande. Je m’assois. Les sanglots m’étouffent et m’aveuglent. Et puis tout se fige. Je sursaute et mon esprit revient. Mon casque glisse sur mon front et tombe entre mes jambes. En le suivant du regard je découvre mes entrailles qui dégoulinent. La douleur éclate.
Je voudrais oublier le canon qui fume face à moi, à peine à quelques mètres. Les cadavres désarticulés. Les trous. Le paysage désolé. Les barbelés. La frénésie de la mort. L’absurdité de la vie. Mon arme encore serrée dans mon poing. Et puis cette douleur qui me consume sans faire mine de vouloir m’emporter. Le temps qui passe ou qui s’étire. Je n’en ai plus la moindre idée. J’oublie que cet enfer a des frontières puisque désormais il est en moi. Mes jambes ne répondent plus. Mes bras peuvent encore poser l’acier sous mon menton.
Fermer les yeux.
Ne plus écouter.
Ne plus espérer.
Presser la détente.
Et oublier enfin.

Céline PATISSIER

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés