De la réintroduction des espèces en milieu hostile


Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. C’est comme ça qu’on l’a retrouvé ce matin vers cinq heures. Il gisait près d’une benne à ordures. Les services de la voirie nous ont prévenus.
Jane, stagiaire au commissariat du premier arrondissement, s’appliquait à décrire les faits. Le commissaire hocha la tête marquant ainsi le début officiel de l’enquête.
– D’après les premières constatations, il serait mort vers deux heures cette nuit. Le décès serait dû à un empoisonnement au chlorate de topinambour. Ce teint zébré vert et mauve ne laisse aucun doute. Il avait dans la main des graines de quinoa. Pas de signe particulier, sauf un drôle de bracelet à la cheville avec un numéro de série.
Le commissaire émit un « Bigre ! » de circonstance, suivi d’un « Bretzel liquide ! » avant d’étaler ses connaissances en zoologie urbaine :
– Ça m’a tout l’air d’un crétin. On l’aura piégé. Ils ne résistent pas aux graines… Il y a quelques années les associations de protection de la nature ont fait une campagne pour la réintroduction du crétin des Alpes. Tu es trop jeune pour t’en souvenir, mais à l’époque ça avait fait des vagues. Ils ont ré-introduit quelques individus sur les pentes de la Croix-Rousse, le crétin aime bien le relief. L’isérois s’est bien adapté, il est plutôt rustique, par contre avec le haut-savoyard ça n’a pas marché. A moins de huit mille euros le mètre carré il se laisse dépérir. La région n’avait pas le budget. Dans notre cas, nous avons un beau spécimen de Piolus Piolus mâle. Il possède tous les attributs caractéristiques de l’espèce : Sandales, sac à dos, vêtements en chanvre équitable et il est bagué. Il doit loger dans le quartier. Avec un peu d’habitude on peut trouver ses traces. Ce bonnet Quechua en laine de lama cloué sur le platane, par exemple, signale aux autres membres la limite de son territoire…
Jane ne pouvait détacher son regard du cadavre…
– C’est la première fois que j’en vois un d’aussi près ! C’est émouvant, je croyais l’espèce disparue… Ho ! Là-bas ! Au coin de la rue ! On nous observe !
– Ça doit être sa femelle. Elle porte typiquement son petit devant elle, enroulé dans une longue pièce de tissu orné de motifs africains. Ne fais pas de bruit, tu vas l’effrayer… Et voilà elle est partie ! Bon ce n’est pas grave, on installera une planque près des toilettes sèches, elle finira bien par revenir…
– Je ne pensais pas qu’ils vivaient parmi nous ? David Vincent n’en a jamais parlé…
– L’organisme chargé de la réintroduction a bien fait les choses. Ils leur ont mis des zones de nourriture labellisées AB où l’on trouve des graines en vrac, ainsi que des bornes de recharge pour vélos électriques. Ils se sont bien adaptés et se sont reproduits plus vite que prévu. Il y a eu quelques problèmes au début avec les espèces endémiques, notamment avec le gone à poil ras ou la bécasse huppée d’Ainay, mais ils ont des régimes alimentaires différents et ne sont pas franchement en concurrence. Le premier chasse l’andouillette Bobosse à la tombée de la nuit, la seconde picore sa salade de concombres à la pause déjeuner avec une copine.
– Mais alors qui peut leur en vouloir au point de les supprimer ?
– Tout est possible. Conflit pour l’accès à la borne de recharge, attaque de climato-sceptique, braconnage… Les éleveurs de gones ont toujours vu d’un mauvais œil la réintroduction du crétin. Les commerces AB remplacent les bistrots et les charcuteries mettent la clé sous la porte. Du coup, ils doivent faire des kilomètres pour trouver une Bobosse. On peut comprendre leur mécontentement…
– On n’a aucune piste, on est dans la purée de tofu…
– En attendant, on peut faire enlever le corps. On va commencer l’enquête de routine, interroger les riverains et tutti quanti…
– Qui ça ?
– Commence juste par les riverains… Pour ma part je rentre. On est dimanche et je ne suis pas en service.
Le commissaire monta à bord de sa Juva 4 hors d’âge et bourra sa légendaire pipe de bruyère en grommelant. L’affaire était pour le moins délicate. Il traversa la ville sans encombre, la circulation étant faible à cette heure de la journée.
Lorsque il retrouva son appartement, madame Maigret tentait d’empêcher deux poules voraces d’envahir le composteur à lombrics, tout en surveillant d’un œil expert la cuisson de la blanquette.
– Jules, je n’en peux plus des idées de la mairie ! Il y a d’abord eu le composteur partagé devant l’immeuble, ensuite les deux poules obligatoires et maintenant le composteur individuel ! Ils sont obsédés par le recyclage !
– Une réussite ce composteur public, surtout pour l’invasion de rats qui s’en est suivi…
– Pour les rats, heureusement j’ai réglé le problème. Ça n’a pas été facile mais j’ai trouvé la parade. Le chlorate de topinambour c’est drôlement efficace !
– Tellement efficace que le crétin du dessus en a pris ! Il l’a confondu avec du quinoa. Je l’ai trouvé hier soir en bas de l’escalier. J’ai dû le déplacer cette nuit à la Croix-rousse et inventer une histoire improbable pour la stagiaire. S’il te plaît, n’utilise plus ce truc ! La nuit a été courte et je suis fatigué, alors tes problèmes de composteur, démerde-toi avec ça.

Philippe BROUSSON

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés