La grande honte

« Ils utilisaient du feu dans le temps ». Je n’en croyais pas mes oreilles. Nous étions en pleine discussion sur la transition énergétique, occupés à débattre des avantages comparés de l’énergie nucléaire et de l’hydroélectricité, lorsque Sylvie a lâché cette phrase. Un ange est passé. Sacrément longtemps. Ma femme avait encore fait une intervention dont elle avait le secret. Je ne savais plus où me mettre. Même mon meilleur ami Bernard m’a lancé un regard contrit. Puis la conversation a repris, Sylvie semblait ne s’être aperçue de rien. Elle avait vraiment le chic pour ruiner mes soirées. Au retour, dans la voiture, je n’ai pas dit un mot. Je ne comptais plus les dîners où Sylvie m’avait fait honte. Indubitablement, elle me tirait vers le bas. J’ai pris une décision : j’allais la quitter. Sylvie partait en déplacement le lendemain pour quelques jours, j’irais préparer quelques cartons et m’exiler un moment dans le studio qu’on avait en ville. Lorsqu’elle reviendrait, elle trouverait un petit mot, je n’ai jamais été trop doué pour aborder frontalement les sujets qui dérangent.

J’ai jeté quelques affaires dans la première valise qui m’est tombée sous la main. Mais celle-ci était de taille trop modeste et je suis retourné dans le cagibi pour en chercher une deuxième. J’ai dû écarter quelques sacs pour trouver mon bonheur. C’est là que je suis tombé sur le cahier, posé sur le sol. Un petit cahier noir. Je l’ai ouvert et j’ai commencé à le feuilleter. C’était l’écriture de Sylvie. Peut-être l’avait-elle laissé tomber en allant chercher sa propre valise, ou peut-être était-il en permanence entreposé ici. Une date était apposée en haut de chaque page, la première d’entre elles remontait à un peu plus de deux ans. Seule une vingtaine de pages était remplie, de son écriture fine. Au premier abord, ça ressemblait à un cahier de poésie. J’y découvrais des phrases qui paraissaient anodines, mais certaines étaient beaucoup plus coquines. Chaudes mêmes. J’imaginais Sylvie s’enfermer dans le cagibi pour laisser vagabonder ses pensées et laisser libre cours à ses fantasmes. Ce n’était pas a priori pour me déplaire. Je suis allé à la dernière page. J’y ai lu : « Ils utilisaient du feu dans le temps = une fessée dans la salle de bain avant mon départ ». Il y avait d’autres expressions, mais la décence ne m’autorise pas à tout détailler. La page précédente avait été rédigée un mois auparavant. Parmi toutes ces pépites, je suis tombé sur la considération suivante : « Le soleil est bon pour la santé, à condition de le modérer = glisse ta main sous ma jupe. ». J’ai tout de suite reconnu la première phrase de cette équivalence. Elle l’avait mentionnée lors de notre avant-dernier repas chez des amis. Je m’en souviens très bien, vu qu’elle m’avait, là encore, fait honte. J’ai senti mes mains devenir moites. J’ai arraché le protège cahier. Il y avait un titre sur le bouquin : « Jeux dangereux avec Bernard ». J’ai tout compris. Sylvie et Bernard. Les phrases à la noix qu’elle me sortait en public, c’était un jeu avec son amant. Une façon de pimenter leurs aventures. Et l’autre qui me regardait avec un air désolé. Je suis sûr qu’il bandait comme un porc. Je m’étais fait avoir dans les grandes largeurs. Pas la peine de chercher plus loin qui était le con dans le dîner. Tout ça m’a mis en rage. Dire que je m’apprêtais à quitter mon épouse sans faire de vagues. Ça allait changer.

L’après-midi, je suis allé me vider la tête en allant marcher le long de la falaise. Le ciel était dégagé, quelques touristes avaient fait le déplacement pour visiter la chapelle de la Vierge. La vue était splendide, la mer miroitait et offrait de multiples nuances de bleu. Je venais régulièrement ici me ressourcer. J’avais l’habitude d’emmener mon carnet de croquis, en m’essayant à écrire quelques vers. C’est là que l’idée m’est venue. Alors que je poursuivais ma promenade, j’ai finalisé mon plan. Moi aussi j’avais le droit de rigoler. Et j’avais aussi le droit de me venger. Avant de venir décompresser ici, je m’étais soigneusement renseigné. Un petit coup de fil à la secrétaire de Bernard, en me faisant passer pour un client. Il était en déplacement à Paris. Tout comme Sylvie… Et quand Bernard allait à Paris, il avait son hôtel fétiche. Je savais que je les trouverais tous les deux dans le Novotel situé à proximité de la place d’Italie. J’y serais le soir même, les deux heures de route ne me faisaient pas peur. Au contraire, j’allais pouvoir parfaire mon plan. D’ici là, je disposais encore de quelques heures pour me mettre en condition.

J’avais donc préparé les deux enveloppes et j’avais soigneusement emballé mon pistolet. Je l’avais ressorti du cagibi. Moi aussi j’avais mes petits secrets. Héritage familial. Soigneusement planqué pour n’effrayer personne. Dire que j’étais persuadé que je n’aurais jamais à m’en servir. J’avais fait la route vers Paris sans aucune difficulté et, attablé dans un café, j’avais une vue directe sur la porte d’entrée de l’hôtel. Je m’étais renseigné, Bernard logeait bien ici. Chambre 107. Je n’ai pas eu à patienter très longtemps. Ils sont arrivés à 21h30, bras dessus, bras dessous. Quelques minutes après, j’ai pénétré à mon tour dans l’hôtel. Personne ne m’a rien demandé. J’ai frappé à la chambre 107, Bernard a entrebâillé la porte et j’ai donné un grand coup de pied dedans. Bernard a basculé, j’ai pu refermer la porte et sortir le pistolet. Il y avait eu un peu de bruit, bien sûr, mais rien de trop préoccupant. La vue de mon arme braquée sur eux les a refroidis. Je leur ai fait signe de ne pas faire de bruit et je les ai fait asseoir chacun sur une chaise. On peut dire que j’avais réussi mon entrée. Sans plus attendre, je leur ai tendu leur enveloppe. Je n’avais pas envie de dialoguer avec eux, j’étais le seul maître à bord. J’ai donc commencé à leur expliquer, le plus froidement possible, la règle du jeu. Mais ils la connaissaient déjà, si l’on s’en référait à leurs pratiques lors de nos récents dîners. D’abord, dix phrases à caractère poétique figuraient sur la feuille de Sylvie. Chacune extraite de mon petit carnet à moi. Les dix mêmes, associées chacune à leur implication dans le cadre du jeu que j’avais organisé spécialement à leur intention, étaient reprises sur la feuille de Bernard. Je ne vais pas tout vous lire, bien sûr. Mais il y en avait qui étaient plutôt sympathiques, de mon point de vue. Du style : « la note de l’hôtel est pour Sylvie ». Ou encore : « ce soir on fait chambre à part ». D’autres étaient moins agréables : « au plus l’un de vous deux aura la vie sauve » ou « le premier qui parle meurt ». A chacun de mes vers correspondait l’une de ces joyeuses expressions. J’ai vu Bernard se décomposer au fur et à mesure de sa lecture. J’ai demandé à Sylvie de sélectionner trois phrases. De son choix dépendait la suite du jeu. Elle gardait sacrément son calme, pour quelqu’un qui avait un pistolet braqué sur elle par un mari aux abois. Je lui ai fait signe de se lever. Elle m’a regardé droit dans les yeux, puis elle s’est concentrée sur sa feuille. Elle a redressé la tête. Son choix était fait. Elle a pris une profonde inspiration, et elle s’est lancée : « La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel. »

Thomas CUVILLIER

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés