Le Nord ment

Ils utilisaient du feu dans le temps. Déambulant sur le chemin des douaniers, j’ai pensé aux naufrageurs trompant leurs proies avec des lanternes. Cela me fait tout drôle de revenir à Fermanville. C’est le village de mon enfance et il n’a pas beaucoup changé. La longue plage de sable clair de la Mondrée est toujours battue par les vagues grises et vertes de la Manche et les dunes en pente douce sont toujours recouvertes par ces hautes herbes jaunes, coupantes, perpétuellement mises en mouvement par le vent violent. Le petit port a gardé son aspect de crique miraculeusement protégée des flots furieux mais la carrière de granit rose qui y prospérait jadis est fermée, il n’y a plus d’exploitation de la falaise à cet endroit et les carriers aussi sont partis. Le grand port, en revanche, s’est rempli de bateaux de plaisance, ce n’est plus un port de pêche. Et un hôtel-restaurant « Les flots bleus » – très original ! -, en haut de la butte qui domine le site portuaire, avec ses deux grandes jetées, là où naguère se terrait la vieille mère Legrand derrière ses volets clos, a été ouvert et illumine de ses néons colorés le petit sémaphore.
J’ai donc pu déposer ma valise lorsque j’y ai pris une chambre, avant de partir à la redécouverte de mon petit morceau de Cotentin que je n’imaginais pas si profondément teinté de nostalgie et de tendresse. C’est une agréable surprise, ma foi. J’ai rencontré Thomas, sur la place du marché, dès ma première sortie. Il m’a reconnu aussitôt, avant de m’entraîner chez Emile, dont le café-tabac existe donc toujours, pour « fêter ça, ça s’arrose ». Après m’avoir demandé ce que je devenais depuis le temps, il a appris avec un étonnement respectueux que j’étais devenu « fonctionnaire à Caen » puis, passé cet effort de curiosité pour ma personne, il a commencé à me parler de ce qui pollue toutes les bouches du village depuis une semaine :
– Figure-té, mon vieux, que la mère Voisin a été retrouvée pendue chez elle, il y a huit jours. Y paraît que la vieille s’est suicidée, dis donc… mais c’est bizarre, quand même.
– Pourquoi, c’est bizarre ? Tu sais bien que, chez nous, les vieux se pendent toujours quand ils se suicident, c’est connu.
– Eh bé, c’est bizarre parce que …
Du monde est entré dans le café à ce moment-là et il s’est tu subitement. Il a avalé son calva d’un seul coup, s’est essuyé la bouche sur sa manche, comme autrefois, et m’a invité à dîner le soir chez lui, au Tôt de Bas « tu te souviens où c’est, je vais dire aux copains que t’es revenu ».
Un peu étourdi par cette rencontre, je suis allé me promener dans la vallée des Moulins pour évacuer les vapeurs d’alcool. Je suis entré dans l’église et j’ai fait le tour du cimetière, qui est toujours aussi joli, comme un jardin fleuri perdu au bord d’un petit ruisseau aux eaux si calmes où les écrevisses, j’en suis sûr, doivent continuer à faire les délices des chenapans du village. Puis, irrésistiblement attiré, je suis revenu vers la mer, vers le grand port et, malgré la lumière qui baissait, j’ai fait quelques pas sur le chemin des douaniers, depuis la grande jetée. Je suis allé jusqu’au premier blockhaus, enfoui presque totalement dans la pierre et dans la mousse, et je me suis assis contre lui face à la mer pour mieux voir à l’horizon le soleil tomber dans l’eau, tout recroquevillé pour lutter contre les embruns. A ce même endroit, enfant, j’attendais dans cette position le retour de mon père pendant des heures, j’usais mes yeux et ma patience à guetter son petit chalutier tout en mangeant des souris au caramel. Trop souvent j’entendais ma mère m’appeler, crier mon nom, et je la voyais, si frêle silhouette que le vent entortillait dans son châle noir, s’énerver à ma recherche. Je n’ai jamais compris pourquoi nous étions partis de Fermanville, pourquoi elle avait quitté mon père un beau jour pour s’installer à Paris. Ni l’un, ni l’autre ne m’ont jamais donné la moindre explication. Pourtant, ils s’aimaient, je crois. Quand mon père est mort, en mer, elle s’est conduite comme une veuve, à des kilomètres et à des années de séparation. Quand elle est morte, plus tard, elle tenait entre les mains son chapelet et la photo de leur mariage. Je suis toujours triste quand je pense à mes parents, je les aimais beaucoup tous les deux, ils me manquent encore. Chassant mes idées noires, je suis allé à mon hôtel pour me changer. J’y ai acheté une bouteille de champagne à un prix ahurissant, pour ne pas arriver chez Thomas les mains vides puis, sans me presser, je me suis rendu chez lui, le nez au vent du Nord. Il m’attendait sur le seuil de sa porte, j’ai compris qu’il était heureux et fier que je sois venu. Nous avons mangé en silence la soupe aux fèves et au lard, le lapin au sang, le petit caillé de vache à la ciboulette et au poivre, en buvant des brocs et des brocs de son cidre, tout juste tiré de l’énorme barrique en orme, si fort et si âpre qu’il faut être du coin pour pouvoir l’avaler sans grimace, en avoir tété au biberon comme nous. En bref, tout ce que j’aime et que je croyais perdu à jamais. Il s’était souvenu de tout cela, mon vieil ami. Repus et un peu éméchés, nous avons commencé à discuter du suicide de la mère Voisin. Ce qui était bizarre, en réalité, selon lui, c’est qu’elle n’avait aucune raison de se tuer, son suicide ne s’expliquait donc pas. Il me dit : – Elle avait du fric, la santé, personne à charge, des petits-enfants pour venir la distraire de temps en temps, un beau jardin … En plus, elle avait une bosse sur la nuque, sous la corde qui l’a tuée et j’entends des rumeurs depuis quelques jours. Il se dit dans le village que c’était peut-être bien elle, le corbeau qui empoisonne tout le monde depuis des années et que, en somme, c’est bien fait pour elle ce qui lui est arrivé, etc. Ah tiens, v’là les copains qu’arrivent. Entrez les gars, entrez, on va ouvrir le champagne. On parlait de la mère Voisin …
– Salut, les potes, justement on est venus pour en parler aussi. Thomas, faut que t’arrêtes de dire qu’elle s’est pas suicidée, la vieille, sinon tu vas finir par alerter les flics et nous, ça nous arrange pas du tout. T’énerve pas va, reste assis, on va t’expliquer et à toi aussi surtout, t’es concerné, Môssieu le fonctionnaire. C’était bien elle qu’envoyait toutes ces lettres, vous savez. On a trouvé les brouillons de ces horreurs et on a tout brûlé pour pas laisser de traces de notre passage. Quel monstre de bonne femme, elle l’a pas volée la corde qui l’a pendue … Il but bruyamment une gorgée de champagne et reprit : – Quand nous sommes allés la voir, après qu’elle ait posté sa dernière lettre anonyme, au curé cette fois, et qu’elle a compris qu’on l’avait suivie et qu’elle était découverte, elle s’est évanouie. En tombant, elle s’est même cognée la nuque sur son évier. Pendant qu’elle était dans les vapes, on a fouillé partout et on a trouvé des pages et des pages de vilenies. Quand elle s’est réveillée, on lui a dit que, dès le lendemain, on porterait toute sa paperasse chez les flics et qu’elle finirait en taule, comme elle méritait, cette garce, et on est partis. Elle s’est pendue dans la nuit et personne la regrettera, vous pouvez me croire, tous les deux. Mais toi, Thomas, si tu continues à dire partout des conneries sur sa mort, on va finir par être tous soupçonnés de l’avoir butée, tu comprends pas ? C’est que, j’avais vraiment envie de lui faire sa fête, moi, après tout. Je suis peut-être revenu après le départ des autres, va savoir … Alors, on l’achève cette bouteille ?
– Attends, pourquoi t’as dit que moi surtout, le fonctionnaire, j’étais concerné ?
– Mon pauvre vieux, j’voulais pas t’le dire, ça m’a échappé, excuse-moi. J’ai dit ça parce qu’on a trouvé un brouillon d’une lettre anonyme que la vieille a envoyé à ta mère, y a des années de ça. Une lettre si laide, si laide, si tu savais. J’ai même pas pu tout lire tellement j’étais écœuré. Tu sais, je l’aimais bien ta mère, elle était si jolie, un beau béguin de jeunesse. Et elle est partie juste après avoir reçu cette lettre, j’ai compris quand j’ai vu la date … Non, j’pourrais jamais répéter à personne ce que j’ai lu, vraiment, ça me salirait la bouche comme ça m’a déjà sali les yeux, des envies de meurtre ça m’a donné.

Je suis rentré chez moi le dimanche soir. Le lendemain matin, le patron m’a appelé dans son bureau et il m’a lancé : – Alors, Lieutenant, comment ça s’est passé, ce retour aux sources ? Et elle est morte de quoi finalement, cette bonne Madame Voisin ?

J’ai soudain eu une ultime pensée pour mon enfance si belle, quand la lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel. J’ai répondu fermement : – Affaire classée. Je ne comprends vraiment pas pourquoi on a dérangé la P.J. de Caen parce qu’il n’y a pas l’ombre d’un doute, Commissaire, c’est un suicide tout ce qu’il y a de plus banal, vous pouvez me croire.

Marie-Brigitte CHOISY

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés