Courant d’air fatal

Ils utilisaient du feu dans le temps. Enfin, c’est ce que m’avait dit Michel. Michel est mon colocataire. Il est gentil, plutôt réservé et très intelligent. Mais surtout, il est d’un naturel très serviable : par exemple c’est toujours lui qui fait les courses. Comme il dit, c’est simple pour lui de les faire puisqu’il passe devant l’épicerie tous les jours, en rentrant de son travail. Et puis la colocation, c’est bien pratique pour le loyer de l’appartement.
Au sujet du feu, Michel m’avait raconté une histoire de naufrageurs de bateaux qui habitaient la côte autrefois. Ils en faisaient pour attirer les navires marchands sur les bancs de sable. Une fois celui-ci échoué, il était relativement facile de le piller. D’ici on aurait pu les voir à l’œuvre, avait-il ajouté. Cela avait l’air de l’amuser.
II faut dire que nous avons une vue magnifique. Nous habitons dans une belle résidence, de positionnement exceptionnel comme disent les agents immobiliers. D’un côté la mer, de l’autre un bois de pins. Michel aime bien regarder la mer, le soir, en rentrant du travail, en buvant une bière, installé sur le balcon. Il regrette parfois de ne pas pouvoir y regarder un coucher de soleil. Mais comme il fait remarquer : on ne peut pas tout avoir. Les levers de soleil c’est déjà beaucoup. Personnellement, je préfère le coté boisé de la résidence. Chacun ses goûts. J’aime me promener sous les pins, de préférence à la nuit tombante, les couleurs y sont moins vives et les odeurs plus fortes.
Michel m’accorde volontiers des pouvoirs magiques. Il dit que c’est son Karma de m’avoir rencontré car j’ai complètement changé sa vie et nous nous entendons vraiment très bien. C’est vrai que notre rencontre a été cruciale car sans moi et ma curiosité, il serait probablement mort aujourd’hui. Mais cela, c’est une autre histoire. Voilà, je vous l’accorde humblement, je suis très curieux des gens. Alors, vous pensez que dans cette résidence habitée par de nombreuses personnes seules, j’ai pu en faire mon travail. On dira que je suis une excellente dame de compagnie, enfin c’est une façon de parler, vu mon sexe.
Cet après-midi, j’étais en visite chez Marguerite, une voisine du rez-de-chaussée. Elle boit son thé avec un nuage de lait et partage avec moi ses gâteaux au beurre : elle est bretonne d’origine et adore le far aux pruneaux. Avec son grand couteau de cuisine, elle m’en taille toujours une belle part. Personnellement, je l’aime bien car il y a beaucoup de beurre, mais je lui laisse les pruneaux. J’aime bien Marguerite aussi, bien sûr, sinon je ne passerais pas autant de temps avec elle. Ce n’est pas nécessaire pour faire ce métier, mais cela aide. En fait, je n’ai pas besoin de faire grand-chose. Il me suffit de l’écouter parler. Elle me raconte ses souvenirs de jeunesse et ses morts : ses parents, son mari, sa sœur. Elle n’a pas eu d’enfant et parfois dans sa solitude, elle le regrette. En fait, il me suffit de la regarder quand elle parle et cela la rend heureuse. Elle me dit souvent qu’elle ne pourrait pas vivre sans moi. Elle exagère bien sûr.
Aujourd’hui après le thé, j’ai eu un coup de fatigue et je me suis endormi sur le canapé. J’avoue que cela n’est pas très professionnel mais j’avais eu une nuit un peu agitée. J’ai été réveillé en sursaut par la sonnette de la porte. C’était Fred, son neveu, qui venait la voir. Quand il lui rend visite, il m’ignore toujours. C’est son habitude. Fred je ne l’aime pas. Il parle fort et fait des grands gestes avec ses bras. Et puis, il finit toujours par crier après Marguerite. Dans ces moments-là, elle se tasse sur elle-même, comme pour laisser passer une tempête. C’est très désagréable mais Marguerite m’a demandé de ne pas m’en mêler. On ne choisit pas toujours sa famille, dit-elle avec tristesse. Et elle trouve qu’elle ne peut pas renier ce qui lui en reste.
Aujourd’hui, il avait l’air calme, à son arrivée, mais cela n’a pas duré. Encore une histoire d’argent. Il ne vient la voir que pour cela. Il lui en emprunte en permanence et ne le lui rend jamais. Et surtout, il voudrait qu’elle parte en maison de retraite pour pouvoir récupérer l’appartement, même si cela il ne le dit pas toujours ouvertement. Marguerite, elle est très claire : elle n’a pas l’intention de déménager et elle mourra chez elle. C’est à ce moment qu’ils ont commencé à se disputer et je me suis tenu à distance, comme demandé.
A un certain moment, elle lui a suggéré d’aller sur la terrasse pour fumer une cigarette. Elle pensait probablement que cela le calmerait. Du coup, j’en ai profité pour prendre congé. Les histoires de famille des autres, je ne dois pas m’en mêler. C‘est une attitude professionnelle mais c’est compliqué. Alors, je me suis dirigé vers la porte.
 Je te raccompagne, m’a dit Marguerite en se levant du fauteuil du salon.
Elle a bien refermé la porte du séjour, derrière nous, pour pénétrer dans le sas, comme elle nomme le hall de la porte d’entrée.
 Si tu ne fermes pas bien cette porte, cela fait courant d’air quand la porte-fenêtre de la terrasse est ouverte et comme je suis très légère, je vais m’envoler, me dit-elle en riant.
Elle n’a pas besoin de me le dire, c’est pareil dans tous les appartements de la résidence. Même chez nous. Mais c’est vrai qu’à son âge, on n’est jamais trop prudent. Marguerite a donc ouvert la porte d’entrée et elle m’a serré bien fort dans ses bras. Elle m’a embrassé en me remerciant de lui avoir tenu compagnie. Elle met trop de parfum à mon goût, mais elle ne s’en rend pas compte vu qu’elle ne sent plus rien. J’aime bien son parfum et, involontairement, j’en ramène toujours un peu à la maison. A cette odeur, Michel sait quand je lui ai tenu compagnie.
Et puis d’un seul coup tout est allé très vite. La porte de séparation s’est ouverte brutalement et Fred est apparu. Il avait un regard mauvais, le couteau de cuisine à la main et il a dit quelque chose d’assez incompréhensible, car il avait la bouche pleine de far aux pruneaux. Il faisait beaucoup de miettes en parlant. Il a dit quelque chose comme :
 Qu’est-ce que tu fabriques ? Où as-tu l’intention d’aller ? Te plaindre aux voisins ?
Marguerite a été surprise et a poussé un cri. Pris de panique, je l’ai repoussée brusquement, cela l’a déstabilisée et elle est partie à la renverse. Avant que je ne comprenne ce qui s’était passé, je me suis retrouvé dehors, sur le palier et la porte d’entrée a claqué bruyamment sous l’effet du courant d’air. J’ai entendu un bruit sourd de chute et puis Marguerite a crié et Fred a crié. Ou l’inverse, je ne sais plus. Après, toujours sous l’effet de la panique, je suis parti à toute vitesse. Certains penseront que je suis lâche, mais il ne faut pas se mêler des affaires familiales.
Un peu plus tard, je regardais par la fenêtre et je pouvais apercevoir l’appartement de Marguerite. Devant la porte, il y avait une ambulance jaune qui clignotait en rouge. Il y avait aussi une voiture de police blanche qui clignotait en bleu. J’ai vu Fred partir entre deux gendarmes. Il criait qu’il n’était pas coupable, que c’était à cause du far aux pruneaux. Marguerite, elle, est partie sur la civière, entre deux brancardiers.
C’est à ce moment-là que Michel est rentré de son travail. Comme tous les soirs, il a rangé les courses dans le réfrigérateur et je l’ai regardé faire. Il a pris une bière.
 Tu viens avec moi sur le balcon ? Tu me raconteras ta journée. Tu as vu ? Une vieille dame qui habite au rez-de-chaussée est morte. Le gardien dit que c’est son neveu qui l’a tuée. Mais il prétend que c’est un accident. Personne ne va croire à son histoire. Même une vieille dame ne tombe pas toute seule sur un couteau de cuisine.
Le vent s’était calmé, Michel s’est assis sur le balcon, face à la mer, pour profiter de la vue. Je me suis assis sur ses genoux et je l’ai regardé de mes grands yeux dorés. Il m’a caressé la tête et comme tous les soirs et il a frotté son nez contre le mien. Il m’a dit :
 Où es-tu allé trainer ? Ah ! Je sais : je sens le parfum de notre belle inconnue sur ton pelage ! Il faudra quand même que tu me la présentes. Elle est comment ?
Je ne lui ai pas répondu, mais il en a l’habitude. Enfin, cette fois-ci, j’aurais pu lui dire que je ne risquais pas de la lui présenter, puisqu’elle était morte et que probablement c’était moi qui l’avais tuée. Enfin, c’est Fred qui tenait le couteau. Je me suis mis à ronronner, sous l’effet de ses caresses. Je me suis tourné et retourné sur ses genoux pour trouver une bonne position et finalement je me suis couché en rond, bien tranquillement.
Ce soir, la mer était calme, il n’y aurait pas de naufrageurs. La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel.

Caroline FIGUERES

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés