Veksle

Ils utilisaient du feu dans le temps. Ils brûlaient les corps des plus valeureux Vikings. Mais je ne suis pas valeureux, je ne rejoindrai jamais la Valhalla et je préfère l’eau.
Sûrement parce que je suis un pêcheur. Un pêcheur norvégien. J’ai 41 ans et mon nom n’a aucune importance. Il est à oublier.
Je suis devenu pêcheur parce que dans mon petit port du Hakfjord c’est le poisson qui nous fait vivre. Ou alors, il faut accepter de partir loin, et moi j’aime ma terre et les eaux qui l’entourent. Je suis devenu pêcheur et je ne l’ai jamais regretté parce que, sur mon bateau, je ne pense à rien, je suis trop occupé pour ça. J’aime le roulis constant, affronter les éléments, sentir mes muscles bander sous mon pull et répondre à mes ordres. Sur mon bateau je me sens libre et fort.
J’ai toujours travaillé dur, respecté les quotas de pêche imposés, payé mes impôts à temps, voté à chaque élection. Un citoyen modèle, un imbécile heureux en somme.
Je suis marié, j’ai trois enfants, ou plutôt j’avais trois enfants. Il a tué ma petite fille, ma fille aînée, ma perle, mon amour.
Ça s’est passé le 23 octobre de l’année dernière. La police n’a jamais pu prouver qu’il l’avait assassinée. Mais moi je le sais.
J’ai parlé aux flics, je leur ai dit qu’elle avait changé, que son regard ne pétillait plus, qu’elle ne sortait plus, ne dansait plus, ne riait plus. Ils ont répondu que ça ne constituait pas des preuves, qu’on ne pouvait pas accuser sans preuves et encore moins arrêter quelqu’un sans preuves. Que mon intime conviction ne tenait pas pour aller au procès. Ils ont dit aussi qu’ils l’avaient interrogé, plusieurs fois, que chaque fois il avait répété les mêmes choses, sans jamais se contredire, et surtout qu’il avait un alibi solide.
Alors j’ai réfléchi. Sur mon bateau je n’ai plus pensé qu’à ça. Comment le punir.
Ma femme n’a plus jamais été la même depuis la mort de notre enfant. Certains peuvent continuer, faire semblant au moins, pour ceux qui restent, mais elle non. Elle a sombré rapidement. Quand je rentrais elle ne m’attendait plus. Le couvert n’était pas mis, les poubelles pas sorties. Souvent je la retrouvais endormie, des pilules à portée de main, la photo de notre fille tombée entre ses cuisses. Les petits étaient chez des voisins, je faisais de mon mieux pour leur donner un semblant de normalité et de stabilité mais personne n’était dupe. Ils repartaient sitôt le déjeuner avalé et moi je restais seul à chercher comment le punir. Comment le punir.
Une fois, à terre, je l’ai croisé. C’est petit chez nous, c’était inévitable. J’ignore comment j’ai fait pour ne pas mourir sur place. Il a voulu me parler, il s’est avancé vers moi, la lèvre tremblotante, et m’a supplié de le croire, il n’était pas coupable, il l’aimait.
Et là j’ai trouvé. Une idée fulgurante. Je me suis forcé à le regarder, j’ai réussi à lui dire que je le croyais, qu’il fallait qu’on se parle pour dissiper les malentendus, que la police m’avait convaincu. Un tissu de mensonges qu’il a gobé.
Il est venu jusqu’à mon bateau. Il est monté à bord pour parler d’homme à homme. Il n’a pas eu le temps d’ouvrir la bouche, je l’ai fait taire d’un coup de hache entre les deux yeux. Puis j’ai déposé son corps dans mon filet de pêche, je l’ai emprisonné comme dans un cocon, et j’ai mis les gaz.
J’ai pris la mer. Au loin, en direction du nord, j’apercevais l’éclat du soleil sur les eaux. Une prédominance de vert, de bleu dur et avec des éclats orangés comme des griffures. Mon bateau prenait le large, trainant le meurtrier de mon enfant dans son sillage. Il m’est revenu en tête une légende et j’ai souri. Les morses pouvaient bien jouer à la balle avec son crâne maintenant.
Je ne saurai dire combien de temps j’ai navigué. Quand j’apercevais un bateau au loin je modifiais mon cap. Je sais que j’ai longé plusieurs îles. Je suivais l’arc lumineux en parlant à ma fille. J’étais heureux, comme autrefois.
J’ai détaché mon filet en pleine mer. Je l’ai laissé filer en souriant. J’ai pensé que les yeux, déjà, avaient servi de festin aux créatures marines et que bientôt chaque orifice serait investi et colonisé pour qu’il ne reste que des morceaux, puis des lambeaux et enfin des atomes de cet être de chair qui avait éliminé ma petite fille. Mais cette pensée ne m’a pas soulagé. J’ai ressenti à nouveau ce poids sur ma poitrine. J’ai pensé à ma femme, je suis revenu à la maison aussi vite que j’ai pu. La mer était comme une ardoise.
A mon entrée elle était debout, pour une fois. Elle m’attendait. Elle a prononcé une phrase que je n’ai pas comprise. Elle a dit « ils l’ont arrêté ». Je lui ai demandé de répéter. « Ils l’ont arrêté ».
L’assassin s’était rendu de lui-même. Un pauvre type déséquilibré. Un meurtre opportuniste et sans raison. Il a tout expliqué à la police qui a prévenu ma femme. Elle m’a dit « c’est fini maintenant », elle a exhalé un soupir, lourd de toute la tristesse d’une mère puis lentement s’est détournée pour remonter dans sa chambre.
Elle m’a laissé seul.
J’ai refermé la porte d’entrée derrière moi. J’ai pris le chemin jusqu’au port, je n’ai pas jeté un œil à mon bateau. La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel.
J’ai marché sur la jetée jusqu’au point précis où les remous, en bas, me tireraient par le fond.
Je me suis laissé tomber, tête la première, comme une pierre.

Valérie JAGUENEAU

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés