Le Caravage

Ils utilisaient du feu dans le temps. Pour brûler les restes. C’était la méthode la plus efficace pour poursuivre leurs activités sereinement. Mais cela demandait un travail long, méticuleux, plus physique que ce que les autres pensent. La fumée du feu se repère de loin. Et puis l’odeur de la chair brûlée se reconnaitrait entre milles, pour peu qu’on ait un minimum d’expérience dans le barbecue humain. Si on a la chance de ne pas avoir eu à démembrer le tout avant, il faut penser à arracher l’ensemble des dents. L’idéal reste de briser les os pour compliquer la tâche des autres. Et si le soleil est toujours couché, il faut attendre la fin du brasier pour récupérer les restes et tout disperser. Une vraie corvée, impossible à expédier en une nuit. Heureusement pour lui, il avait une tout autre méthode.
Il jeta un coup d’œil au minuteur en forme d’œuf à côté de lui. Encore trente-quatre minutes. Il se leva du rebord de la baignoire sur lequel il était assis pour s’étirer. Quand les articulations du bas de son dos se distendirent et que ses lombaires émirent un petit craquement, il poussa un petit grognement de plaisir. Lascivement, il observa le mur peint en Jaune de Naples qui décrépissait sous les carreaux portugais du plafond. Sous l’effet des vapeurs d’acide crépitantes, le jaune originel se troublait peu à peu, s’épaississait pour couler dans la baignoire et se fondre dans le bouillon trouble de ce qui avait été un corps. Le Rouge de Falun habituel céda progressivement sa place à un Corail assombri. A chaque fois un mur différent, à chaque fois une nouvelle couleur. C’était presque son moment préféré. Il se dit que peut-être qu’au fond c’était cet instant-là, ce bref instant de poésie oculaire qui le poussait à faire ce qu’il faisait.
Il chérissait profondément la palette cosmique, et plus que tout son inhérente violence. Chaque teinte appelait en lui la résurgence d’une émotion primaire, destructrice, pure. Le sombre Rouge d’Andrinople noircissait ses yeux des fresques maculées de sang des batailles d’Alexandre et de ses massacres, et définissait à lui seul le mot « conquête ». Quand il voyait le teint crème du Blanc Ventre de Biche, il passait instinctivement sa main dans la fourrure de l’aine tremblante de l’animal qui sait venir la mort de la main du chasseur. D’un périple en Inde il avait découvert le psychotique Mauve Héliotrope dans les yeux des statues de Kali Durga, évoquant les sacrifices barbares au culte de la folie de la déesse. Son esprit s’égara sur le Rose Cuisse de Nymphe Emue, déclenchant en lui une sensation de chaleur dans son bas-ventre, une érection qu’il réprima à peine.
Tiré de ses pensées par le bruit du minuteur, il fixa avec intensité le mélange grumeleux qui résidait maintenant dans la baignoire. Rouge Turc, particulièrement satisfaisant. Il retira le couvercle des seaux de peinture dans un bruit métallique dont il avait l’habitude. L’acide corrosif qu’il utilisait avait pour fonction première d’être un décapant pour canalisations industrielles, et garantissait une effectivité certaine ainsi qu’un net gain de temps dans son activité. Une fois terminé, il passa au karcher le fond de la baignoire, évacuant les derniers résidus d’os ou de cheveux qui avaient résisté. Il retira son masque et huma les vapeurs toxiques. Il appréciait ce léger vertige, la petite toux qu’elles provoquaient et l’irritation de ses narines, qu’il voyait comme les appréciables ballonnements qui caractérisent la fin d’un repas de Noël. Après avoir rempli chaque seau de moitié, il versa dedans une forme de colle neutre, et avec un fouet électrique, lissa le mélange jusqu’à l’obtention d’un liquide huileux semblable en tout point à une peinture quelconque. Il se baissa et saisit l’anse des deux premiers seaux. Seize seaux de cinq litres chacun, huit aller-retour, c’est finalement tout ce dont il avait besoin pour transporter le corps de n’importe quel individu jusqu’à sa camionnette.
Entre le cinquième et le dernier voyage, il fustigea sur le portrait que faisait les autres de quelqu’un comme lui. Ils imaginaient toujours quelqu’un d’asocial, violent, à l’enfance difficile, torturé par ses actes ou se complaisant dans l’idée qu’il représentait une forme de mal absolu. Pas lui. Il se percevait comme un artiste partiellement compris. Partiellement car son talent de peintre était reconnu, et ses œuvres connaissaient un vrai succès dans les milieux bourgeois du petit Paris. Cependant, il doutait fortement de la capacité des autres à accepter son processus créatif, et la pratique du meurtre pour accéder à son matériel primaire. Sans qu’ils s’en doutent, en convoitant ses productions artistiques, les autres admettaient la nécessité d’aller chercher à l’essence même de la vie la bonne teinte, la bonne nuance d’Ocre ou de Vermeil pour représenter une fresque tsariste ou un décor napoléonien. Il puisait son génie dans l’application physique des grands dilemmes moraux sur le pouvoir et la violence. Il l’avait su à l’instant où il avait achevé son frère pour peindre une version contemporaine de Remus et Romulus. Il répondait pourtant avec la sincérité la plus totale quand on lui demandait ce qu’il faisait dans la vie : « Je peins des gens ». A bout de souffle, il déposa le dernier seau dans la camionnette puis ferma le coffre d’un tour de clé. Il fit le tour du véhicule et profita de la portière comme paravent d’office pour allumer une cigarette. Une fois au volant, le bruit sourd du vent et les mouvements des nuages charbons sous la lune annoncèrent les premières gouttes du déluge. Il quitta la maison solitaire pour retourner chez lui.

Quand il arriva à son atelier dans le vieux Saint-Malo, la voûte céleste semblait s’effondrer sur la terre, et les bourrasques tombaient comme les pans d’un iceberg qui se décompose dans l’Arctique. Il se couvrit avant d’aller affronter les éléments. Il avait cyniquement teint son ciré du Jaune Impérial vénéneux des grenouilles Kokoï de Colombie, comme pour prévenir les autres du danger qu’il représentait, semblable au batracien. Il s’attela alors à débarquer sa nouvelle couleur jusque dans son atelier. Le sommeil le gagnait peu à peu et le jeun entrepris avant la chasse tiraillait son estomac, mais c’était pour lui des sensations inhérentes à ce type d’expédition. Il posa un regard sur la toile, suspendue au centre de son atelier, entre les cordages marins qui ornaient les poutres et les dizaines, les centaines de pinceaux éparpillés sur les tables et sur le sol. Il avait entreprit de peindre l’affrontement mythique de Moby Dick et Achab. Sa chasse d’une nouvelle couleur avait été justifiée par l’absence d’un rouge assez maritime pour peindre les restes bouillonnants de l’équipage du Péquod, dévoré par le Léviathan. Il avait donc choisi pour l’occasion la veuve d’un baleinier, trouvée dans les contreforts de l’Armorique et à présent entièrement débarquée dans les placards de son atelier.
L’aube perçait difficilement les vitraux emplis de suie aux dessus de sa cheminée. La tempête s’était calmée. Repoussant son assiette, repu, il alluma la dernière cigarette avant son coucher. Il s’était jeté sur ces pâtes froides comme Cronos sur ses enfants, et la bouteille de rouge qui trônait sur la table avait disparue dans le typhon infernal de son gosier. Morphée et Eros se succédèrent dans son sommeil agité, avachi sur le fauteuil de velours rouge qu’il avait exilé dans un recoin de son antre.
A son réveil, le calme était revenu. Le silence monastique qui planait dans l’atelier semblait assourdir le moindre bruit qu’il émettait. Les rats et les mouettes ne s’aventuraient pas dans son repère, pour combien ils savaient qu’il était le siège d’un monstre sacré de l’Art. Amorphe, il ouvrit les portes de son atelier pour s’exposer aux lumières ardentes qui brûlent les côtes de la Manche en fin d’après-midi. Il se dirigea vers le port de la cité, anonyme à l’œil vitreux parmi tous les alcooliques rejetés par la mer pour dépenser leur pitance en whisky. Une fois à bord de son navire, Le Cyanure, il largua les amarres. Etymologiquement, ce poison avait été nommé ainsi en raison de sa teinte bleutée, et il avait ironiquement baptisé son arche maudite de ce pigment pernicieux. Il s’abandonna à Nérée et à son Océan. La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un Bleu de Méthylène. Exactement de la couleur du ciel.

Gwen DUBOIS

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés