Faute de pieuvre

Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Elle le maintenait fermement plaqué contre le juke-box. Le cliquetis caractéristique du lancement de la bande se fit entendre et la voix métallique commença. « La femme du boulanger baise avec le coiffeur – OMO garde blanc le nylon blanc grâce aux enzymes gloutons – La fleuriste a attrapé une maladie honteuse en forniquant avec… » La détonation du fusil Manufrance modèle Sologne Luxe calibre 12 fit trembler les vitres. La nouvelle se fracassa sur le carrelage néo-vingtième en émettant un dernier couac. Le père de Ghjacumu se tenait immobile derrière le bar, rechargeant deux cartouches de chevrotine dans les canons encore fumants. « Ce n’était pas une nouvelle, mais bien un beau ragot, un mâle d’environ six kilos / six kilos et demi. Elles sont intrinsèquement instables et mutent souvent en ragot. » Une vie passée derrière le comptoir lui avait permis d’acquérir une expertise en théorie de l’information. Ghjacumu remercia son géniteur. Il lui avait épargné une heure d’annonces diverses et autres réclames qui se serait terminée avec le journal parlé, vantant en boucle les commémorations des 40 ans de Macronie et les préparatifs du troisième mariage du guide de la Sérendipité Soyeuse avec Brigitte 3CP (troisième Clonage Présidentiel). Les deux hommes s’activèrent à faire disparaître les débris le plus rapidement possible. Les services spéciaux ne mettraient pas longtemps à localiser la nouvelle, ou plutôt son absence…
Quand Ølåf Lårssønn gara son side-car Vølvø devant le bar il était environ dix-sept heures vingt trois minutes et sept secondes. Il ôta son casque de cuir et ses gants qu’il rangea dans le top-case avec soin. C’était un quinquagénaire divorcé, alcoolique, mal rasé, dépressif, parlant le Björk couramment, ceci afin de respecter les règles du polar nordique. Il consulta Ålfred, son poulpe probabiliste qui barbotait dans son sidarium, sorte de side-car aménagé en aquarium. Ålfred fit deux tours sur lui-même et prit une boule rouge à carreaux. La réponse était limpide pour qui avait un minimum de formation en logique octopodique. Ølåf entra et se dirigea vers le comptoir. Le père de Ghjacumu essuyait machinalement un fait divers, en soufflant dessus entre deux coups de torchon, afin de vérifier la transparence des sources. Ølåf commanda une eau-de-vie de hareng, sans glace.
 « Il est arrivé quoi au juke-box ?
 Un client a mis par erreur un soixante-dix-huit tours d’Yvette Horner. Le mange-disque s’est étranglé et le haut-parleur gauche a explosé, d’où les traces…
 Vous savez que la chasse est fermée. Vous avez un permis pour ce fusil ?
 Je suis en règle, il n’y a pas de problème. La chasse il y a longtemps que j’ai laissé tomber. De toute façon il n’y a plus de gibier. Dans le temps on trouvait des racontars, des ragots, des médisances et même des balivernes, et attention, pas des balivernes d’élevage ! Elles venaient frayer dans les bistrots, surtout en fin d’après-midi à l’heure de l’apéro. Mais aujourd’hui on supprime leurs milieux de reproduction. C’est la fin de l’infodiversité. C’est comme ça… L’année dernière, j’ai vu une fanfaronnade cendrée. J’en revenais pas ! On pensait l’espèce éteinte…
 On nous a signalé la disparition d’une nouvelle. Vous n’avez rien vu je suppose ?
 Que dalle ! On ne rencontre plus qu’une seule espèce, introduite par des imprudents, qui a pris la place de tout le reste : La Faïke Niouze. Elle est d’ailleurs classée nuisible. J’en ai tué deux la semaine dernière avec des graines empoisonnées au DSK. Super efficace le DSK !
 A propos d’hommes célèbres, je ne vois pas le portrait du guide de la Sérendipité Soyeuse. Vous savez que c’est obligatoire ! Je peux vous embarquer et fermer ce rade pour iconoclastie aggravée…
 Je l’ai mis à la cave. Ça attirait les quolibets… Il y en avait partout ! Et la fiente de quolibet je peux vous dire que c’est pas de la tarte à nettoyer ! »
Ølåf sortit et rejoignit son side-car. Il avait besoin de consulter son poulpe. Ålfred ouvrit un œil et manipula longuement les boules multicolores de ses huit bras. Enfin, il tendit la mauve à rayures jaunes. C’était, selon le théorème de certitude improbable d’Asimov-Cassegrain, un indice majeur. Plus aucun doute n’était possible…
Alors qu’il pénétrait à nouveau dans ce repère de braconniers, menottes en poche et arme au poing, bien décidé à coffrer tout le monde, il sentit une violente douleur au mollet ! Mordu par une rumeur… Une rumeur que Ghjacumu avait capturée et qu’il maintenait en captivité, la nourrissant depuis plusieurs mois de bruits, commérages et autres calomnies (vivantes !). Ølåf savait qu’il n’en avait plus pour très longtemps. Le venin de la rumeur est insidieux, ceux qui n’en meurent pas ne s’en remettent jamais tout à fait… Il s’effondra, le balte ayant la glande du qu’en-dira-t-on hypersensible. Pendant qu’Ølåf finissait d’avaler son extrait de naissance, Ålfred réfléchissait les yeux fermés. Il visualisait des réseaux de boules multicolores, reliées entre elles par des multitudes de fils dorés sur lesquels fusaient des éclairs bleus… Il eut la sensation qu’une ombre passait au dessus de lui, puis l’image disparut.
 « Ghjacu, tu changeras l’ardoise pour ce soir : Calamars à la plancha pour l’apéro ! »

Philippe BROUSSON

Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés