La Belle de Mai
Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Elle le plaqua contre le mur. A cette heure de fermeture, la rue était déserte. Avant qu’il ait pu faire un geste, elle avait sorti un long cran d’arrêt. Elle en appuya la pointe sur le ventre de Ghjacumu, la fit pénétrer d’un douloureux centimètre.
– Ca va juste un peu saigner. Bouge, crie et je l’enfonce complètement. Compris ?
Ghjacumu acquiesça en hochant la tête.
– Tu vas t’arrêter maintenant. Si d’ici la fin de la semaine tu continues ton trafic, le bar brûle et toi, tu finiras dans un fauteuil.
Le cran d’arrêt se retira ainsi que le bras qui lui plaquait la gorge contre le mur de pierres. Il put respirer. La femme avait disparu. Il regarda son ventre. De la blessure superficielle s’écoulait un fin filet de sang. Le trafic ? C’était le centre d’accueil improvisé pour sans-papiers qu’il avait créé avec ses parents dans l’arrière-boutique du bar. Un lieu de repos où deux, trois bénévoles du quartier venaient les aider selon leurs qualifications : chercher du travail, remplir des papiers, apprendre le français… Son existence avait excité les fantasmes racistes de certains. Le quartier de La Belle de Mai était plutôt tolérant, une longue histoire de mélange et d’immigration dans ce quartier de Marseille. Les plus extrémistes qui voulaient faire basculer ce quartier dans leur camp – ce serait un exemple et un trophée- étaient allés la chercher, elle : une furie pleine des remugles de la haine, charismatique et sans scrupule, membre d’un groupuscule proto-fasciste qui faisait le coup de poing dès qu’une manifestation humaniste s’organisait dans la région. Elle avait tout de suite affiché ses ambitions et son programme par une campagne de tracts anonymes et abjects : nettoyer la ville des rats qui la contaminaient. Il la savait dangereuse, mais il ne savait pas, jusqu’à ce soir-là, qu’elle était sans limites. Depuis son arrivée, les tags s’étaient multipliés : les arabes dehors, immigrés=dangers. Les façades du bar en étaient salies. La veille de l’agression, on les avait même couvertes d’excréments – les chiens du quartier sûrement. Il lui avait fallu si peu de temps pour fédérer autour d’elle une petite troupe féroce et fière et violente que c’en était effrayant ! La possible arrivée de bateaux humanitaires dans le port de Marseille exacerbait leur haine et leur sauvagerie.
Le lendemain, il informa ses parents. La discussion tourna court. « On continue. Qu’il brûle le bar. C’est du bois et du ciment, c’est pas vivant. Qu’ils te touchent et ils nous trouveront. Notre famille s’est battue contre Mussolini et elle a dû fuir. Une fois, ça suffit. C’est terminé. On ne bouge plus. » La faim, le fascisme avaient chassé leurs aïeux de leurs terres, on les avait tant bien que mal accueillis, acceptés : de la Sicile aux États-Unis en passant par la Corse et la France, ils avaient pu revivre essaimant une diaspora familiale sur deux continents. La route de l’exil est trop amère pour ne pas aider ceux qui étaient forcés de la suivre. « Si les fascistes sont de retour, alors tu dois faire honneur à tes arrières grands-parents. » avaient conclu la mère.
Sur des plages brûlantes, on entassait des hommes. Des barques encore vides tanguaient dans le ressac.
Le lendemain, Ghjacumu se rendit au commissariat. Dès qu’il entra, le policier de faction le plaisanta – c’était la troisième fois qu’il venait.
– Encore vous, décidément ! C’est quoi cette fois-ci : des crottes de chat, des pets de lapin ? C’est des gamins, on vous a dit, c’est les vacances, ils s’ennuient. Alors, ils taguent, ils font un peu de grabuge. Ça va se calmer.
Ghjacumu ne dit rien, leva son tee-shirt, montra la plaie, le constat du médecin, posa sur le bureau la lettre anonyme qu’il avait trouvée dans la boîte aux lettres du bar le matin même : « Il te reste trois jours avant le méchoui », demanda à porter plainte. Le policier s’y résigna.
De retour au bar, Ghjacumu, ses deux parents et les quatre résidents en attente de papier se réunirent dans l’arrière-salle, transformée en bureau-dortoir : deux lits de camp au pied d’une armoire pleine de boîtes de conserve, un lavabo collé au bureau encombré d’une vieille imprimante de récupération, des murs tapissés d’affiches folkloriques de Sicile ou de Corse et de tracts antifascistes. Ghjacumu avait scotché l’Affiche rouge au-dessus du bureau. Il prit la parole gravement, résuma la situation.
– Elle va revenir pour exécuter sa menace. La police nous a promis des rondes mais elles seront inefficaces. On sera seuls. Alors, il faut se préparer à se battre.
Ils étaient sept, ils organisèrent des tours de garde, ils tourneraient toutes les trois heures. Ils s’armèrent de ce qu’ils pouvaient : chaînes, câbles électriques, couteaux, battes.
Au large de Marseille, la houle tourmentait des hommes désespérés.
Deux jours plus tard, elle tint parole. Un sirocco épuisant avait soufflé toute la journée. Les fenêtres des appartements béaient à l’affut de la moindre fraîcheur. On transpirait sans bouger. Derrière les volets clos du bar, sur les banquettes ou des lits de camp de fortune, les membres du groupe dormaient mal, étouffant dans cette atmosphère saturée de chaleur et d’angoisse. Ghjacumu était de garde. Régulièrement, des bruits de passants s’élevaient, se répercutaient dans la pièce ; alors il serrait son arme, son corps se crispait, aux aguets, puis le bruit s’amenuisait. Il respirait de nouveau. Des fêtards sans doute.
Et puis, vers deux heures du matin, la pétarade de trois scooters grossit au loin, se rapprocha. Dans le vacarme de leur passage, deux bouteilles explosèrent contre la façade. Tout de suite une odeur d’essence et de dissolvant envahit la pièce. Les cocktails Molotov enflammèrent rapidement le bois des volets et le platane qui flanquait le bar. Ghjacumu réveilla les autres, saisit son téléphone, alerta les pompiers. Ghjacumu donna l’ordre de sortir. Ils étaient tous les sept dans la rue, éclairés par l’embrasement de la façade. La rue ne résonnait que du crépitement des flammes qu’ils tentaient silencieusement d’éteindre. Mais la rumeur des scooters grossit de nouveau. Ils revenaient. Une étrange, anachronique et barbare attaque de chars modernes. Derrière chacun des conducteurs, un lanceur brandissait une matraque ou faisait tournoyer une chaîne. Le groupe leur fit face, chacun tenait fermement dans sa main son arme de fortune. Les sirènes des pompiers et de la police se rapprochaient. Déjà les lueurs bleues des gyrophares apparaissaient aux angles de la rue. L’affrontement fut bref. La résistance des résidents surprit les assaillants. Lorsque les voitures pilèrent, tout était terminé. Les scooters gisaient au sol. Les agresseurs avaient disparu. Les gens sortaient des immeubles, envahissaient la rue. Malgré son œil gauche ensanglanté et un bras cassé – il se l’était brisé en la frappant, il était sûr que c’était elle, bien qu’elle fût cachée derrière son casque ; elle avait dû avoir mal – Ghjacumu donnait quelques directives. Il fallait protéger les sans-papiers de l’enquête de police qui suivrait. Une partie des badauds fit écran aux regards des policiers qui se précipitaient vers le bar, tandis que d’autres, profitant de l’agitation des secours et du brouillard de flammes et de fumée qui s’élevait du bar disparurent dans les ruelles de la Belle de Mai.
Les policiers s’excusèrent de n’avoir pas pris au sérieux les premières plaintes de Ghjacumu L’enquête ne donna rien. Les scooters étaient volés, personne n’avait pu décrire les agresseurs. Ils s’étonnèrent que Ghjacumu et ses parents, à eux seuls, aient pu mettre en fuite six agresseurs mais ils ne cherchèrent pas à approfondir ce mystère. L’assurance permit à Ghjacumu de remettre à neuf le bar. Ils arrangèrent un local plus confortable pour les futurs résidents. Les autres reviendraient, c’était certain. Mais ils savaient qu’ils leur résisteraient.
Au large, au sud, entre Lybie et Sicile, une jeune femme sentait de moins en moins son corps frigorifié. L’eau clapotait autour de son visage qui, seul, émergeait avec difficulté, s’engouffrait dans ses narines. Elle avait à peine la force de la recracher. Si fatiguée, se laisser aller, ne plus lutter. Au-dessus d’elle, le ciel était vide et bleu. Son corps lourd sombrait. Elle apercevait au loin l’inaccessible crête floue de la côte qui sciait l’horizon. Puis l’image disparut, laissant la place à une étrave orange. Un bateau venait à son secours.
Patrick UGUEN
Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés