Les feux de l’amour
Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Après un séjour sur le continent il appréciait ces journées de farniente dans son village proche d’Ajaccio où la famille Casanova régnait depuis trois générations sur le bistrot local. Il était un peu plus de 19 heures, il écrasait sa cinquième cigarette de la journée, un net progrès depuis qu’il avait promis à Marianne de ralentir sa consommation de goudron cancérigène, et se préparait à descendre au stade lorsque Alta Frequenza suspendit ses programmes : « Le bus transportant le staff et les joueurs du Havre Athlétique Club venu disputer le match de barrage contre le AC Ajaccio est immobilisé à proximité de l’entrée du stade François-Coty. Une cinquantaine de supporters locaux bloquent le passage et balancent des fumigènes autour du car. Des pierres percutent le pare-brise et des bombes agricoles explosent sous le bus et sur le toit. L’une d’entre elles atteint le moteur. Impossible de redémarrer le véhicule. »
Ghjacumu se précipite dans sa vieille Peugeot. Marianne est dans ce bus ! Sa Marianne qui vient en Corse pour la première fois en profitant du déplacement de son équipe favorite. Il l’a rencontrée au cours d’un stage en Normandie. Passionné par le travail du verre, il avait choisi de l’apprendre avec les meilleurs artisans français installés dans la vallée de la Bresle. Marianne, authentique Havraise, avait la même passion que lui. C’est sur la plage du Tréport qu’il l’avait vue pour la première fois et avait su immédiatement que c’était la femme de sa vie. Quand la mer a commencé à se retirer et qu’il a découvert cette jeune fille qui semblait glisser sur le sable comme une apparition, il a craqué. Une heure plus tard il prenait un verre avec elle. Marianne suivait un stage chez un maitre verrier de Blangy, lui au Tréport. Un mois plus tard ils vivaient ensemble.
A la fin de son stage la séparation a été douloureuse, mais Marianne a promis que, le sien terminé, elle sauterait sur la première occasion pour le rejoindre. Cette occasion elle l’a trouvée avec la venue de l’équipe du Havre à Ajaccio. Profitant de la bienveillance d’un vague cousin, membre du staff, elle a obtenu de les accompagner. Maintenant, terrorisée par quelques brutes déguisées en supporters, elle doit attendre que son héros vienne la sauver.
Il roule aussi vite que le permet la route étroite et sinueuse tout en suivant à la radio l’évolution des évènements : « Les CRS viennent d’arriver et prennent position autour du bus. Leur présence, loin d’apaiser la situation, nourrit la haine d’une bande de casseurs qui profèrent des insultes racistes. L’affrontement se fait plus violent. La fumée gène les policiers dans leur tentative d’évacuer les Havrais. Pire, il semble que les bombes ont aussi endommagé le système d’ouverture des portes. Les joueurs sont prisonniers de leur bus !
Cette fois ce ne sont plus des fumigènes ou de gros pétards mais d’authentiques cocktails Molotov que des individus à moto viennent de lancer sur le véhicule. De la folie ! Si l’un d’eux touche le réservoir… »
Ghjacumu n’entend pas la suite, occupé à éviter deux Harley frappées de la tête de mort qui arrivent en pleine gauche. Un coup de volant réflexe, puis il retrouve sa trajectoire au moment où le ciel devant lui s’illumine : le réservoir du bus vient d’exploser et le véhicule s’embrase. Quelques centaines de mètres plus loin, stoppé par la police, il bondit de sa voiture et se précipite vers les flammes. Les pompiers inondent le car de mousse mais ne peuvent rien pour libérer les passagers qui hurlent de terreur et de souffrance. Une jeune femme frappe en vain sur les vitres bloquées. Ghjacumu reconnait la silhouette de Marianne. Il crie son nom et se jette dans le brasier. Un policier le plaque au sol avant de le tirer à l’écart avec l’aide d’un collègue.
Effondré, le jeune homme assiste à la disparition de sa bien-aimée dans un pandémonium de flammes, de fumée âcre et d’odeurs de chairs brulées. Les cris ont cessé, l’on n’entend plus que le grondement de l’incendie et le chuintement des jets de mousse carbonique. Il est alors pris d’un accès de rage froide. Il n’a pas pu voir le visage des incendiaires, mais les Harley, il les connait bien, ce sont celles d’un gang de motard qui fait régner la terreur depuis quelques temps au point que plus personne ne se sent tranquille. Ni les ex-nationalistes reconvertis dans le business, ni les voyous traditionnels, ni les chefs de clan, pas même les flics. Ces brutes se retrouvent « Chez Ange », leur façon à eux de se réclamer des « Hells Angels ». Un bar que personne, à moins d’être suicidaire, n’aurait l’idée de fréquenter. Le portier, un costaud au front bas et au regard incertain, arbore fièrement à la ceinture un poignard de la Légion et un gros calibre.
Un calme glaçant l’envahit. Il sait précisément ce qu’il lui reste à faire et retourne à sa voiture. Il attend que la nuit soit bien installée pour revenir au bar de ses parents. Pas de lumière. Il connait la cache où son père entrepose les armes de ses camarades indépendantistes, depuis qu’ils ont renoncé à leur usage. Elles sont parfaitement entretenues et prêtes à reprendre du service, si nécessaire. Il y a des pistolets mitrailleurs, des armes de poing et différents types de grenades, le tout venant du casse de plusieurs gendarmeries. Il choisit un Sig, vérifie que les quinze cartouches sont bien en place, puis décroche un PM et quatre chargeurs, enfin il s’empare de deux grenades incendiaires. Ainsi équipé il remonte dans sa Peugeot et prend la direction du repaire des motards.
Le gardien n’a pas le temps de se demander quel est le débile qui vient garer sa poubelle sur leur parking, qu’une rafale le perfore de la tête aux pieds. Sans un regard pour le corps gargouillant qu’il enjambe, Ghjacumu pénètre dans le bar et lâche une nouvelle rafale au ras de la tête d’une dizaine de brutes réunis autour d’une table encombrée de canettes de bière. Un inconscient fait un geste vers son révolver et rejoint immédiatement, ad patres, son collègue portier. D’un geste de son arme, le jeune homme les dirige vers le comptoir derrière lequel ils s’entassent, les mains sur la tête. Puis il arme une première grenade incendiaire et la lance sur le groupe. L’explosion les enflamme. Ils courent comme des insectes affolés quand on donne un coup de pied dans leur fourmilière et tentent de s’échapper par la sortie de secours. Ghjacumu les immobilise d’une rafale dans les jambes. La sueur et les larmes lui troublent la vue mais il s’acharne et lance la seconde grenade. Enfin il s’éloigne, laissant les flammes dévorer le bar et ses occupants.
Arrivé dans sa chambre, le jeune vengeur, épuisé, se jette sur son lit. A ce moment son ordinateur fait entendre quelques notes caractéristiques, celles qui lui annoncent un message de Marianne. Impossible ! Pourtant l’écran affiche bien un message envoyé il y a quelques instants. Alors Ghjacumu oublie l’horreur de la nuit qu’il vient de vivre. Marianne est vivante, il va la retrouver, ils vivront heureux et auront beaucoup d’enfants. Il lance la vidéo en pièce jointe et Marianne apparait : « Mon Jacques – elle n’avait jamais pu se résoudre à l’appeler par son prénom corse – je sais que tu dois être très déçu et probablement en colère de ne pas m’avoir trouvée à l’arrivée du bus. Je n’ai pas eu le courage de t’appeler plus tôt, mais maintenant tu as compris que je n’ai pas pu me résoudre à quitter ma Normandie. Ton pays me paraît si lointain et difficile à comprendre. De plus, l’artisan chez qui j’ai fait mon stage m’a proposé un emploi. J’ai réfléchi et j’ai compris que ma vie était ici. Nous avons vécu une belle histoire qui nous fera de merveilleux souvenirs quand nous serons vieux. Ne m’en veux pas, je t’ai sincèrement aimé mais si je te rejoignais maintenant, je trainerais derrière moi des regrets qui, petit à petit, nous pourriraient la vie. »
Marianne lui adressa un dernier baiser. Alors il plaça délicatement le canon du pistolet dans sa bouche et pressa la détente. L’écran fut éclaboussé, puis l’image disparut.
Bernard GRANDJEAN
Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés