Les mots sentinelles

Ghjacumu fut saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Sur l’écran, au-dessus du comptoir, un présentateur expliquait « Un nouveau poète a disparu. Agé de 65 ans, l’homme a été vu, hier, pour la dernière fois, devant son domicile. La police, à cette heure, n’exclue aucune … » On en était à la septième disparition d’un poète, en moins d’un mois !
Ghjacumu s’était très vite intéressé à l’affaire, car, en cachette, il écrivait des poèmes. Des poèmes que personne ne lisait, bien sûr. D’ailleurs, il n’aurait jamais admis devant ses copains, tous adolescents de son âge, qu’il aimait la poésie. Il aurait eu trop peur d’être ridicule ! Ses parents, s’ils avaient su, auraient peut-être même mis en doute son intérêt pour les filles, car pour eux, et pour bien d’autres, poésie ne rimait pas avec virilité. Ils se seraient aussi, à coup sûr, inquiétés pour l’avenir de leur débit de boissons. Seule, sa professeure de français, sensible, intuitive, l’exhortait à lire des poèmes. Au fond de lui, Ghjacumu sentait bien qu’il était déjà « irrémédiablement » poète.
L’affaire, à ses débuts, avait prêté à sourire. Un poète de plus ou de moins, quelle importance pour le PIB ou le CAC quarante ? Certains, même, avaient cru à un gag ! Il n’y eut que quelques lignes sur le sujet, dans la presse locale. Sur les réseaux sociaux, les textes des disparus furent alors donnés à lire, et, à la surprise générale, émurent beaucoup d’internautes. Cette émotion collective eût des effets bénéfiques. Des associations se créèrent pour protéger les poètes menacés de disparition. Des marches rassemblèrent jeunes et plus âgés, pour défendre l’enseignement d’une poésie de qualité, à l’école. Dans les librairies, les rayons consacrés aux poètes, d’ordinaire assez périphériques, redevinrent visibles.
Mais, l’apothéose fut atteinte lorsque le kidnappeur adressa au commissariat, dans un colis postal insuffisamment affranchi, un pied. Non pas un pied d’alexandrin, mais un pied humain, en état de décomposition avancée. Devant l’horreur de la découverte, tous comprirent que le kidnappeur s’était autoproclamé tueur. Un maniaque pervers ! Il avait tatoué, dans la chair putréfiée, le premier vers du poème de Baudelaire intitulé « Spleen » : Quand le ciel bas et lourd…
On attendit les dix-neuf autres, dans l’angoisse. Ils arrivèrent au compte-goutte, tatoués au creux d’une main, d’un genou, sur une grosse paire de fesses, ou sur un petit sein. Le groupe des poètes disparus comptait une femme, mais une seule. Le tueur ne respectait aucune parité. Le dernier vers, sans surprise, décora un crâne. Le caractère macabre de ce modus operandi fit gagner à l’affaire la une des journaux, et même le vingt-heures du petit écran. On disséqua tous les indices, réels ou supposés, à longueur d’émission. Cette histoire fit couler beaucoup de sang, mais, plus encore, beaucoup d’encre. Un vent de panique soufflait sur les bateleurs des mots. Les poètes disparus demeuraient introuvables. Les poètes connus tentaient de se faire oublier. Les jeunes poètes, par prudence, cachaient leur talent.
Ghjacumu ne savait plus sur quel pied danser. Il ressentait une peur latente. Les mots semblaient le fuir. Désespéré, devant sa page blanche, il se sentait impuissant. La colère remplaça vite peur et désespoir. Avec l’inconscience de l’innocence, il décida de réagir. Se sentant investi d’une mission, il défia le tueur, en initiant, via internet, une campagne de dénigrement à son encontre. Il espérait lui faire commettre une erreur qui conduirait à son arrestation.
Pour rendre hommage à Baudelaire, dont la voix avait été abominablement salie par les crimes, il choisit comme pseudonyme « L’Albatros ». Il commença par critiquer le choix du poète, arguant qu’un texte d’Edgar Allan Poe aurait été plus approprié que le poème de Baudelaire. Compte tenu de l’influence du premier sur le second, du contexte noir et morbide, Poe aurait dû bénéficier d’une sorte de préséance. Il attaqua ensuite sur la pertinence à utiliser des morceaux du corps humain comme réceptacles d’une parole poétique, symbolique. La décomposition de la chair conduisant à l’effacement des mots, on pouvait craindre, à terme, l’anéantissement de la pensée. Perspective qui, pour certains, n’avait déjà plus de sens ! Il alla même jusqu’à critiquer la graphie des tatouages, reconnaissant, à contrecœur, la prouesse technique. Tout y passa. Ghjacumu lui régla son compte, sans chiffres mais avec des lettres. Il ne mâcha pas ses mots !
La police lui avait fortement déconseillé de poursuivre ses provocations. Devant son refus d’obtempérer, elle l’avait mis sous surveillance. Le téléphone de ses parents passa sur écoute. Des policiers en civil se transformèrent, par obligation, en piliers de bar. Son ordinateur fût régulièrement piraté par la brigade de la cybercriminalité. Ghjacumu ignorait tout de cela. Il ignorait aussi que le tueur se rapprochait de lui.
Au début, le défi l’avait séduit. Ce jeune poète téméraire, cet « Albatros », servait, sans en avoir conscience, ses ambitions. Il nourrissait son besoin obsessionnel de célébrité. La lecture de ses messages lui procurait une telle jouissance qu’il avait, presque, oublié de torturer ses dernières victimes. Mais, il fut vite… agacé, lorsque les critiques se portèrent sur le champ sémantique. Cela l’obligeait, trop souvent, à consulter son dictionnaire ! Pire, être mis aussi cruellement en face de ses limites créait, chez lui, un complexe d’infériorité qui sapait son estime de soi. La dépression n’était pas loin ! Il était temps de clouer le bec de cet oiseau de malheur. Il devait lui tendre un piège, trouver le bon gluau…
Ces dernières semaines, l’intérêt des médias pour l’affaire des poètes disparus avait faibli. Pas de kidnapping récent, plus de trouvailles macabres dans les colis postaux, des messages sur le Net trop complexes. L’affaire tombait dans l’oubli au moment même où un terrible cyclone se dirigeait vers le Japon.
De son côté, Ghjacumu avait pris goût aux échanges littéraires. Il s’épanouissait dans sa nouvelle stature de poète engagé. Il assumait, enfin, au grand jour, sa vraie nature. Un matin, il reçut une invitation pour un cycle de conférences autour de l’œuvre de Saint John Perse, organisée dans la capitale. La force des images, la richesse des mots, le souffle épique de son œuvre, lui procuraient une rare émotion. Sans hésiter, malgré le coût du déplacement, il s’inscrivit. Les conférenciers furent passionnants. Ghjacumu, aux anges, revenait, des images plein la tête ! «… Ces fleurs trop longues, qui s’achevaient en des cris de perruches » ; « l’aube, muette dans sa plume comme une grande chouette fabuleuse… ». Traînant sa valise d’une main, ses livres sous l’autre bras, il était transporté ! Il aperçut, en contrebas des escaliers roulants, un homme, immobile. Ignorant mouvements et bruits qui l’entouraient, il lisait. Tendant le cou, Ghjacumu essaya de voir le titre de cet ouvrage si passionnant. Il ne put distinguer que les quatre dernières lettres « ERSE ». Un amateur de poésie, lui aussi ? Sur le quai, Ghjacumu se rapprocha de lui. Etonné, il remarqua que l’homme ne tournait aucune page.
– Alors, l’Albatros, j’aurais pas dû choisir Baudelaire ?
Sous le choc, Ghjacumu laissa tomber ses livres. Le tueur, car c’était lui, le regardait, avec des yeux si froids ! Ghjacumu n’arrivait plus à déglutir. Il n’entendait que le long grincement de freins de la rame du métro qui arrivait à la station. Au moment où l’homme se jetait sur lui pour le pousser, il trébucha sur les livres, bascula, happé aussitôt par les roues du wagon. Ghjacumu, tétanisé, tremblait d’effroi !
Dans un état second, il rassembla ses livres, épars sur le quai. Sur une page ouverte, ses yeux égarés lisaient sans les comprendre, des mots. On y parlait d’une île. L’image d’une tour génoise guettant son retour lui fit battre, à nouveau, le cœur.
Puis l’image disparut.

Marie-Joëlle MANTEAU

Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés