La vérité sur l’affaire Larry Kleber


Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite.
– L’Alaska ?
– Voyons, Marcus, l’Alaska n’est pas un pays !
– Je me doutais bien que m’engager dans cette partie de Trivial Pursuit avec vous n’était pas une bonne idée, Larry…
– Vous savez, Marcus, la vie est une gigantesque partie de Trivial Pursuit. Des questions sont posées et ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux qui n’éludent aucune d’entre elles.

Je traversais une période de doute profond, et, malgré tous mes efforts, il m’était impossible de coucher la moindre ligne sur mon carnet de moleskine, lequel m’avait été offert par Patrick Modiano lors d’un récent salon du livre. J’étais alors tombé par hasard sur une annonce publiée dans Le Figaro, proposant de se ressourcer au moyen d’un stage d’une semaine de jeûne dans la Creuse. Sans trop réfléchir, je m’étais lancé dans l’aventure, en espérant que cette purification promise puisse m’aider à trouver l’inspiration qui me faisait défaut depuis bien trop longtemps. En complément de ce programme de suppression des matières solides, des activités étaient organisées, probablement afin de faire oublier la sensation de faim ; quand bien même l’objectif affiché de celles-ci était plutôt de nous ouvrir à de nouveaux horizons. Voici comment je me suis retrouvé assis dans un champ, un jeudi après-midi, muni de pinceaux, d’une toile et de quelques tubes de peinture, à peindre des vaches en pleine séance de rumination.

– Marcus, savez-vous que l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle a fait l’objet d’un millier de pastiches à travers le monde ? Beaucoup de personnes pensent qu’écrire un pastiche revient à se moquer de l’écrivain. Il n’en est rien. Ecrire un pastiche, c’est se confondre avec son œuvre et le connaître sur le bout des doigts. C’est avant tout un profond respect de l’auteur…

Je ne sais pas si les effets du jeûne se faisaient sentir, mais il me semblait me détacher peu à peu de la réalité. Des pensées étaient venues m’obséder, dès le deuxième ou troisième soir. Je revoyais certaines scènes du passé avec une netteté confondante. Larry Kleber, mon ancien professeur, avait été accusé de meurtre il y a maintenant dix ans. On avait retrouvé dans son garage les restes calcinés d’une de ses étudiantes. La mort avait été datée de douze ans auparavant. Lorsque j’avais appris la nouvelle de son accusation, je m’étais précipité à son domicile, pensant naïvement que c’était de cette façon que je pourrais le soutenir au mieux. J’étais arrivé au moment où il sortait menotté de sa maison, escorté par deux policiers en uniforme. Bien sûr, je n’avais pas pu m’approcher, mais il m’avait aperçu. « Marcus, pensez à nourrir mon hamster » m’avait-t-il crié alors qu’il s’engouffrait dans le véhicule de la police.

– Marcus, avez-vous déjà écrit des nouvelles ?
– Non Larry, cela me semble un exercice un peu vain.
– Vous avez tort, Marcus. La nouvelle révèle le meilleur de l’écrivain. Réussir à subjuguer le lecteur en quelques pages seulement, n’est-ce pas le défi ultime ?

Dans ma chambre, le vendredi soir, alors que je dégustais une tisane pissenlit-fleur de lotus et que j’observais le tableau que j’avais peint la veille, Larry s’est signalé de nouveau. Était-ce à cause du regard pénétrant du bovin que j’avais su restituer d’une manière signifiante ? Je ne saurais le dire. Je me suis revu, en 1984, débarquer à son domicile. J’avais alors écrit mon premier roman, lequel avait connu un succès d’estime. Mais je ne m’en contentais pas. Fébrile, j’avais roulé à toute vitesse sur l’autoroute déserte, traversant des paysages ombreux et enneigés. Pressé d’arriver chez Larry, lorsque j’avais entamé un virage au frein à main pour emprunter son allée, j’avais renversé le conteneur poubelle qui bordait le trottoir. Après avoir ramassé tous les détritus, je m’étais précipité à sa porte. Il m’avait ouvert, en robe de chambre, et m’avait souri.
« Larry, avais-je lancé, je veux écrire un chef-d’œuvre !
– Très bien, Marcus, mais vous ne voulez pas un café avant ? »
Il m’avait précédé dans sa cuisine, où trois jeunes femmes en nuisette étaient déjà attablées.
« Veuillez m’excuser, Marcus, j’ai organisé ce week-end un séminaire sur l’écriture intuitive et plusieurs de mes étudiantes m’ont honoré de leur présence. Voulez-vous vous joindre à nous ? »
L’une des filles s’est manifestée : « c’est quoi cette odeur de poubelle ? »

– Marcus, savez-vous ce que représente Watson, pour Sherlock Holmes ?
– Je dirais son ami, ou bien son complice ?
– Détrompez-vous, il n’est qu’un simple faire-valoir. Il est présent pour faire paraître l’enquêteur principal encore plus brillant. Puissent nos relations être plus saines, Marcus !

Au beau milieu de mes trois heures de méditation, j’ai revu la maison de Larry, peu après son départ forcé, dans laquelle toute entrée m’était impossible, ayant été mise sous scellés. Beaucoup de badauds étaient attroupés, et j’ai aperçu la voisine de Larry, qui taillait ses rosiers. Elle m’a reconnu et invité à la rejoindre, d’un petit signe de la main.
– Larry Kleber m’a laissé quelque chose pour vous. Son hamster.
– J’ignorais que Larry avait un hamster, ai-je murmuré.
– Il y beaucoup de choses que l’on ignorait sur Larry Kleber…
– C’est juste. Dites-moi, il n’aurait pas aussi laissé des graines, pour le hamster ?
C’est ainsi que j’avais ramené ce petit animal de compagnie dans mon modeste appartement. Mais c’est deux jours plus tard, alors que j’avais entrepris un nettoyage de sa cage, que j’ai trouvé la cassette vidéo, emballée dans un film plastique et cachée sous un tas de sciure de bois.

– Marcus, j’ai beaucoup réfléchi aux plus belles manières de terminer une nouvelle. Le temps passe, et je m’en fais une image de plus en plus précise. Accordez-y tout le temps qu’il vous faudra, Marcus. Chérissez tout particulièrement la dernière phrase de votre histoire.

Le stage de jeûne touchait à sa fin, et j’avais perdu sept kilos. Bien qu’un bouillon de légumes m’eût été servi à trois heures du matin, je me sentais toujours plus faible. Une dernière vision vint me hanter. Larry me prêtait régulièrement sa maison, lorsqu’il partait en conférence à l’étranger. En 1985, j’avais eu une aventure sérieuse avec l’une de ses étudiantes, ce qui boostait mon processus hormonal et créatif. Un soir, elle m’avait fait une scène terrible. C’est là que j’avais commis l’irréparable. Je pensais avoir pris toutes mes précautions, mais il ne m’était pas venu à l’esprit qu’une caméra ait pu être discrètement positionnée par Larry dans son garage. Peut-être pour surveiller son hamster à distance. La cassette vidéo était explicite, et le film se terminait par le nettoyage du barbecue à la javel. Larry savait donc tout !

– Marcus, quelle est selon vous la plus belle façon de mourir ?
– Calciné puis caché dans un garage ?
– Votre humour me surprendra toujours, Marcus…

La réalité du présent se mélangeait désormais avec mes souvenirs. Le stage prenait fin aujourd’hui même et j’attendais la remise du diplôme, soutenu par mes acolytes, dans une grande salle aux larges baies vitrées. J’ai cru apercevoir Larry, sur la terrasse extérieure.

– Faites-moi une promesse, Marcus : si jamais un jour vous étiez convaincu de me voir pour la dernière fois, tutoyez-moi.

J’avais pensé : peut-être plus tard, lorsque tu ne seras plus là.

Thomas CUVILLIER

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés