Crépuscule

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. Pas comme ici, regarde, on a l’impression que le soleil ne veut pas se glisser sous sa couverture, qu’il prend un malin plaisir à prolonger ces jours si mornes.
Le ciel était d’un blanc laiteux en cette fin d’après-midi. L’automne n’allait pas tarder à capituler, plus aucun voilier ne fendait l’océan. Au loin, seuls quelques porte-conteneurs continuaient leur incessant ballet sur les eaux froides et hostiles.
– Pourquoi tiens-tu tant à partir vivre à la montagne, on est bien ici, non ? J’aime contempler la mer, elle me berce. La montagne est si imposante, si oppressante.
Marc se leva du banc. Ses genoux craquèrent lorsqu’il déplia sa large silhouette. Son corps avait toujours été trop grand pour lui, trop maladroit, trop visible. Il embrassa le paysage de son bras démesuré.
– Mais qu’y a-t-il de beau ici ? Ça pue la marée et le varech. Le vent démonte les toitures une semaine sur deux. Les pêcheurs crèvent la dalle et n’ont plus que de vieilles histoires à ressasser. Même le vieux Le Gallec, il est obligé de vendre des glaces aux parisiens pour survivre, c’est désolant.
Louise glissa d’une voix douce :
– Tu es sûre que tu ne cherches pas plutôt à fuir ?
Marc ramassa un galet rond qu’il regarda sans vraiment y prêter attention, et le jeta par-dessus le grillage les protégeant du bord de la falaise.
– Non. Fuir quoi ? J’emmerde mon père et sa ceinture en cuir, il ne me fait plus peur depuis longtemps. Au contraire, ça me fait marrer de le voir crever à petit feu. Il ferait mieux de se jeter par-dessus bord.
Il posa ses larges mains sur ses hanches, défiant l’horizon du regard.
– Et puis les Alpes c’est la liberté, les grands espaces, l’air pur, les randonnées…
La jeune femme eut un petit rire sec. Elle jouait machinalement avec les boucles de ses longs cheveux châtains.
– La liberté ? Quelle liberté ? Tu as toujours refusé que je sorte avec mes amies, tu as toujours fouillé dans mon sac, dans mon portable… Cela fait bien longtemps que j’ai oublié la signification de ce mot.
Le trentenaire pivota et la toisa de ses yeux bleus, sombres comme un soir de tempête.
– Mais c’est pour te protéger ma chérie, tu le sais bien, je te l’ai déjà dit mille fois. Tu ne te rends pas compte à quel point les gens sont fous. Belle comme tu es, les pervers vont se jeter sur toi. Et puis je les connais tes copines, toujours à mettre des tenues qui exciteraient un eunuque. Soit raisonnable. Tu verras, les gens sont beaucoup plus sensés là-bas.
Louise soutint ce regard dur, elle n’avait plus peur de s’y noyer. Elle croisa les jambes et glissa ses mains entre ses cuisses, réflexe pour cacher ses tremblements.
– Les claques, c’est pour me protéger aussi ? Les crachats et ton haleine qui empestent l’alcool ? Et les coups de genoux, c’est parce que je ne suis pas une personne sensée ?

Marc commença à faire les cent pas devant le banc sur lequel était assise sa femme. Ses chaussures soulevaient une fine couche de sable et de terre mélangés. Il posa la paume de ses mains sur ses tempes, ses doigts s’enfoncèrent dans son crâne presque rasé. Il tentait de contenir la colère qui remontait le long de sa gorge, l’amertume qui tapissait son palais.
– Ça y est, tu recommences à m’énerver, argua-t-il, irrité. On dirait que tu le fais exprès, finalement cela doit te plaire quand je m’emporte non ? Tu n’aurais pas un petit côté masochiste sur les bords ? T’aime ça ? Hein, dis-le que tu aimes ça !
Il accélérait le pas, se frottant compulsivement le cuir chevelu. Ses baskets blanches étaient recouvertes d’une pellicule brunâtre.
– En plus tu sais très bien que je ne bois plus depuis que… depuis l’incident. Tu n’es qu’une sale petite menteuse. En fait tu veux que je devienne cinglé, hein, sale menteuse.
Il écrasa son poing sur le grillage, telles les vagues se brisant sur les rochers. Il agrippa ses doigts aux fils de fer, serrant jusqu’à ce que ses phalanges deviennent blanches comme l’écume. Le visage collé aux mailles, il scruta ce satané soleil qui ne voulait pas se coucher pour en finir avec cette maudite journée.

La jeune femme était stoïque, emmitouflée dans une grosse polaire ; seuls ses cheveux ondulaient sous l’effet de la brise marine. Elle faisait face à ce corps crispé, ces tendons saillants, ce cerveau malade. Une bourrasque chargée de l’hiver à venir les gifla. Marc se retourna et contourna l’assise en bois. Il se plaça derrière l’amour de sa vie. Ses mains se posèrent sur le dossier du siège et il se pencha en avant. Son souffle se fraya un chemin à travers la longue chevelure pour finir par déverser son fiel au creux de son oreille.
– Tu n’as quand même pas l’intention de me quitter j’espère ? Tu sais bien que tu m’aimes hein ? Tu as besoin d’un homme fort comme moi. Tu t’égares un peu mais tu m’aimes, c’est sûr. Tu sais que j’ai raison. Dis-le. Allez dis-le.
Un ange passa, un ange chargé de plomb sous ce triste crépuscule. L’océan se figea comme sur une photo de Plisson. Les secondes s’égrenèrent, lourdes, étouffantes.
La phrase qui finit par déchirer le silence sonna comme une sentence.
– Tu es à moi.
L’homme plaça ses larges mains en étau, de part et d’autre du cou à la peau blanche. Son pouls s’accéléra, le sang lui battait les tempes.
Soudain, une voix dans son dos, lointaine, lui parvint et parcourut le chemin jusqu’à son cerveau.
– Marc ! C’est l’heure de rentrer maintenant ! La sortie est terminée.
Il suspendit son geste quelques instants, puis relâcha ses muscles, laissant tomber ses bras le long de son corps. Le soleil avait déposé les armes, la pénombre les enveloppait. Il sentait son énergie se vider, quitter ce corps trop grand, trop maladroit, trop difficile à maîtriser.
– Tu as raison, je vais attendre un peu pour le déménagement, annonça-t-il d’une voix lasse. On verra. Peut-être plus tard, Lorsque tu ne seras plus là.
– Mais je suis déjà partie Marc, cela fait un an jour pour jour que tu m’as poussée du haut de cette falaise.

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés