Sous le regard du judas

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite…” Non finalement, ce n’était pas une bonne idée, se dit Abel. Ce n’était pas le moment de commencer à lire ce livre de Saer, même s’il savait qu’il ne serait pas déçu. Il le referma d’un mouvement brusque. Il avait autre chose à faire, de plus urgent, du bricolage. Mais s’il avait su, il aurait juste continué la lecture de son polar et serait toujours vivant.
Il était traducteur professionnel et s’était spécialisé dans la littérature policière. Il avait grandi en France mais avait eu la chance de naître d’un père suédois et d’une mère islandaise, ce qui lui donnait un avantage certain, dans cette profession et ce genre. Il adorait cette littérature, et ne ratait ni un roman, ni un film, ni une série noire. Son médecin lui avait même demandé un jour si cela n’influençait pas négativement sa vision du monde et son mental. Cette question était restée sans réponse.
Il quitta le canapé du salon et se dirigea vers l’entrée de l’appartement. Il avait un œillet de porte à poser, inerte et en apparence très ordinaire. Ce judas qu’il voulait placer était une sécurité, en cas de panne de courant, comme il y en avait eu une la semaine passée. En effet, la caméra vidéo de surveillance, qui lui permettait de suivre tout mouvement dans le couloir, sans être vu, avait été hors service pendant une demi-journée. Cela l’avait grandement perturbé car le monde extérieur avait échappé à son contrôle, pendant tout ce temps.
En ouvrant l’emballage contenant l’œillet qu’il avait acheté sur internet, deux jours auparavant, il s’était senti mieux. Mais il fut confronté à un premier problème car le mode d’emploi en français avait probablement été (mal) traduit du chinois (“made in China”). Il avait eu un peu de mal à comprendre l’installation, mais heureusement il avait trouvé, sur le net, un “tuto” bien fait pour l’expliquer. Il n’était pas très bricoleur mais il allait s’en sortir.
Un deuxième problème avait surgi et pris un peu plus de temps à être résolu. Sa porte était en bois, assez épaisse, et il avait dû chercher un foret spécial adapté à la taille de l’œilleton, foret qu’il avait dû commander sur internet. Bien sûr, il aurait pu aller au magasin de bricolage du coin pour l’acheter mais, depuis la fin du confinement, il n’avait pas remis le nez dehors. Il avait pris l’habitude de rester chez lui, face à son ordinateur et en était très satisfait. Il faut dire qu’il ne sortait déjà pas beaucoup, avant le confinement. Il avait peur des gens, une phobie comme on dit. Mais le foret avait été livré le matin même et c’était ce qui comptait.
Debout devant la porte, il prit son courage à deux mains, mais surtout sa perceuse. Il fallait la tenir, bien à angle droit, en ne stoppant son travail qu’une fois la porte traversée. Il avait fait un trou bien net. Ce « tuto » était vraiment bien fait. Il avait magistralement évité de transformer sa porte en un morceau de gruyère. Il était satisfait du résultat.
Finalement, il en était arrivé à la phase finale de la pose qui consistait à insérer les deux parties cylindriques du judas dans le trou. Cela avait été son troisième problème. La première fois, il s’était trompé et avait placé le viseur côté extérieur et la lentille à l’intérieur. Il se fit la réflexion que cela pouvait être utile pour un voleur, hésitant devant une porte, lui permettant de voir à quoi ressemblaient ses victimes potentielles. Abel avait surtout ri de sa propre inattention.
Sa seconde tentative fut la bonne : l’œillet fut placé comme il faut. Il recula de trois pas et contempla son travail : il fut fier de lui-même. Il voulut s’approcher de la porte pour regarder à travers l’œillet, mais, d’un seul coup, il se sentit mal, très mal. Il se passait quelque chose de vraiment bizarre.
En regardant le judas, il pencha la tête vers la gauche, puis vers la droite. Il fit cela plusieurs fois. Il se déplaça latéralement dans le couloir. Il se mit aussi sur la pointe des pieds puis s’accroupit. Il répéta ces mouvements plusieurs fois. Gauche-droite. Haut-bas. Il avança, recula, se mit dos à la porte, plusieurs fois également. Mais il n’y avait pas d’erreur possible. La sensation désagréable initiale persistait, comme lorsque vous êtes face au tableau de la Joconde dont le regard vous suit partout. Sans aucun doute possible, cet œilleton chinois le fixait. Et le pire était qu’il avait cette impression, même en étant dos à la porte…. Et plus il regardait le judas et plus son malaise grandissait. Finalement, il en fut persuadé : l’œillet était dans la porte et regardait Abel.
Sous le choc, effaré, il fit trois pas en arrière et, appuyé contre le mur, il se laissa glisser au sol, à côté de la porte de la cuisine, face à l’entrée. C’est à ce moment-là que sa vie bascula. Il comprit qu’il ne pourrait pas vivre avec un œillet qui l’observait, il était beaucoup trop conscient de son besoin d’intimité. Pour retrouver sa tranquillité d’esprit et la possibilité de se déplacer, Abel devait juste démonter le judas. Plusieurs fois, il essaya de se relever, mais sans succès. Ce regard scrutateur posé sur lui l’empêchait de bouger, de s’approcher physiquement de la porte. Il sentit les battements de son cœur s’accélérer et se mit à respirer très vite. Ses mains étaient moites et il y sentait des fourmillements. Tout son corps tremblait. Il reconnut l’arrivée d’une crise d’angoisse, la première de la journée. Il arriva à la contrôler, en pratiquant la respiration abdominale : il en avait l’habitude.
Mais comment démonter le judas, en échappant à son regard inquisiteur, à sa surveillance ? Car plus le temps passait, plus la situation devenait inextricable. Plus le temps passait, plus dans son esprit, cet œilleton devenait une menace et le monde entier le regardait, l’observait, le jugeait. Les crises d’angoisse se succédaient les unes aux autres, toujours plus violentes.
Lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit, Abel sursauta et revint brutalement à la réalité. Il n’attendait personne, il n’attendait jamais personne. Un simple coup d’œil à l’écran relié à la caméra de surveillance lui montra que c’était son voisin. Un instant, il hésita, mais comme d’habitude, il fit comme s’il n’était pas chez lui. Terrorisé à l’idée de s’approcher de la porte et de l’œillet, il resta assis, muet, attendant que le voisin s’en aille. Si, à ce moment-là, il l’avait appelé à l’aide, cela aurait pu lui sauver la vie.
De crise d’angoisse en crise d’angoisse, la nuit était tombée et, plongé dans ses sombres réflexions, Abel, épuisé, n’en avait même pas pris conscience. Il était maintenant assis dans le noir, face à la porte. Il ne voyait plus l’œillet, mais il savait que celui-ci l’observait toujours.
Le coup de sonnette avait légèrement sorti Abel de sa léthargie : il avait faim et soif. Pris toute la journée par ses travaux de bricolage, il en avait oublié de manger et de boire. Encore une fois, il essaya de se lever pour aller à la cuisine, mais n’y arriva pas. Même dans le noir, Abel vivait la présence menaçante de l’œillet qui le clouait au sol.
En tournant la tête vers la cuisine, il aperçut les sacs plastiques contenant les courses hebdomadaires. Le livreur était passé dans la matinée mais il n’avait pas pris le temps de les ranger. Il attrapa un paquet de chips qui était posé sur le dessus. Il l’ouvrit et en dévora le contenu. Cela lui donna soif et, le regard toujours fixé sur la porte, il prit dans le sac la première bouteille qui lui tomba sous la main. Il but directement au goulot et fit la grimace. C’était du Gin et non de l’eau. Il n’avait pas le droit de boire de l’alcool à cause des effets secondaires des médicaments qu’il prenait pour contrôler sa phobie. De temps en temps, il s’autorisait un petit verre, un extra, lorsqu’il avait eu une bonne journée et était content de lui. Mais là, il avait vraiment trop soif et était trop angoissé. Il but le Gin à petites gorgées.
Le temps passa et Abel, victime du mélange alcool – médicaments, perdit complètement le sens de la réalité. Lorsqu’une nouvelle crise d’angoisse arriva, il fut trop tard. Pour calmer sa crise d’hyperventilation, en désespoir de cause, il attrapa le sac plastique des courses et commença à respirer dedans. Il aurait dû se souvenir qu’il ne fallait jamais faire cela. La tête dans le sac plastique, il entendit l’œillet sardonique lui dire qu’il aurait dû aller chercher du secours. Et, avant de périr asphyxié, dans un dernier éclair de conscience, Abel lui répondit :
Peut-être plus tard. Lorsque tu ne seras plus là.

Caroline FIGUERES

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés