Atelier des Carmes

La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Nouvelle lauréate 2025 :  » Dangereuse sortie de texte « 

Dangereuse sortie de texte

« La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné ». Ça c’était une bonne phrase, heureusement qu’il l’avait notée sinon il en aurait oublié les termes exacts et l’impossibilité de les retrouver l’aurait mis dans un état de rage peu propice à la création. Les scènes d’action, les dialogues il maîtrisait mais les descriptions de lieux ou de personnages lui demandaient tant d’efforts qu’il ne pouvait se permettre de gâcher ces fulgurances qui lui venaient à l’improviste. Marianne s’était d’abord moqué de cette manie de ne jamais se séparer de son carnet et d’y noter sans attendre la moindre idée qui jaillissait. Puis elle s’était agacée, à présent elle fulminait chaque fois qu’il le sortait, au cinéma en pleine séance, au milieu d’un dîner entre amis, pendant un trajet sur l’autoroute où il plongeait dans la première bretelle d’accès à une sortie ou à une aire de repos en psalmodiant à haute voix pour ne pas oublier, le temps de se garer, la phrase exceptionnelle qui allait concourir à son succès. Ce n’était pas sa faute si l’intrigue se construisait pas à pas, si les rebondissements naissaient spontanément, si les héros agissaient selon leur bon vouloir, le génie littéraire ne connaît pas les heures de bureau, il s’affranchit du temps. Le travail de l’écrivain n’est qu’une tache de scribe, il retranscrit ce qui lui passe par la tête, des pensées fugitives qui viennent dont ne sait où, générées par on ne sait qui. Travail de copie mais travail qui demande une disponibilité totale, une concentration maximale.
Il s’apprêtait à recopier la phrase mais lorsque le fichier s’ouvrit à l’écran il se figea :
– Marianne ! Merde tu te crois drôle !
– Qu’est-ce que j’ai encore fait ? répliqua la jeune femme sans quitter le salon.
– La phrase ! La phrase que j’ai notée cette nuit tu l’as recopiée sur l’ordi. Si ça t’amuse, remarque ça me fait du travail en moins.
– Mais tu vrilles complètement mon pauvre Quentin ! D’une, ta phrase je m‘en contrefiche, de deux, j’ai pas ton code d’accès à l’ordi, de trois, j’ai autre chose à faire que de lire tes élucubrations censées faire de toi un auteur à succès. Ce projet de roman ça te rend parano, si ça se trouve cette phrase tu l’as recopiée cette nuit mais tu t’en souviens plus.
L’altercation dura encore quelques minutes. Quentin, persuadé de ne jamais avoir tapé la phrase puisqu’il ne l’avait pas barrée comme le voulait son protocole, chercha en vain une explication rationnelle, autre qu’une farce de mauvais goût de son entourage.
Le souvenir de l‘incident se serait estompé s’il ne s’était reproduit les jours suivants. Or chaque soir Quentin découvrait avec angoisse que tout ce qu’il avait noté au cours des dernières vingt-quatre heures se trouvait déjà copié au propre dans le fichier informatique.
La panique le gagna lorsque « on » se mit à mettre en forme les indications en style télégraphiques qu’il jetait parfois à la va-vite sur le carnet quand ses occupations du moment ne lui permettaient pas de retranscrire au mot près ses trouvailles de génie. Une panique accompagnée de la colère de ne pouvoir échapper à ce phénomène, mais également de la vexation de constater qu’« on » était bien plus doué que lui pour l’écriture dans tous les domaines de la rédaction : syntaxe, vocabulaire, tournures, complexité des phrases, pertinence des mots utilisés, figures de style maîtrisées parfaitement et utilisées à bon escient.
Une panique qui s’évanouit instantanément lorsque Quentin comprit. C’était Alex, son fils aîné, le coupable, sans aucun doute. Un geek, un nerd, il ne savait quel terme était le plus approprié pour désigner cet ado féru d’informatique. Le rebelle avait dû installer un logiciel d’intelligence artificielle qui fonctionnait de manière autonome se contentant de piller son scénario. Depuis le mystérieux dérèglement initial Quentin avait bien protégé son ordinateur qui ne le quittait plus, mais à cet instant il était déjà contaminé par le programme indésirable. Par contre, le carnet il le laissait traîner, un peu par défi, pour montrer à tous que leurs railleries, leurs doutes sur son talent n’entraveraient en rien son projet d’écrire un chef-d’œuvre.
Le remède fut évident, Quentin ressortit un vieil ordinateur au système d’exploitation obsolète, sans wifi ni connexion internet mais équipé d’un traitement de texte encore fonctionnel présentant l’insigne avantage de ne pas être l’objet de mises à jour automatiques et intempestives. Remède évident mais totalement inefficace car le problème persista et s’amplifia même lorsque tout à coup la machine prit le pas sur l’homme. Avec effroi Quentin s’aperçut que l’histoire divergeait, prenait des axes qu’il n’avait jamais imaginés. Des personnages dont il ignorait tout et qui n’étaient pas prévus surgissaient brusquement. Les annotations qu’il griffonnait sur le carnet n’étaient point respectées. Pire, elles finirent même par se modifier automatiquement pour coller au synopsis pirate. Quentin ne reconnaissait plus son intrigue, il voyait ses héros lui échapper et prendre des voies qui ne correspondaient pas à son projet. Dix fois, vingt fois il tenta d’écrire en improvisation, sans note ni plan, d’un trait, presque sans réfléchir. Peine perdue, lorsqu’à bout de nerfs et recru de fatigue il enregistrait le fichier tout semblait normal, mais lorsqu’il le récupérait, le texte était remanié pour cadrer avec l’histoire parallèle. L’impossibilité de comprendre ce qui se passait et l’échec de ses tentatives ne le découragèrent pourtant pas, au contraire, si son imagination n’était plus au service de sa création elle lui servait à élaborer des parades. Puisque la machine cessait de lui obéir alors il suffisait de supprimer la machine. D’autant que revenir aux sources ne lui déplaisait pas.
Quentin se rendit dans une boutique d’art comprenant un important rayon calligraphie.
Il y fit l’acquisition d’un porte-plume et de ses indispensables accessoires « Sergent Major » ainsi que d’un flacon d’encre « Watermann », celui qu’on peut disposer penché pour imbiber correctement la plume lorsque le niveau devient trop bas. Hélas dès les première pages manuscrites la malédiction le poursuivit. Très vite « on » ne se contenta plus de modifier après coup son texte ; une force occulte l’obligeait à écrire directement le récit d’une fiction qui n’était plus la sienne. Son cerveau qui pourtant continuait de développer l‘intrigue originelle était déconnecté de sa main qui transcrivait la version virale.
Avant de sombrer, Quentin réagit et fit la seule chose qui pouvait le libérer de cette emprise démoniaque. Il effaça tous les fichiers, formata même son vieil ordinateur, brûla feuillets et carnet de notes au grand soulagement de Marianne, ravie de sa décision radicale. Débarrassé de son obsession littéraire il redevint un mari attentionné, un père disponible, un ami à l’écoute, un collaborateur concerné et efficace. Ce n’était pourtant qu’apparence, au plus profond de lui il était taraudé par une envie irrépressible de regagner l’histoire. Depuis qu’il écrivait il ne pouvait s’empêcher de faire corps avec son récit, de vivre mentalement chaque action, de se projeter dans chaque lieu. Il devenait à chaque fois ses héros, ressentant en même temps qu’il les frappait au clavier, leurs émotions, leurs douleurs, leurs joies. Il pestait contre lui-même lorsqu’ils étaient lâches, s’enorgueillissait de leurs triomphes, souffrait le martyre lorsque leurs amours étaient impossibles, agonisait et mourait avec eux.
A présent, ayant abandonné son double virtuel, son existence lui paraissait insipide, il se sentait désœuvré, sans relief ni consistance, se pliant consciencieusement aux conventions sociales tel un robot docile. Il savait pourtant que s’il y retournait il serait aspiré par le roman, définitivement captif de son personnage. Plusieurs soirs il résista, repoussant en tremblant l’ordinateur qu’une puissance cryptique lui intimait l’ordre d’allumer. Mais l’envie était trop forte, le manque trop criant, il capitula.
Lorsqu’il eut branché son vieux PC, il n’eut aucune manipulation à effectuer. Bien que l’appareil fût formaté, vide de tout système d’exploitation ou d’applications, le texte apparut instantanément. Il le fit défiler pour constater qu’en son absence « on » en avait terminé la rédaction. Terrifié, il découvrit l’ultime phrase, funeste prémonition :
« Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur »
 

Jean-Luc FIEVET

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés

2ème place 2025 :  » Offrande aux légumineuses « 

Offrande aux légumineuses

La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. L’ambiance était feutrée, embaumée par une musique expérimentale. Des flûtes de Champagne, à moitié pleines ou à moitié vides selon le niveau d’optimisme des convives, se baladaient serties dans des mains molles. On murmurait plus qu’on ne parlait, et l’on hochait beaucoup la tête, comme pour mieux entendre les absurdités artistiques qui dégoulinaient des bouches fardées.
Au centre de la pièce trônait l’artiste : Davidolivier Lartigue, plasticien conceptuel depuis qu’il avait raté quatre fois le concours des Beaux-Arts et compris qu’il était plus rentable d’appeler “installation immersive” ce qu’il faisait autrefois avec des cartons dans son garage.
La pièce maîtresse de l’exposition, intitulée Rumeur introspective (n°3), consistait en une baignoire remplie de haricots blancs en conserve. Une colonne en PVC émergeait de l’ensemble, avec au sommet un haut-parleur diffusant des bruits de flatulences et d’éructation en boucle. Il s’agissait, selon le cartel, d’“une réflexion post-moderne sur la digestion émotionnelle des masses”.
Face à l’œuvre, un petit homme aux lunettes rondes, affublé d’un col roulé noir et d’une expression de constipation esthétique, hochait frénétiquement la tête. C’était Morissandré, critique d’art réputé pour ne jamais émettre une opinion sans d’abord vérifier l’orientation sexuelle et le nombre d’abus d’enfance de l’artiste — par respect pour la souffrance créative, bien entendu.
— C’est absolument… déstructurant, souffla-t-il à la galeriste. On sent un cri. Un cri intestinal.
La galeriste, une femme squelettique nommée Solonia,, opina d’un air grave. Elle n’avait pas compris l’œuvre non plus, mais elle avait appris qu’en art contemporain, l’air convaincu valait souvent mieux qu’un discours sensé.
Dans un coin de la salle, un homme observait la scène avec un sourire sarcastique. Il s’appelait Victor, et il était là pour tuer quelqu’un.
Ce n’était pas une figure de style.
Victor avait longtemps été correcteur dans une maison d’édition spécialisée en essais philosophiques. Dix ans de lectures indigestes, de manuscrits imbuvables et de notes de bas de page qui s’épanouissaient comme des champignons dans l’humidité intellectuelle. Dix ans à corriger “déconstruction” écrit “desconstruction” et à insérer des virgules dans les citations d’Heidegger.
Puis il y avait eu cette bascule. Une nuit de trop, un manuscrit de trop. Il avait pété un câble en lisant une thèse intitulée “Onanisme suicidaire dans l’œuvre d’Emile Cioran”. Il avait massacré son ficus avec son agrafeuse et hurlé pendant une minute sans reprendre son souffle. Et maintenant, il était là. L’invitation lui était parvenue par erreur. Il avait pris ça pour un signe.
Il comptait tuer Davidolivier Lartigue. Pas par jalousie. Pas même par haine. Par hygiène mentale. Mais Victor n’était pas un homme impulsif. Il voulait que ce soit artistique. Une mise en abîme de la vacuité. Un happening létal.
Il s’approcha d’un serveur, subtilisa une brochette de crevette (crue, probablement — Solonia estimait que la cuisson était une oppression thermique) et se mit à réfléchir. Il avait dans sa poche un Opinel, une fausse invitation à un festival de poésie sonore, et du cyanure liquide dissimulé dans un flacon de parfum de poche, étiqueté “Déraison”.
Mais Lartigue était occupé à expliquer sa baignoire de haricots à un couple de collectionneurs flamands qui hochaient la tête avec le respect dû au Dalaï Lama. Victor patienta.
Pendant ce temps, une performance débutait dans la salle annexe. Une femme entièrement nue, excepté un bandeau noir sur les yeux et des baskets imbibées d’encre rouge, courait en rond en hurlant des nombres irréguliers.
— C’est une critique du capitalisme, glissa quelqu’un.
Victor soupira. Il aurait pu tuer tout le monde ici, mais ça aurait été perçu comme une œuvre à part entière, et ça, il ne pouvait le supporter. Il approcha enfin de Lartigue, qui souriait d’un air extatique, comme s’il venait de redécouvrir le goût du sucre.
— Davidolivier, dit Victor doucement.
L’artiste se tourna, surpris.
— Oui ?
— Je voulais vous dire que votre œuvre m’a bouleversé. Elle m’a fait penser à ma mère. La pauvre est morte étouffée par un yaourt grec quand j’avais huit ans. Il y a dans vos haricots quelque chose d’ancestral. Quelque chose d’opaque.
Lartigue rougit, flatté. Il adorait qu’on invente des histoires tragiques pour le complimenter.
— C’est… C’est exactement ce que je voulais provoquer, vous savez. Le deuil intestinal.
Victor hocha la tête, lentement.
— Justement. Je me disais… ça vous plairait de participer à une création collaborative, là, maintenant ?
L’artiste, exalté, hocha frénétiquement la tête.
— Oui, oui, mille fois oui ! L’art est dans l’instant !
Victor lui tendit le flacon.
— Sentez ça. C’est une essence rare. Elle ouvre les chakras conceptuels.
Lartigue, sans se méfier, huma le flacon. Puis il toussa, chancela, et s’effondra dans les haricots blancs.
Les convives se figèrent.
Morissandré s’approcha, examina la scène. Il ne comprenait pas, mais il comprenait que ne pas comprendre était précisément le niveau de lecture qu’il fallait atteindre.
— Mon Dieu, dit-il. Il a fusionné avec sa création.
Solonia était au bord des larmes.
— C’est… une performance post-mortem… Une sorte de suicide esthétique…
— Quel génie, murmura un étudiant en histoire de l’art.
Victor recula, abasourdi. Il avait tué un homme, et on l’applaudissait.
L’installation fut renommée Offrande aux légumineuses. Le prix doubla. Des critiques pleins d’enthousiasme parlèrent d’“ultime renoncement du moi artistique”.
Victor, désormais soupçonné d’être un disciple de Lartigue, fut invité à la Documenta de Cassel. Il y proposa une œuvre où il se taisait pendant huit jours, entouré de débris de photocopieuses.
On cria au génie. Mais le silence de Victor n’avait rien d’un happening. C’était le mutisme absolu d’un homme qui avait essayé de détruire le vide, et qui s’était vu élevé au rang d’idole par ceux-là mêmes qu’il méprisait. Il errait désormais de galerie en galerie, applaudi pour chaque renoncement, chaque soupir, chaque grincement de chaussure. Un jour, un critique écrivit un article entier sur le “sens politique du frottement de sa semelle gauche”.
Victor était devenu une icône de ce qu’il voulait abolir. Cette idée le minait littéralement. Il comprit alors qu’il n’était plus libre.
Et il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur.

Céline PATISSIER

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés

3ème place 2025 :  » Le samouraï « 

Le samouraï

La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. Des estampes anciennes de belle facture et des cerfs-volants traditionnels étaient savamment disposés en alternance avec un goût qui ne laissait aucun doute sur l’expertise et la sensibilité artistique du maître des lieux. J’étais entrée là, attirée par la vision d’un très beau cerf-volant en vitrine ressemblant étrangement à celui que je venais d’apercevoir au-dessus d’un des nombreux temples zen de Kamakura, parmi les plus beaux du pays. La visite des sanctuaires avait été passionnante, mais épuisante sous cette forte chaleur humide qui règne invariablement au Japon au début de l’été. Après Osaka où se déroulait l’Exposition Universelle 2025, Kyoto et Nara les incontournables, j’achevais mon périple avec la région de Tokyo. Le prétexte de mon voyage était L’Expo 2025 dont le thème est « Concevoir une société future pour nos vies – Sauver, inspirer et connecter des vies ». Tout un programme pour le futur de l’humanité, mais qui prenait pour moi un sens particulier avec un horizon de temps plus immédiat. À trente-cinq ans, je me devais de sauver enfin ma vie, de me reconnecter à la vie après le naufrage et l’enfer de mon adolescence. Venir au Japon était un exorcisme, une confrontation avec le pays de mon géniteur, source de toutes mes souffrances.
Une jeune employée de la galerie m’avait saluée, proposé une boisson fraîche puis s’était effacée pour me laisser profiter pleinement de l’exposition. La scénographie avait initié un dialogue entre les estampes et les cerfs-volants. Là, la thématique commune était le théâtre Kabuki avec des représentations d’acteurs au maquillage caractéristique, un peu plus loin une estampe très ancienne représentait un cerf-volant rectangulaire de la période Edo dont un exemplaire similaire était exposé juste à côté. La lumière jouait un rôle essentiel. L’ensemble du bâtiment était dans la pénombre, seuls quelques cercles de lumières parfaitement ajustés permettaient de percevoir tous les détails des œuvres ; les ombres quant à elles étaient animées par la lumière vacillante de nombreuses bougies. Arrivée à mi-parcours, je fus parcourue de frissons, dont la climatisation n’était pas la cause. Un visage au rictus mauvais me fixait depuis un coin sombre de la pièce. Ce faciès grimaçant, je ne le connaissais que trop bien. Dans la maison familiale, il avait peuplé mes nuits de petite fille de visions inquiétantes, jusqu’à ce que mon père ne quitte le foyer pour toujours, sans préavis, sans explications et sans laisser d’adresse, n’emportant que ce cerf-volant gigantesque. Quelques mois plus tard, ma mère se donnait la mort, me laissant totalement seule, sans parents, ni grands-parents, ni famille éloignée qui ne veuille me recueillir. Après quelques semaines, les voisins qui m’avaient hébergée alertaient les services sociaux et commençait alors pour moi la valse des placements, en foyer d’abord, puis de famille d’accueil en famille d’accueil.
Je ne pouvais pas imaginer une seconde que mon père, s’il était encore vivant, ait pu se séparer de ce guerrier volant. Se pouvait-il que le destin m’ait conduite à la source de tous mes maux ? Encore troublée par le regard menaçant du samouraï, j’avisais l’employée qui m’avait accueillie et lui demandais, tremblante, le nom du propriétaire de la galerie. Les mots qu’elle prononça firent un écho parfait à ceux qui résonnaient dans ma tête : Toshi Yamaguchi ! J’eus l’impression qu’un violent séisme faisait trembler le sol.
– « Est-il possible de le rencontrer ? » murmurai-je.
– « Qui dois-je annoncer ? »
– « Mika Yamaguchi-Folliet. »
– « Certainement », me dit-elle sans réaction visible, en s’inclinant avant de disparaître dans un bureau au fond de la galerie.
Au bout de quelques instants un monsieur âgé, mais à la démarche assurée, se dirigea vers moi. Tout en lui exprimait le raffinement. Je reconnus aussitôt son regard intense en toute circonstance. Il me dévisagea et me demanda dans un français impeccable si j’avais fait bon voyage. Il restait à distance et ne fit aucun geste qui m’autorise à quelque familiarité. Au Japon, les membres de la famille ne s’embrassent pas, surtout en public. Il m’invita à rejoindre son bureau. Après avoir pris place, nous nous observâmes en silence. Sa froideur envers moi, sa fille, me révoltait et je sentis qu’aux tréfonds de mon être tout se mettait à bouillir. Il attendait que je prenne la parole.
– « Je ne savais pas si tu étais encore vivant. »
– « Je me fais vieux, mais j’ai la chance d’être en bonne santé. »
– « Tu sais que maman s’est suicidée peu après ton départ et que j’étais seule, confiée à des familles d’accueil ? »
– « Je l’ai appris au bout de quelques années. »
– « Après combien d’années ? …et tu n’as pas cherché à me voir ? »
Il fit un geste las de la main qui pouvait signifier je ne sais plus ou à quoi bon ; je n’en saurais pas plus. Devant cette indifférence, le volcan qui bouillonnait en moi explosa littéralement. Je me mis à déverser sur lui un flot ininterrompu de paroles qui jaillissaient de moi pour la première fois. Je mettais enfin les mots sur mes peurs, mes souffrances. Je lui détaillais ce que j’avais dû endurer. Ma terreur à l’idée de devoir aller me coucher le soir dans l’angoisse de la visite du père de la famille d’accueil, ou du fils dans tel autre placement, qui venait me rejoindre et abuser de ce corps de gamine. La honte. Les insultes à l’égard de la niakouée que j’étais pour eux. Les coups parfois aussi. Je racontais les éphémères périodes d’espoir pendant lesquelles je rêvais que mon père vienne me sauver ; puis le désespoir toujours plus profond qui s’en suivait. Tel un torrent de lave dévastateur, tout ressortait. Plus tard les mauvaises fréquentations qui m’avaient fait perdre mes derniers repères et le peu d’estime que j’avais encore de moi-même. Les substances consommées sans modération pour oublier, qu’elles soient bues, inhalées ou injectées. Lorsque j’eus expulsé toute l’histoire misérable de ma jeune vie, je demeurai épuisée, à guetter une larme de mon père, une réaction, le moindre tressaillement. Mais rien ne vint. La nuit était déjà tombée. Je serrai les poings sur le fauteuil puis expirai profondément pour retrouver mon calme. Ma décision était prise.
… Ma fille saigne de tout son être devant moi et je suis incapable d’exprimer ma peine, ma douleur, ma compassion. Je suis horrifié par tout ce qu’a dû endurer la petite fille que je reconnais en elle. Je voudrais lui dire mon amour et ma honte. Mais je n’ai jamais appris. Toute notre éducation, toute la société nous poussent à enfouir nos sentiments. Ce n’est pas une excuse, c’est un fait. En plus je suis un lâche ; je l’avais déjà été avec sa mère. Il faudrait que je trouve un mot qui apaise, que mes yeux traduisent mes sentiments. Mais je me suis tu depuis trop longtemps ; il est trop tard.
Je vois à l’instant où elle se lève toute la haine qui l’habite. Elle quitte mon bureau, referme la porte. J’entends la clé, que je ne retire que le soir en partant, tourner dans la serrure. Je reste assis et suis ma fille des yeux sur les moniteurs de surveillance qui me permettent de contrôler la déambulation des visiteurs dans la galerie, désormais vide à cette heure tardive. Elle se dirige directement vers mon cerf-volant avec une bougie dans la main, s’arrête et tourne les yeux vers mon bureau. Après une seconde d’hésitation, elle pointe la flamme sur les yeux du samouraï qui s’embrase. Elle renouvelle l’opération de proche en proche et quitte la galerie.
Je pourrais appeler les secours. Je pourrais même prendre la fuite, une fois de plus. Mais à quoi bon. Maintenant que j’ai allumé la haine dans le cœur de ma fille, il ne me reste plus qu’à me montrer digne du samouraï que j’ai toujours vénéré. Réussir ma mort à défaut d’avoir réussi ma vie.
… Toshi Yamaguchi se leva pour effacer les enregistrements vidéo de la journée. Il revêtit son plus beau kimono et alla s’allonger sur le canapé. Désormais il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur. Même le brasier qui faisait rage dans la galerie et commençait à dévorer les murs de son bureau ne parvenait pas à éclairer l’obscurité qui s’était emparée de lui.

Henri JACQUEROUD

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés

4ème place 2025 : « Le professionnel »

Le professionnel

La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. A l’extérieur il faisait chaud, une belle journée de juin. Était-ce pour cela qu’il se trouvait près d’elle, sous l’air pulsé et frais… Non, il savait très bien que non. Je suis un professionnel voilà tout. Et professionnel, il l’était. Oui. Solitaire aussi. Oui. Telle était sa vie, toute sa vie. Jusqu’au jour où il la vit. Elle portait une robe jaune pâle avec une ceinture bleue, on aurait dit une aquarelle surgie dans le soleil, perdue dans cette petite galerie d’art du Palazzo Amore. Venise. Mur jaune crème surmonté de spots de lumière et elle se tenait là, seule et inconnue – mais l’était-elle vraiment pour lui… « Vous aimez ? » Elle faisait face à un tableau de William Blake ‘Le grand dragon rouge et la femme vêtue de soleil’. Son visage relevé vers ce tableau accroché au mur et protégé par une vitre en plexiglas, il observait son profil au petit nez droit, ses lèvres à la moue enfantine, ses grands yeux sombres d’orpheline quand son regard se détacha de l’œuvre et vint se poser sur lui. Reflets de soleil sur la petite croix autour de son cou. « Vous aimez ? » Elle le fixa, les yeux mi-clos comme quelqu’un a pris un éclat de soleil et regarde désormais sa vie de loin. Puis se détourna vers le grand dragon rouge et fixa l’homme de nouveau. « Oui. Et non.
– Ah. » Il lui sourit, agréable et accueillant ; il était payé pour cela. Son visage auréolé d’un spot de lumière, elle esquissa un petit sourire. Triste. « Oui, tableau magnifique de Blake mais… Cet immense dragon qui entoure les jambes de la femme avec sa queue, ça a quelque chose d’effrayant je trouve. Pas vous ? » Il sembla hésiter – la laisser doucement venir à lui. « Je ne sais pas, et pourquoi effrayant. Peut-être veut-il juste la rassurer, la protéger, la mettre en sécurité tout prêt de lui ». Il sentit la jeune femme se raidir, quelque chose d’une impuissance passée, vaine colère de petite fille issue d’un quelconque ressentiment. Puis son corps se relâcha. Son regard maintenant figé sur le tableau, sa voix de femme vibra entre eux deux. Entre les murs blancs qui les étouffaient sans bruit. « Oui, articula-t-elle, la protéger… Ou bien juste abréger ses souffrances ». Silence puis elle dit : « Les dragons sont comme les hommes, ils ne sont pas tous réputés pour être gentils, non… ?
– Oui, c’est vrai, mais quelque fois on peut avoir des surprises.
– Ah. De quelle surprise parlez-vous ? » L’homme regarda le tableau, le grand dragon rouge avec la femme solaire à ses pieds. Un doux sourire aux lèvres il souffla, Qui sait… Ils restèrent ainsi un long moment, leurs corps si proches. L’homme pouvait sentir ce courant entre eux, quelque chose de nouveau pour lui : cette intensité. Elle cligna les yeux et murmura quelques mots d’une langue inconnue, mains jointes devant elle comme dans une prière afin que l’on ne l’oublie pas. Elle dénoua ses mains mais pas assez vite pour l’empêcher de voir ces cicatrices blanches sur son poignet gauche. Déjà, il savait. « Vous voulez un verre, ils ont un super Mojito bien frais au bar. Vous voulez ?
– Oui. Si vous voulez.
– Alors ne bougez pas, je vais vous chercher ça. » Ils se sourirent mais dans les yeux de la femme, une déchirure, une douleur pour qui savait. Mais qui savait, à part elle. Et lui. Ah si, ceux de l’Agence. Le bar était désert, juste un serveur en veste noire. Il s’approcha ; sans un mot ni un regard, l’homme en noir lui servit deux verres de Mojito. Et le professionnel resta ainsi, le dos tourné à la salle tandis que le barman s’éclipsait derrière un rideau. Un mouvement derrière lui, il tourna la tête ; la femme était sortie dans le petit jardin niché au cœur de la galerie. Elle s’était installée dans un transat sous les arbres, le nez en l’air, et semblait ailleurs, le regard perdu dans un ciel baigné de bleu. L’homme se retourna vers les deux verres, plissa les yeux devant les feuilles de menthe, une jolie couleur verte éperdue dans tout ce jaune. Rapide et discret il fit ce qu’il avait à faire : il versa la poudre incolore, inodore, sans saveur et si efficace – sans laisser de trace. Parfait. « Vous désirez lequel ? Le Mojito, le vrai de vrai ou le plus doux, sans rhum ni liqueur d’Amaretto ?
– Le plus doux…. » L’homme s’assit à côté d’elle, il lui tendit le verre désiré. Elle le saisit. Sans un mot, les yeux baissés, elle fit tournoyer lentement le liquide entre les parois embuées. Elle semblait chercher une réponse dans son verre ; l’homme, le professionnel, détourna le regard. La jeune femme arborait un sourire lointain, une sorte d’acceptation douloureuse comme si elle commençait enfin à comprendre. Lentement elle porta le verre à ses lèvres. Les yeux mi-clos, elle but une gorgée de couleur jaune. Rien ne changea, ni la douceur du silence entre les murs blancs et frais du petit jardin, ni la galerie d’art enroulée autour du jardinet, vide et remplie d’eux. Eux côte à côte. Eux ensemble depuis si longtemps, il lui semblait.
« Vous ne buvez pas ?
– Si. Bien sûr. » Il lui sourit. A son tour il but une gorgée. « Qu’auriez-vous fait si j’avais pris l’autre verre ? Dites-moi. S’il vous plaît… » Cette voix lasse, ces yeux fatigués soudain baignés de larmes silencieuses, l’homme s’approcha doucement d’elle. Il n’agissait pas ainsi avec les autres femmes. Mais là, nul besoin de se forcer, sa détresse l’aspirait. « Si vous aviez choisi l’autre verre, celui-là, – il leva son verre devant elle – j’aurais bu le vôtre. » Elle le fixa, grave et surprise en même temps. « Vraiment ? » Il lui sourit et caressa doucement sa joue. « Oui … Vraiment. » Elle posa sa tête sur son épaule et ils restèrent ainsi, immobiles comme enchantés. Ensemble. La galerie se refermait sur eux, le barman semblait ne jamais avoir existé et à ce moment-là elle chuchota comme dans un secret partagé, comment vivre sa vie quand le premier homme, votre père, s’est servi de votre corps, vous encore jeune fille… Elle regardait le vide de ses grands yeux écarquillés. Liquides. Alors, à sa suite, une succession d’hommes, des fantômes de passage dans mon lit. Sans amour, sans rien. Comme une punition. Et de tout ça, je n’en veux plus. Je veux juste partir.
– Je comprends. » D’une main ferme elle tourna la tête de l’homme vers elle, leurs bouches toutes proches maintenant. « Non, et ses lèvres tremblaient, non, tu ne comprends rien. Ou plutôt si : Tu sais tout. C’est toi que l’Agence a envoyé, non ? » L’homme lui sourit. Que lui répondre ? Ce qu’elle avait déjà compris… « Alors tant mieux. Et sans violence, ça me va. » Ils se regardèrent et sacrifièrent au rite ultime des gens qui se disent adieu : s’embrasser. En douceur. Sa bouche avait un goût d’orange. De nouveau ils se retrouvèrent dans leur transat respectif mais si proches l’un de l’autre. Dans un souffle elle demanda, Ça va faire… mal ? Non. Juste s’endormir en douceur. C’est tout. Sans trop savoir pourquoi il eut envie de pleurer. Aider les gens à partir comme ils le voulaient, sans douleur ni violence, au moment où ils s’y attendaient le moins, les gens de l’Agence savaient très bien faire ça. Mais ce travail et la solitude qui en découlait, désormais ce n’était plus sa vie. Il le savait. La jeune femme but une autre gorgée. Le Mojito, c’est ça, hein ? Oui, bien sûr. Et quoi d’autre ? Je ne sais pas. Quelle importance maintenant… Oui, bien sûr. Elle finit son verre, le lui tendit. Comme ça, tu auras un souvenir de moi. Il sourit, la prit dans ses bras, elle commençait à partir. Son corps devenait plus lourd, sa tête s’affaissait en douceur sur son épaule et il resta là, à la regarder s’endormir sans un mot avec le cœur qui battait bizarre. Murmures… Le verre, tu l’aurais vraiment bu ? Il embrassa ses lèvres au goût d’orange et lui souffla un ‘oui’ dans la bouche. Yeux clos, voix étouffée, elle dit alors avec un sourire d’enfant, c’est bien. Et dis-moi des choses, tu sais, de celles qui sont si belles quand elles ne font plus peur. S’il te plaît. Il lui sourit. Oui. Bien sûr. Avant qu’ils ne se quittent, il lui murmura ces quelques mots : Mais lors même que je descendrai dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal parce que vous serez avec moi… L’instant d’après elle ne bougeait plus, à jamais débarrassée de sa peur. Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur. Il avait aidé trop de gens à partir et là, la femme ultime, la femme de trop… Qui peut se réjouir d’être à jamais le Grand Dragon Rouge.

Bruno BAUDART

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés

Cinquième place 2025 : « Sur les rails »

Sur les rails

La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. C’était là, au creux de la médiathèque municipale de Castefort, que le vernissage de l’exposition des photos de Lili ouvrait la saison culturelle.
En matière de déco, cette mairie communiste manifestait un goût très cheap. Mais la lumière de la salle mettait en valeur la noirceur de ses clichés, aussi, Lili pensait que le jaune incertain des murs s’apprivoisait, ma foi. Et puis, il faisait frais, ça évitait de penser qu’on serait mieux à la piscine municipale.
Lili avait grandi dans les années 70, pattes d’eph et sabots, flirts sur les bancs en skaï rouge du bar du lycée, sur fond de tapisserie psychédélique. Alors le jaune-caca, c’était du déjà vu, dans une autre vie.
Depuis, elle avait tout repeint en noir. Elle rasait le côté gauche de son crâne, tatoué de rails de chemin de fer et portait sur l’autre versant une tresse en macaron, comme une caricature de grosse allemande. Son visage s’affaissait doucement, les plis autour de sa bouche se creusaient sans élégance, comme lorsqu’on pleure fort. Sa peau semblait empêchée de dégouliner par le piquetage de nombreux piercings de métal gris. Elle allumait des ferveurs furieuses dans les milieux punks et lesbiens.
Lili photographiait des chemins de fer. Elle traquait la lumière sur les reflets du métal, le graphisme absolu des lignes de fuite, la poésie de la moindre ombre sur le ballast et la technique épatante des aiguillages. Elle exposait même une ronde rotonde oubliée, avec la neige qui ourle les courbes et la lumière d’hiver en flèches d’énergie pure à travers le toit troué.
Les vieux élus communistes de Castefort appréciaient la beauté désolée de ses photos. Lili aimait leur discours sur le prolétariat laborieux, l’aliénation par le travail et les luttes des camarades cheminots. Même si c’était d’autres émotions qui ravageaient Lili, elle était heureuse du partage de ces passions marxistes et tristes.
Elle acquiesçait et remerciait.
Personne ne connaissait son passé et elle ne voulait pas réveiller la bête du souvenir, tapie sous son diaphragme, prête à bondir, dents en avant, pour lui déchirer les entrailles.
Ce jour-là, dans le sud torride, elle et son mari rentraient en voiture après un repas chez les parents de Lili. Leur bébé gazouillait dans son siège auto. Son mari faisait la tête, au volant de sa Renault de commercial. Elle venait de passer un bon moment. Il y avait eu les plaisanteries habituelles sur le parti communiste, auquel sa famille de militants repentis vouait une tendresse toute nostalgique. Lili disait que rire de tant de couleuvres avalées faisait acte de rédemption. Les bouffeurs de curé aimaient bien être ainsi chahutés.
Son mari n’avait rien compris aux conversations, il n’avait pas les références. Et puis, il détestait quand Lili prenait toute l’attention, comme ça, drôle et intelligente. Il avait enragé in petto toute la journée, sûr qu’ils se foutent de ma gueule, tous ces cons.
Depuis la naissance du bébé, c’était l’enfer pour lui. Le centre du monde s’était déplacé, irréversiblement. Lili semblait capter des lumières millénaires et célestes dont elle nimbait son bébé.
Pour qui se prenait-elle, c’était ridicule !
Il s’acharnait à éteindre tout ça, il faisait tout pour éreinter Lili. Tout : étaler les jouets qu’elle venait de ranger, jeter ses livres préférés, cacher le bol d’eau du chat, arracher les fleurs qu’elle aimait et les faire cramer sous la fenêtre du bébé, changer de nounou sans la prévenir. Et, quand elle était bien épuisée, le corps rompu, lui reprocher de manquer d’enthousiasme lors de ses saillies de gymnaste agité de la gonade.
Et voilà que ce jour-là, elle était redevenue belle et gaie, admirée et aimée. Il avait bien tenté de la faire craquer, en faisant pleurer le bébé chaque fois qu’elle prenait la parole ou en le laissant jouer avec ses excréments.
Rien n’y avait fait, elle rayonnait quand même.
Alors, c’était un retour grimaçant. La peau du visage du mari était tendue à craquer. Ses yeux aux pupilles en pointes d’épingles jetaient des regards noirs en douce, rapides et secs comme les virages infligés à l’auto.
Au passage à niveau, la sonnerie surgit au moment où traversait la voiture devant eux. Il engagea puis arrêta la Renault sur les rails, derrière la file arrêtée. L’accélération des mouvements de ses yeux ainsi qu’un rictus incontrôlé, révélaient sa satisfaction de rendre son épouse folle de peur.
Lili opta pour le calme – le train va passer, recule, s’il te plaît.
Il la pourrit, il voulait en avoir le cœur net, il savait ce qu’il faisait.
Pour qui se prenait-elle, c’était humiliant !
Dans l’axe du siège auto, elle vit le train glisser, loin mais comme une balle dans l’air. Elle s’arracha de la Renault et couru saisir son bébé. Alors, son mari, finalement lancé dans la fuite, la cogna de toutes ses forces. Deux poings en avant, dégage de là. L’impact lui cassa trois os, propulsa leur bébé sous l’auto et la projeta sur le ballast. Le train emboutit enfant et voiture. Le mari vérifia vite qui avait vu quoi puis porta ses mains à sa tête dans un geste surjoué de aïe aïe que se passe-t-il ?
L’inspecteur appelé pour l’enquête trouva Lili prostrée et cassée, au sol. Elle regardait le train qui venait d’écraser son bébé. Sa main gauche pivotait sans contrôle, dans un sens, dans l’autre. Plus loin, le sombre connard répétait, l’air important, quelle maladresse mais quelle maladresse.
L’inspecteur était un petit homme, en proie au doute pour chacun de ses gestes. Tout dans sa tenue et ses postures disait le vieux garçon réservé, sensible et intelligent, soirées lecture avec chat au coin du feu et amour des arts. Le mari lui apparut rapidement peu sincère et beaucoup suspect. Et puis, une intuition poisseuse lui colla au râble : ce genre de connard ne serait jamais confondu ; en revanche, les investigations et interrogatoires tueraient Lili.
Il avait classé le dossier, rapidement.
Le couple divorça. Auréolé du panache du grand malheur, le mari profita tant qu’il put de l’empathie des femmes et de la confiance des milieux politiques et culturels. Il peaufina son statut de victime, à coups de sous-entendus accusateurs – son ex-épouse avait, déjà avant l’accident, des dépressions pour un oui, pour un non ou pour rien. Alors imaginez le post-partum, malheureusement, glissait-il, tout imbu de Wikipédia. Il plaçait des bons mots entendus dans la famille de Lili et singeait l’habitus des intellectuels. Il se lança en politique.
Pendant ce temps, Lili subissait toutes sortes de traitements chimiques, encaissait la pitié, la gêne puis la haine brute de tous les amis d’avant, jouer à miss-la-plus-triste-du-monde ça va un temps, faut se secouer, maintenant.
Pour qui se prenait-elle, c’était consternant !
Elle changea de région.
Des années plus tard, l’inspecteur prit sa retraite. Heureux de quitter le sud au goût moite et anisé, il s’installa à Castefort.
Il entra dans la galerie d’art, pour le vernissage de l’expo de Lili. C’est à sa démarche bancale et décalée qu’elle le reconnut. Il l’identifia à sa main gauche agitée, dans un sens, dans l’autre.
Ils se sourirent tristement.
L’inspecteur reçut en pleine poitrine le désespoir somptueux de l’exposition.
Pendant le vernissage, chacun se rassasiait d’émotions, de petits fours, de fraîcheur et d’humanité. Une lumière sans retenue inondait la ville. Un grand soleil contagieux donnait de la pimpance à toute chose, jusqu’au jaune fadasse des murs de la galerie d’art qui rayonnait d’ambre.
L’inspecteur regarda les yeux de Lili semés de tristesse, son sourire cassé, son crâne tatoué et sa peau érodée. Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur.

Claire CONSTANS

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés

Nouvelle lauréate 2024 : « C’est de sa faute »

C’est de sa faute

« – Combien serons-nous ce soir pour ce bouillon de 11h ?
– Treize, bien sûr… Comme tous les ans ! Mais je te garantis que nous boirons autre chose que du bouillon !
– Treize ! Tu te prends pour Jésus ou quoi ?
– Quel rapport ?
– Oublie cela… Écoute mon Nounours, je m’estime plus qu’aimable de recevoir tes grossiers et primitifs amis. Chaque fois qu’ils viennent, ils mettent la maison sens dessus-dessous et me font regretter de ne pas avoir empoisonné leurs bières et leurs saucissons ! »
Avec du recul, c’était clairement dans cette charmante conversation que se trouvait l’origine du plan diabolique de Joseph d’Arvilliers, alias « Nounours » pour sa femme Liane. Nantais de quarante ans, Joseph avait hérité d’une maison assez luxueuse au décès de ses parents mais il n’y avait pas rencontré le bonheur. Selon ses propres dires, son mariage marquait le début de sa descente aux enfers.
Joseph dévisagea longuement les jurés dont les visages impassibles ne le déstabilisaient aucunement. Sur les conseils de son avocat, il jouait la franchise, quitte à s’exposer à plusieurs années de prison. Il devait maintenant faire éclater ce qu’il avait tu durant l’enquête… Naïvement, il croyait pouvoir tisser une certaine complicité avec les jurés. Le mensonge ne fonctionnait jamais dans les séries télévisées, il allait essayer une autre méthode. La franchise constituait sa dernière carte. Il n’était plus temps de tergiverser.
« Ce soir-là, je me sentis humilié et incompris. Liane tenait seule le gouvernail de cette maison et se permettait de menacer de mort mes meilleurs amis. Je ne profitais guère de cette unique soirée annuelle que sa tyrannie m’accordait car mon esprit se trouvait bien au-delà des vapeurs qui flottaient dans le salon. Lentement, je basculais du côté obscur. Oh, je ne l’envisageais pas dans l’immédiat bien sûr ; je repoussais même avec véhémence chacune des atroces et insidieuses pensées susurrées à l’oreille de mon âme. Pourtant, trois jours d’humiliation plus tard, je me réveillai avec l’inébranlable certitude que je voulais… tuer ma femme. »
Un murmure de désapprobation circula dans la salle d’audience. Deux jurés échangèrent un regard interrogateur tandis qu’un autre caressait nerveusement sa moustache. La voix grave et mesurée de Joseph résonna à nouveau, appuyant sur chaque mot :
« Je désirais tant la voir morte que je ne parvenais plus à me concentrer sur rien d’autre. Vous le savez sûrement : je suis informaticien et je travaille à domicile. Mon épouse, sans emploi, ne m’octroyait aucun instant de répit en journée : ne bois pas tant de café, n’oublie pas tes exercices pour le dos, viens m’aider à ceci, viens réparer cela, tu n’as pas le droit au sel, installe le filtre de lumière bleue sur ton écran… Sachez que le cauchemar se poursuivait la nuit. Elle allait jusqu’à m’interdire de m’endormir avant elle afin que mes ronflements ne l’importunent pas. Et si, en dépit de ses avertissements, j’avais le malheur de sombrer dans les bras de Morphée en premier, Liane me réveillait impitoyablement à coups de ciseau à ongles. La nuit, si telle ou telle raison l’éveillait, elle me secouait aussitôt afin que je partage son insomnie… Néanmoins, je refuse de m’étendre davantage sur le quotidien infernal qu’elle m’a imposé ces six dernières années. Je suis bien conscient de ne pas incarner la victime devant ce tribunal et, loin de moi, l’idée de me bâtir des circonstances atténuantes. »
Joseph s’était promis de tout avouer sans détour. Il tenait ses engagements et guettait avec avidité les rides d’effroi qui naissaient progressivement sur les fronts des jurés.
« Au fur et à mesure, mon ignoble projet se concrétisa et je fomentai un plan imparable. Tous les dimanches soir, avant de se coucher, Liane passait la serpillière sur le sol de la cuisine. Elle y tenait tant que la plupart de nos amis et voisins en avaient connaissance, ce qui renforcerait la crédibilité de la thèse de l’accident. Une mauvaise chute peut être fatale et c’est ce sur quoi j’escomptais. L’excitation gagna bientôt tout mon être et j’étais si certain de ma réussite que je n’envisageais aucun plan de secours. Notre cuisine était encombrée de meubles aux arêtes tranchantes, si bien que, quelle que soit sa direction, ma poussée serait implacablement mortelle. La semaine précédente, je supportai tous les reproches habituels avec un si large sourire que Liane me demanda à plusieurs reprises si je me sentais bien. Comme je lui répondais inlassablement que je ne m’étais jamais trouvé si heureux, elle reprenait ses litanies de reproches à mon égard. »
Ici, Joseph d’Arvilliers marqua une légère pause. Le décor du tribunal semblait s’évanouir pour ne plus laisser place qu’à cette cuisine surchargée, future scène de crime.
« Ce dimanche soir, la lune était pleine et sa face ronde semblait ricaner derrière nos fenêtres. Les ténèbres emplissaient, pour une fois, l’intérieur, et non l’extérieur. Toutes les lumières étaient éteintes, à l’exception de la salle de bains où Liane, après avoir terminé le ménage, se rafraîchissait le teint. Je savais qu’elle regagnerait ensuite la cuisine pour préparer une tisane. Je ne fus pas déçu dans mon attente. Accroupi derrière la patère du hall, je suivis avec délice ses pas prudents jusqu’à la cuisine. Elle appuyait sur l’interrupteur lorsque je surgis dans son dos. Je remarquai qu’une sueur froide parcourait le bas de sa nuque, comme si son être s’apprêtait déjà à accueillir l’ombre de la Mort. Je ne tremblais pas. J’avançai encore d’un pas sans qu’elle ne me vît et… je glissai ! La coquine avait employé un savon de Marseille particulièrement glissant cette fois-ci. Mon arme se retournait contre moi ! Je glissai comme jamais je ne glissai auparavant ! Une inertie incroyable m’emporta vers l’avant si bien que je heurtai Liane avec une violence inouïe. Nous tombâmes tous les deux, ou plus exactement, je m’écroulai sur elle, incapable de maîtriser cette chute insensée. Je me trouvai donc tout étourdi, couché sur ma femme, à quelques centimètres au-dessus du sol rutilant. Je l’entendais râler sans trouver la force de me redresser pour lui permettre de respirer. Lorsque la cuisine cessa de danser devant mes yeux et que je me relevai, Liane ne bougeait plus. »
L’impassibilité des jurés avait disparu. Leur regard trahissait une attention soutenue, voisine de la fascination macabre. Le procureur, représentant de la partie civile, reprit ses esprits le premier :
– Avez-vous tenté de lui porter secours ?
– Vous savez, monsieur le procureur, il m’avait fallu tant d’efforts pour me lever que je ne pouvais pas m’agenouiller pour la ranimer. Après tout, est-ce de ma faute si elle a utilisé un savon trop… savonneux ? Au moment où j’ai glissé et où ma chute a entraîné son décès, croyez bien que je n’avais nullement l’intention de la tuer ! Je ne pensais qu’à me rattraper afin de ne pas me briser le cou ! C’est un accident, rien de plus.
Le procureur ouvrit une bouche hébétée mais aucun son ne franchit ses lèvres. A vrai dire, un discret bruit de fond le perturbait. Il se retourna et découvrit la face hilare du juge qui retenait tant bien que mal le fou rire qui l’animait. Entre deux soubresauts, il parvint à articuler :
-Messieurs les jurés, je propose donc que nous concluions que Liane d’Arvilliers est seule responsable de l’accident domestique qui lui a coûté la vie.
Face à la tournure que prenait ce procès, dans le sein même d’une Cour d’Assises respectable, le procureur adopta une mine outrée et tenta de trouver du soutien parmi l’audience. Mais, elle aussi, semblait déjà gagnée par le rire. Le juge retrouva un semblant de sérieux pour ajouter :
-Il faudra tout de même lancer une procédure à l’encontre de la marque de ce fameux savon « trop glissant ».
Joseph cria un « Voilà ! Exactement ! », et les membres du jury éclatèrent de rire !

Elisabeth CHANCEL

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés

2ème place : « Hara qui rit ! »

 

Hara qui rit

« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ?
– Treize, bien sûr …
Je lève les yeux vers le coursier : « C’est quoi c’t’embrouille ?
– Tu ferais mieux de te manier. Le Boss n’aime pas attendre. »
Je relis le message. Je n’y capte toujours rien mais je prends le temps d’inspecter l’enveloppe. Je la tourne dans tous les sens et je découvre en lettres majuscules « POUR N°13 : RDZ-VS LA CANTINA 22h30 – B. »
Un rencart avec LE Boss et à La Cantina, le restaurant bien connu pour lui servir de QG. C’est un ordre plutôt qu’une invitation … Pas le temps d’y réfléchir, j’ai une heure pour enfiler un costard et y aller. Je commande un Uber, pas question de lambiner.
Dans le VTC, flash-back sur ma vie au Japon tout en massant sans m’en rendre compte le vide laissé par mon petit doigt manquant. Ça fait trois ans que je suis rentré et déjà deux que j’ai rejoint le clan du Boss. Ici, j’ai pris un nouveau départ et je ne commettrai pas les mêmes erreurs. Mon point fort ? Je cisèle mes coups, je ne laisse rien au hasard. Ma seule faille est d’être encore trop imprégné des règles des yakusas. Possible alors que j’aie transgressé les codes de la Famille sans le vouloir ?
Là, je commence à baliser sévère quand brusquement, je mets un coup de poing contre le dossier du siège avant.
« Mais bon sang, c’est quoi ces conneries de bouillon de 11h et de numéro treize ?
– Tout va bien Monsieur ? Pas d’inquiétude, on sera à l’heure.
– 50 balles de plus si on arrive avant ! »
22h20 : je poireaute aux abords de la Cantina mais pas question d’entrer sans y être autorisé.
De grosses berlines arrivent et déposent chacune à leur tour leur unique passager.
Je reconnais la garde rapprochée du Boss, leurs surnoms reflètent leur « spécialité » comme le Surineur, la Fouine ou l’Étrangleur. Ils sont tirés à quatre épingles. C’est du sérieux.
Dès que le dernier a passé la porte du restaurant, le vigile tout droit sorti d’une salle de muscu me fait signe d’approcher. Il m’escorte jusqu’au sous-sol façon crypte. Les caïds sont assis, six d’un côté de la table en marbre, cinq de l’autre et le Boss trône au bout. Le cerbère me désigne la chaise libre. Le compte est bon, ils sont douze et je suis le numéro treize, le seul gars anonyme.

Le Boss attaque direct : « Chers amis, ce soir, nous sommes treize. Cherchez l’erreur ! »
Les onze affranchis se tournent alors vers moi. Ces gars ont tous du sang sur les mains. Je n’y trouve rien à redire car moi aussi…
« Numéro treize, alors tu essaies de la jouer solo ? Tu te croies toujours au Japon ?
J’ouvre la bouche, paniqué.
– Boucle-la, tu es ici pour écouter. La Famille s’est réunie pour décider de ton sort. »
Une boule d’angoisse m’empêche de déglutir mais je me force à afficher une poker face comme tous ceux qui m’entourent. Je hoche la tête, la mâchoire crispée.
Tour à tour, chacun des onze affranchis devenus jurés d’un soir, déballe toutes sortes de salades. Tout cela pue la rivalité à plein nez. Ils me font la totale, du racket non déclaré aux filles qui travailleraient en direct pour moi avec pour finir le tableau le trafic de came coupée. Ils crachent sur mon business et piétinent ma réputation. C’est un procès à charge. Seuls les cadors s’expriment encouragés par les hochements de tête du Boss qui ne me lâche pas du regard. Les accusations sont graves et la dernière me crucifie.
C’est le bien nommé Perce-Neige qui enfonce le clou en mettant en doute ma fidélité à la Famille. Des témoins auraient affirmé que je fricote avec les Stups, ce qui expliquerait la perquise de sa dernière livraison par Go Fast.
« Putain, j’suis pas une balance ! J’ai hurlé sans vraiment le vouloir.
– La ferme ! » gueule le Boss.
Perce-Neige reprend la parole et finit de m’enfoncer. J’en mène pas large. Ils vont faire quoi ? Me buter pour un ramassis de conneries ? J’ai rien vu venir, moi qui croyais avoir rempli mon contrat voire même dépassé les exigences du Boss pour gagner ma place dans la Famille.
« Votre verdict ! lance brutalement le Boss. Tour à tour, chacun de ses hommes lève la main.
– Numéro treize est déclaré coupable à l’unanimité ! Tu es faisandé comme toutes les petites frappes de ta génération ! »
Agacé, il claque des doigts et le balaise de l’entrée réapparait. Il apporte les mythiques gobelets à whisky de la Cantina et les tend à chacun des jurés, place un sous-verre au bout de la table et y pose délicatement le drink réservé au Boss. Le dernier verre sur son plateau porte le numéro treize. Le malabar se dirige vers moi et se plante à mes côtés, m’imposant une tension insoutenable.
Le Boss annonce la couleur : « Voilà ton bouillon de 11 heures, numéro treize. Je ne peux pas me permettre de garder un véreux dans la Famille, toutefois tu ne mérites pas non plus de crever dans le caniveau. On va faire ça proprement. Tu vas donc gentiment avaler ton verre sans faire d’histoires ! »
J’me rebiffe même pas. J’suis déjà mort ! Je repense au Japon. Là-bas un traître à sa Famille se serait suicidé devant ses accusateurs et j’aurais préféré finir comme ça.
Soudain le colosse me tend la boisson rougeâtre. Il faut que ça aille vite. Je la saisis et j’en avale la moitié d’un trait.
« Numéro treize, si tu as quelque chose à dire c’est maintenant, exige le Boss.
Le liquide me dévore littéralement la gorge et j’articule péniblement.
– Fidélité et Honneur sont les deux valeurs du yakusa. Je n’ai jamais trahi.
– Numéro treize, garde ton prêche pour Saint Pierre, coupe le Boss avec impatience. Avant de claquer, sois un homme et crache-nous le morceau. »

Ma tête tourne et l’acide me ronge déjà les tripes. Dans un dernier sursaut de fierté, je parviens à crachoter. « Je ne suis pas une balance ! »
Dans un silence de mort, mes bourreaux guettent les premiers effets du poison en sirotant leur Chivas. Tout en sueur, je m’effondre sur ma chaise. J’vais crever !
Imperturbable, le Boss fait alors signe au colosse toujours au garde à vous près de moi.
Le géant s’empare de mon verre, le vide sans broncher puis déclare impassible :
« Un peu fade ce bouillon, le Pepper X est pourtant le piment le plus fort du monde.
– Redresse un peu le nouvel affranchi qu’il puisse profiter de SA soirée, ordonne le Boss.
Devant mon air ahuri il continue :
– Ce tord-boyaux va te décalaminer la tuyauterie mais pas de quoi appeler le croque ! » et les membres du jury éclatèrent de rire !
– Ton honneur est sauf. La Famille est à présent ta Famille et ton nom Katana. »

Pascale BONIN

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés

3ème place : « A jeu et à sang »

A jeu et à sang

« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ? – Treize, bien sûr…»
– Et ça te fait rire ? T’en as pas marre de regarder des conneries ?
A. ne répondit pas.
– Tu t’rends compte qu’ils sont payés des fortunes pour rendre les gens cons ?
Silence.
– Putain, mais t’es sous hypnose ? Tu te rends compte ? Hoho, je suis là !… C’est nouveau, ce jeu ?
Silence.
– Remarque, ils se ressemblent tous. Ya que le décor qui change. Et le présentateur. Les autres, les pauvres gens qui viennent pour qu’on se foute de leur gueule en public, ils se ressemblent tous. Ils et elles, d’ailleurs : sur ce point-là, les deux sexes sont égaux depuis longtemps.
– Chuut!
– Ah dis donc, tu t’es rendu compte que j’étais là ! Événement ! Pas si passionnant, ce jeu, en fait !
Silence.
– Mais, effectivement, je n’ai pas l’impression de l’avoir déjà vu. Le décor. Ou c’est un vieux dont ils ont changé l’emballage. Note, je fais pas attention à tous ces trucs.
Silence.
– Oh, là là, ces rires en boîte ou sur commande, ça m’énerve… ! J’imagine le mec qui fait des grands signes « Là, il faut rire ; comme à la répétition ». « Allez, encore, encore, riez, riez ! Stop ! ».
Silence.
– Je serais curieux de savoir comment ils les choisissent leurs candidats, leurs jurés, leur public… Ils doivent calculer la proportion de femmes sexy, et d’hommes aussi, et des plus moches, pour que tout le monde se reconnaisse. Me dis pas que ça te fait fantasmer.
Silence.
– Ça dure depuis combien de temps, ce truc ? Parce que j’ai vraiment quelque chose à te dire. Et, après, évidemment, il y a un autre attrape-couillons du même genre, et encore un autre et ainsi de suite. Ça m’étonne que tu n’y passes pas toute la nuit, devant la télé.
Silence
– Non, franchement, c’est sérieux. Tu regardes ce que tu veux, c’est pas mon problème, mais il faut vraiment qu’on cause.
Silence.
– Ah, la coupure pub ! C’est l’occasion. Tu vas pas me dire que tu vas regarder les pubs. Ho ! Tu vas pas changer d’assurance, de pare-brise… ou faire un régime. Surtout que c’est toujours les mêmes. Allez, avant que ça recommence !
A. fit un léger mouvement dans le fauteuil. B. eut un espoir.
A. sortit simplement d’entre l’accoudoir et l’assise de son siège un pistolet, noir, luisant, compact, le dirigea vers B. sans même tourner la tête, et appuya sur la détente avec à peine une légère crispation des lèvres. B. s’effondra sans un cri. Il n’avait même pas eu le temps de s’étonner.
Le bruit du coup de feu s’était superposé aux sons des publicités : rengaines stridentes, exclamations horrifiées ou joyeuses, sonneries, avertissements, presque les mêmes bruits que dans le jeu, mais en plus fort, plus percutants. La balle produisit des dégâts inattendus : le sang gicla avec force, étoilant les rideaux blancs qui cachaient le paysage sinistre, ensoleillant le canapé gris perle, fleurissant le philodendron, bénissant une photo de famille sur le guéridon ; et, sans doute, longtemps après, découvrirait-on encore ici et là, des taches brunes. B. gisait sur le côté. Le sang coula quelques secondes en flaque sur le sol, les pieds de la table basse en bois exotique en aspirèrent dans leurs veines, il s’infiltra sous les meubles et dans les jointures du parquet. Ceux qui évacueraient le cadavre en emporteraient sous leurs semelles et laisseraient jusque dans la rue des empreintes rouges de plus en plus irrégulières ; elles intrigueraient les passants jusqu’à ce que les médias rapportent l’incident, qui les ferait frémir d’angoisse et de fierté.
Par chance, aucune goutte de sang n’atteignit l’écran. Quand le jeu reprit, les couleurs pimpantes de cette autre pièce, là-bas, n’étaient pas souillées, les musiquettes continuèrent à rythmer le suspense. L’animateur lança, d’un ton jovial, une plaisanterie inoffensive et banale sur la réponse d’une candidate et les membres du jury éclatèrent de rire.

Georges MATHIEU

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés

 

4ème place 2024 : « Sans faute »

Sans faute

« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ?
– Treize, bien sûr… » répond-il d’un ton terrible. Elle sait bien que salariés plus jury ça fait 13, elle se fout de lui ou quoi ? Il ne la supporte plus, avec son air intello et son français qu’on comprend rien à ce qu’elle dit.
Lui, c’est Bombardo, cadre chez Sansavek, le plus gros négoce de produits agricoles du Gers.
Son front carré et ses volumes évoquent un large poisson prognathe, primitif et ivre de grands fonds. Il perçoit un obèse salaire et l’avantage d’une voiture de fonction très cylindrée et m’as-tu-vu. Sa mission est de ramasser toutes les subventions d’argent public que l’élan national d’allégeance à l’entreprise privée accorde au moindre projet d’animation du territoire. Chaque fournisseur lui fourgue en outre de moelleux pots-de-vins pour l’entretien de sa fidélité. En toute grandiloquence, il brasse avec aplomb les termes à la mode : ADN, faire sens, K euros. Il ignore les lois de la fiscalité. Et si, par hasard, il entend parler de culture, il sort sa calculette pour compter le pognon qu’il brasse, sans jamais avoir lu le moindre livre.
Bombardo roule en Audi.
Elle, c’est la stagiaire. Elle prépare un 3ème cycle universitaire. Puisque la faculté abdique une partie de son enseignement au bénéfice de l’immersion en entreprise, elle doit trouver un stage de fin de cursus. Elle choisit Sansavek par amour de l’agriculture. La stagiaire a hâte de découvrir rouages stratégiques et lois de la production. Elle est impatiente de plonger dans le vrai monde du vrai travail. D’origine modeste, elle croit que l’école de la République lui ouvrira bientôt la porte de l’ascenseur social. Elle est toute fraîche et jolie, joyeuse comme un chaton, enthousiaste, honnête et respectueuse. Elle est la fierté de ses parents.
La pauvre stagiaire est de tous les poncifs.
Elle mentionne « maîtrise des outils bureautiques » dans son curriculum vitæ. Bombardo la veut dans son service car il ne sait ni taper ses messages ni mettre en forme les diaporamas de présentation de ses projets. Il n’a aucune idée de ce qu’est un 3ème cycle universitaire.
Lui, sans diplôme, suinte de la fierté de rouler en Audi.
La rencontre de la stagiaire avec l’entreprise s’avère aussi douce qu’un platane à 130 km/h.
Le premier jour, on lui explique avec l’air de l’évidence que les fournitures, cahiers et crayons, sont attribués selon la place dans la hiérarchie. Le cas « stagiaire de la fac » n’étant pas répertorié, il faut demander à la direction. Elle éclate de rire, pense à une plaisanterie.
Mais non.
Bombardo la traite comme une sorte de secrétaire qu’il convient de mater car elle se la pète, avec son français de livres.
Elle corrige gentiment ses fautes, sens, orthographe et grammaire. Vexé, il hurle qu’il faut les remettre. Il lui donne à faire des photocopies inutiles et toujours au moment de la débauche.
Bombardo ne répond jamais à ses questions sur les stratégies commerciales.
La rédaction du mémoire de 3ème cycle prend du retard.
Auprès des salariés de Sansavek, tous affligés de management humiliant et de dépassements horaires organisés, la stagiaire sème des graines de révolte : code du travail, acquis sociaux. Elle récolte regards apeurés et délation pour agitation politique aggravée d’incitation à la flemme. Chacun collabore au maintien de l’ordre. Et puis, pour qui elle se prend, on a un bon comité d’entreprise, d’abord, avec des sorties au Puy du Fou, y a pas à se plaindre.
Ça pue dans l’entreprise, on jurerait que le maréchal Pétain a pété dans l’ascenseur social.
D’une visite au Puy du Fou, Bombardo revient lové dans la certitude qu’avant la Révolution, c’était mieux. La place de chacun selon son origine, le terroir authentique rassurant, l’effort et la tradition plutôt que le progrès, tout remugle conservateur sonne doux au petit esprit péteux de Bombardo. Il est vengé de son étiage scolaire et culturel.
C’est ainsi qu’il conçoit un projet d’animation pour Sansavek : une grande fête autour d’un concours de soupes d’antan. Enfants des écoles mignonnement déguisés en carottes et poireaux, joutes de jets d’épluchures, élection de miss courgette – car il ne faut pas oublier les femmes – il grouille d’idées. Il flaire la bonne pompe à subventions, c’est son talent.
Il choisit un titre habile, accrocheur et qui fait sens : « Bouillon de 11 heures », en référence à l’heure de la compétition de potages, avant l’apéritif.
La stagiaire rit de bon cœur, elle pense à une plaisanterie. Mais non.
Le premier prix du concours sera un voyage, en balnéaire, au Puy du Fou. Sans qu’on puisse se figurer pourquoi, Bombardo croit que « en balnéaire » signifie « transport plus hôtel », à l’opposé de pension complète.
Le souffle épais du ridicule finit par ébranler la stagiaire.
Maintenant, elle hésite entre rire et cogner. Il est temps d’agir, elle enregistre secrètement chaque remarque débile.
Ce matin, Bombardo est nerveux. En fin d’après-midi, il rencontre le jury d’élus et fonctionnaires qui accorde à Sansavek diverses subventions de bon pognon bien public. Il a besoin d’elle pour projeter le diaporama de présentation du projet « Bouillon de 11 heures » mais la stagiaire l’énerve à le contredire tout le temps.
Et puis elle sait très bien qu’on sera 13, ce soir, elle se fout de lui, c’est sûr.
Par autorité brute, il lui refuse le congé qu’elle a demandé pour le lendemain. Au lieu de ricaner, tu enverras le communiqué pour la presse, demain, sans faute.
Elle ricane, oui sans faute, bien sûr !
Elle enrage, elle va rater le concert des Rolling Stones, à Paris.
Il rectifie avec humeur le diaporama qu’elle a préparé, balnéaire, bordel ! Tu vas écouter oui ?
Il se sent puissant et fin manager.
Le jury et quelques cadres de Sansavek s’installent face à l’écran de la salle de réunion.
Depuis l’arrière, la stagiaire projette les diapositives qui présentent, erreurs de mots et d’orthographe à l’appui, le projet « Bouillon de 11 heures ». Bombardo parle d’ADN, d’antan, de légumes du terroir, de faire sens en nos temps troublés.
Chacun somnole dans la pénombre, ne comprend rien au concept, s’en bat le fion et pense au bon buffet d’après. On parlera météo et voitures allemandes en buvant du vin d’ici, entre hommes concernés. Seul le cliquetis des verres qu’installe le traiteur du village, entre mini-quiches et rôti froid, maintient un semblant de veille.
Bombardo a terminé. D’un ton pro, il demande s’il y a des questions.
Alors monte de l’assistance une marée d’hilarité. Bombardo exécute une lourde volte-face et découvre sur l’écran son visage plein cadre, photoshopé d’une couronne de carottes et poireaux sur un fond de plage à palmiers. Dans l’azur, comme autant d’angelots, volettent de fumants bols de soupe ailés et frappés du consternant logo de la Vendée. Le haut-parleur diffuse sa voix, qui hurle non-sens sur malhonnêteté : bien sûr, on va trafiquer les factures, on va pas se gêner ; et puis « aval » ça veut dire « avant » puisqu’il y a un « v », ils t’ont pas appris ça dans ta fac là ? Et balnéaire, bordel, balnéaire.
On pense aux cris dominateurs des singes des forêts moites.
Bombardo se rue sur la stagiaire qui rigole, tandis que d’autres diapositives insolentes passent et repassent. Dans l’obscurité, il trébuche et tombe, son crâne heurte un coin de table. Sa matière grise et incongrue se répand sur la moquette marron. Tandis que, devant, le jury enchaîne les fous rires, la stagiaire le regarde mourir, comme un mérou échoué, ce con.
Depuis son téléphone portable, elle achète fissa un billet de train pour Paris, arrivée à 14 h 02, assez tôt pour le concert des Stones. Puis, d’un geste pondéré, elle appelle les secours.
Sans faute, elle contacte aussi les rédacteurs de « La voix du Gers » et « L’agriculture libre ».
Le lendemain, on lit, à la une, sous une photo de Bombardo, mâchoire large et regard étroit :
Drame chez Sansavek
Bombardo, cadre chez Sansavek, présentait hier soir à nos élus un projet d’animation du territoire lorsqu’il tomba lourdement et décéda. La piste privilégiée est celle de l’accident stupide. Ironie du sort, à l’instant de la chute, sans se douter de rien car captivés par le sujet présenté de façon cocasse, les salariés présents et les membres du jury éclatèrent de rire !

Claire CONSTANS

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés

 

5ème place 2024 : « Le prix d’une vie »

Le prix d’une vie

« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ?
– Treize bien sûr …
– De quelle information disposera-t-il ?
– D’aucune : la surprise sera totale pour lui. Nous verrons comment il réagit. Il n’y a pas que le potage qui risque d’être épicé ce soir …
– Je n’aime pas ça. Cela peut s’avérer dangereux. »

Tom se demandait dans quoi il s’était engagé. Son licenciement datait d’un an déjà. Si, les premiers jours, il avait apprécié ces vacances forcées, il n’avait toujours pas retrouvé de poste et sa situation financière devenait critique. Il y a 3 mois, il avait repéré sur les réseaux sociaux ce concours de nouvelles « Le prix d’une vie » dans la catégorie roman noir et la récompense « elle changera radicalement votre vie » l’avait suffisamment intrigué pour qu’il se prête au jeu.
Il tenait maintenant entre ses mains le carton d’invitation, déposé dans sa boîte aux lettres le matin même et, perplexe, le relut une nouvelle fois : « Félicitations Tom ! Vous faites partie des deux finalistes de notre concours de nouvelles « Le prix d’une vie ». Le gagnant sera désigné ce soir, vendredi 13 septembre lors d’un dîner qui aura lieu à 23h. Présentez-vous au 13 rue Montaigne à 22h30 précises. Entrez sans sonner. Vous trouverez une lettre : prenez en connaissance et suivez scrupuleusement les instructions. »
Étrange mais après tout, songea-t-il, qu’avait-il à perdre ?
La nuit était tombée lorsqu’il se présenta, à l’heure dite, devant l’adresse indiquée. Aucune lumière ne filtrait des fenêtres. Il actionna la poignée de la porte d’entrée qui s’ouvrit sans problème. Il repéra facilement la lettre. Il l’ouvrit et découvrit la photo d’un homme âgé à l’air jovial, accompagnée d’une petite fiole et d’un mot « Bonjour Tom, je suis le professeur Brun, organisateur du concours de nouvelles auquel vous avez participé. J’ai beaucoup apprécié votre texte. Il révèle quelqu’un de cultivé, plein de dérision, avec un sens certain pour tout ce qui n’est pas conventionnel. J’ai un cancer généralisé, il ne me reste que quelques jours à vivre et je souhaite mettre un terme à mes douleurs insupportables. Féru de romans policiers, j’ai imaginé une mort à l’image de cette passion. Vous serez, si vous l’acceptez, l’aide qui me permettra de rejoindre mon épouse dans l’au-delà. Pour cela, la fiole contient un poison violent qu’il vous suffira de verser dans mon verre, ce soir, lors du dîner. Il est indétectable aux analyses que ne manquera pas de réaliser la police suite à mon décès, vous ne serez donc aucunement suspecté. Pour vous remercier, n’ayant pas de famille, vous hériterez de cette maison. Les papiers correspondants sont prêts. Mais vous avez un concurrent, je n’ai pas réussi à vous départager. Je lui ai également proposé de m’aider mais d’une autre façon, que je ne vous dévoilerai pas, et qui me conduira à la mort avec des symptômes différents. Ces symptômes permettront aux membres du jury, qui participeront aussi à ce dîner, de savoir qui a gagné. Ils présenteront alors le bon testament à mon notaire la semaine prochaine. Est-ce votre nom qui sera couché sur ce document ? Cela dépend de vous ! ».
Tom, incrédule, lâcha la lettre. Me demander d’être un assassin pour une maison ? Pour qui me prend-il ? Il pensa à quitter immédiatement les lieux, puis se ravisa. En y réfléchissant, cela ne correspondait-il pas à de l’euthanasie assistée ? Certes, cette pratique est illégale dans notre pays mais est autorisée ailleurs, il libérerait ainsi cet homme de ses souffrances, une bonne action en somme se persuada-t-il, et compte tenu de sa situation, c’était une occasion inespérée. Il respira profondément et décida de faire confiance à son intuition qui saurait, le moment venu, lui dicter sa conduite. La fiole serrée dans son poing gauche, il monta à l’étage où il percevait du bruit. En haut de l’escalier, il ouvrit une porte et se trouva dans une salle où une table était dressée. Plusieurs personnes discutaient. Il reconnut le professeur Brun qui s’avança vers lui, un verre à la main. « Tom je présume ? ». Il hocha la tête. « Bienvenue, nous n’attendions plus que vous ! ». Il se retourna vers les autres convives et invita l’assemblée à passer à table. Un bref instant, Tom songea à saisir cette opportunité pour verser le contenu de la fiole dans le verre mais il se promit d’abord de s’assurer que tel était bien le souhait du professeur et tant pis si son concurrent avait moins de scrupules que lui et le devançait. Il essaya d’ailleurs de l’identifier en balayant la salle du regard. En vain.
A table, il se retrouva assis à droite du professeur. Il constata qu’ils étaient treize à table et bien que n’étant pas superstitieux, cela le mit mal à l’aise. Le repas était animé mais il ne participait pas aux échanges. « Vous êtes bien pâle, tout va bien ? » s’enquit le professeur. « Je suis un peu fatigué, je vous prie de m’excuser » répondit-il en se levant et en se dirigeant vers la salle de bains. Il s’aspergea le visage. Il entendit des pas derrière lui : « Cela va-t-il mieux ? ». « Monsieur, je veux bien vous aider comme vous me l’avez demandé mais pouvez-vous me confirmer que vous souhaitez toujours mourir cette nuit ? ». Le professeur fronça les sourcils : « Que racontez-vous ? Si c’est une blague, elle est de très mauvais goût ! ». Ces paroles lui firent l’effet d’un uppercut. « Mais, le mot ??… la fiole … ?? » balbutia t’il en ouvrant son poing. Le professeur ouvrit de grands yeux « Où l’avez-vous trouvée ? Cette fiole a disparu hier de mon laboratoire, elle contient une substance mortelle et … » il fut interrompu par un coup de feu et se figea. « Restez là ! » lui cria Tom en se précipitant dans le couloir. Là, il buta sur un objet : un pistolet encore fumant ! Sans réfléchir, il le ramassa et revint sur ses pas. « Regardez ce que … », il s’interrompit, effaré, en voyant le professeur se tenir la poitrine, et s’écrouler. « Non !! » hurla-t-il. Trois personnes firent alors irruption, se penchèrent sur le professeur étendu sur le sol puis se tournèrent vers lui. Il comprit la méprise et sentant le piège se refermer sur lui, lâcha l’arme, les bouscula et dévala l’escalier. « Arrêtez-le ! ». Au moment où il allait atteindre la porte d’entrée, des mains s’abattirent sur lui pour le plaquer au sol. Un homme se présenta. « Commissaire Dunois. Que s’est-il passé ? Mais … que serrez-vous dans votre poing ? ». Tom s’affola « Je n’ai rien fait, commissaire ! Cette fiole était avec la lettre qui m’était adressée, disant qu’il voulait qu’on l’aide à mourir car atteint d’un cancer et … ». « Un cancer ? Le professeur ? N’importe quoi ! Et de quelle lettre parlez-vous ? » « Un mot, dans l’entrée ! ». « Nous y sommes jeune homme dans l’entrée, où se trouve ce fameux mot ? ». Tom se mordit les lèvres. Quel idiot il faisait ! Il ne l’avait pas conservé, et bien sûr l’assassin s’en était emparé. « Nous étions deux en finale du concours. Le coupable doit être le 2ème finaliste ».
« Quel 2ème finaliste ? De quel concours parlez-vous ? Vous êtes en plein délire ! Cette fiole, d’où vient-elle ? Et l’arme que vous teniez en mains ? Votre compte est bon ! ». Tom s’effondra. Finalement, pensa-t-il, amer, ce qui était écrit sur les réseaux sociaux était vrai : le 1er prix allait bien changer radicalement sa vie … il irait croupir en prison pendant de longues années. Il se sentit défaillir et crut même perdre la raison lorsqu’il vit le professeur s’approcher et se pencher sur lui, l’air inquiet. « Tout va bien mon garçon ? » Avant que Tom ne réagisse, il enchaîna rapidement « c’était un très mauvais canular qui aurait pu mal se terminer, je l’avais prédit, mais mes collègues n’ont rien voulu savoir. Ils ont persévéré dans leur idée saugrenue. Dieu merci, je ne suis pas mort, et pour ce que j’en sais, je ne souffre d’aucun cancer. La fiole, elle, ne contient que de l’eau. Votre comportement vous honore. Le jury, que vous voyez autour de vous, a effectivement beaucoup apprécié votre nouvelle et a voulu vous faire vivre le même type d’émotion que certains de vos personnages. Vous avez bien gagné le concours mais le prix est … cette surprise et le dîner que vous avez visiblement assez peu apprécié. Il était pourtant concocté par un chef ! » Tom reprit peu à peu ses esprits. « En définitive », conclut-il, « le soulagement de ne pas aller en prison vaut tous les prix, merci pour ce cadeau … inattendu !». Tous se détendirent … et les membres du jury éclatèrent de rire ! « Sans rancune mon garçon » lança le professeur en lui tendant la main.

Solange CALENDINI

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés

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