
Offrande aux légumineuses
La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. L’ambiance était feutrée, embaumée par une musique expérimentale. Des flûtes de Champagne, à moitié pleines ou à moitié vides selon le niveau d’optimisme des convives, se baladaient serties dans des mains molles. On murmurait plus qu’on ne parlait, et l’on hochait beaucoup la tête, comme pour mieux entendre les absurdités artistiques qui dégoulinaient des bouches fardées.
Au centre de la pièce trônait l’artiste : Davidolivier Lartigue, plasticien conceptuel depuis qu’il avait raté quatre fois le concours des Beaux-Arts et compris qu’il était plus rentable d’appeler “installation immersive” ce qu’il faisait autrefois avec des cartons dans son garage.
La pièce maîtresse de l’exposition, intitulée Rumeur introspective (n°3), consistait en une baignoire remplie de haricots blancs en conserve. Une colonne en PVC émergeait de l’ensemble, avec au sommet un haut-parleur diffusant des bruits de flatulences et d’éructation en boucle. Il s’agissait, selon le cartel, d’“une réflexion post-moderne sur la digestion émotionnelle des masses”.
Face à l’œuvre, un petit homme aux lunettes rondes, affublé d’un col roulé noir et d’une expression de constipation esthétique, hochait frénétiquement la tête. C’était Morissandré, critique d’art réputé pour ne jamais émettre une opinion sans d’abord vérifier l’orientation sexuelle et le nombre d’abus d’enfance de l’artiste — par respect pour la souffrance créative, bien entendu.
— C’est absolument… déstructurant, souffla-t-il à la galeriste. On sent un cri. Un cri intestinal.
La galeriste, une femme squelettique nommée Solonia,, opina d’un air grave. Elle n’avait pas compris l’œuvre non plus, mais elle avait appris qu’en art contemporain, l’air convaincu valait souvent mieux qu’un discours sensé.
Dans un coin de la salle, un homme observait la scène avec un sourire sarcastique. Il s’appelait Victor, et il était là pour tuer quelqu’un.
Ce n’était pas une figure de style.
Victor avait longtemps été correcteur dans une maison d’édition spécialisée en essais philosophiques. Dix ans de lectures indigestes, de manuscrits imbuvables et de notes de bas de page qui s’épanouissaient comme des champignons dans l’humidité intellectuelle. Dix ans à corriger “déconstruction” écrit “desconstruction” et à insérer des virgules dans les citations d’Heidegger.
Puis il y avait eu cette bascule. Une nuit de trop, un manuscrit de trop. Il avait pété un câble en lisant une thèse intitulée “Onanisme suicidaire dans l’œuvre d’Emile Cioran”. Il avait massacré son ficus avec son agrafeuse et hurlé pendant une minute sans reprendre son souffle. Et maintenant, il était là. L’invitation lui était parvenue par erreur. Il avait pris ça pour un signe.
Il comptait tuer Davidolivier Lartigue. Pas par jalousie. Pas même par haine. Par hygiène mentale. Mais Victor n’était pas un homme impulsif. Il voulait que ce soit artistique. Une mise en abîme de la vacuité. Un happening létal.
Il s’approcha d’un serveur, subtilisa une brochette de crevette (crue, probablement — Solonia estimait que la cuisson était une oppression thermique) et se mit à réfléchir. Il avait dans sa poche un Opinel, une fausse invitation à un festival de poésie sonore, et du cyanure liquide dissimulé dans un flacon de parfum de poche, étiqueté “Déraison”.
Mais Lartigue était occupé à expliquer sa baignoire de haricots à un couple de collectionneurs flamands qui hochaient la tête avec le respect dû au Dalaï Lama. Victor patienta.
Pendant ce temps, une performance débutait dans la salle annexe. Une femme entièrement nue, excepté un bandeau noir sur les yeux et des baskets imbibées d’encre rouge, courait en rond en hurlant des nombres irréguliers.
— C’est une critique du capitalisme, glissa quelqu’un.
Victor soupira. Il aurait pu tuer tout le monde ici, mais ça aurait été perçu comme une œuvre à part entière, et ça, il ne pouvait le supporter. Il approcha enfin de Lartigue, qui souriait d’un air extatique, comme s’il venait de redécouvrir le goût du sucre.
— Davidolivier, dit Victor doucement.
L’artiste se tourna, surpris.
— Oui ?
— Je voulais vous dire que votre œuvre m’a bouleversé. Elle m’a fait penser à ma mère. La pauvre est morte étouffée par un yaourt grec quand j’avais huit ans. Il y a dans vos haricots quelque chose d’ancestral. Quelque chose d’opaque.
Lartigue rougit, flatté. Il adorait qu’on invente des histoires tragiques pour le complimenter.
— C’est… C’est exactement ce que je voulais provoquer, vous savez. Le deuil intestinal.
Victor hocha la tête, lentement.
— Justement. Je me disais… ça vous plairait de participer à une création collaborative, là, maintenant ?
L’artiste, exalté, hocha frénétiquement la tête.
— Oui, oui, mille fois oui ! L’art est dans l’instant !
Victor lui tendit le flacon.
— Sentez ça. C’est une essence rare. Elle ouvre les chakras conceptuels.
Lartigue, sans se méfier, huma le flacon. Puis il toussa, chancela, et s’effondra dans les haricots blancs.
Les convives se figèrent.
Morissandré s’approcha, examina la scène. Il ne comprenait pas, mais il comprenait que ne pas comprendre était précisément le niveau de lecture qu’il fallait atteindre.
— Mon Dieu, dit-il. Il a fusionné avec sa création.
Solonia était au bord des larmes.
— C’est… une performance post-mortem… Une sorte de suicide esthétique…
— Quel génie, murmura un étudiant en histoire de l’art.
Victor recula, abasourdi. Il avait tué un homme, et on l’applaudissait.
L’installation fut renommée Offrande aux légumineuses. Le prix doubla. Des critiques pleins d’enthousiasme parlèrent d’“ultime renoncement du moi artistique”.
Victor, désormais soupçonné d’être un disciple de Lartigue, fut invité à la Documenta de Cassel. Il y proposa une œuvre où il se taisait pendant huit jours, entouré de débris de photocopieuses.
On cria au génie. Mais le silence de Victor n’avait rien d’un happening. C’était le mutisme absolu d’un homme qui avait essayé de détruire le vide, et qui s’était vu élevé au rang d’idole par ceux-là mêmes qu’il méprisait. Il errait désormais de galerie en galerie, applaudi pour chaque renoncement, chaque soupir, chaque grincement de chaussure. Un jour, un critique écrivit un article entier sur le “sens politique du frottement de sa semelle gauche”.
Victor était devenu une icône de ce qu’il voulait abolir. Cette idée le minait littéralement. Il comprit alors qu’il n’était plus libre.
Et il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur.
Céline PATISSIER
Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés