Ecris ou crève
Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. Il ne devait pas lâcher, pas maintenant. Surtout ne pas se déconcentrer. Son voisin venait de perdre connaissance, il était blanc comme un linge. Il ne devait pas l’aider, c’était proscrit par le règlement. Il devait écrire, frapper sur le clavier à vitesse constante et produire du texte à la vitesse minimale de 6000 signes par heure. L’équivalent de deux pages. Cela pouvait paraître peu mais sur une durée de plusieurs jours, l’effort était intense. Telle était la règle du concours. Le fameux concours sang d’encre. Celui qui faisait rêver des milliers d’écrivains en herbe aspirant à une vie de voyages, de rencontres et de prix littéraires. Le principe était simple. 1000 candidats. Un seul gagnant. La récompense ? La publication et la distribution du roman écrit lors du concours sur l’ensemble du territoire ainsi que la somme d’un million d’euros. De quoi motiver même ceux n’ayant jamais écrit qu’une liste de courses.
Valentin regrettait amèrement de s’être lancé dans cette aventure mais surtout d’y avoir entraîné Léa. Si leur mère le savait, elle serait folle de rage et d’inquiétude. Car il était une règle que le grand public ne connaissait pas, qu’il découvrait sur place alors qu’il tapait frénétiquement sur son clavier. Pas de forfait possible autre que l’urgence vitale. Il fallait aller au bout de ses ressources, physiques et psychiques, pour en sortir ne serait-ce que vivant. Écris ou crève, comme dirait le célèbre Stephen King. Son voisin de table n’aurait pu qu’acquiescer, son regard vide regardant déjà vers l’au-delà.
Valentin jeta un œil vers sa sœur située cinq rangées plus loin sur sa droite, et devina à son dos voûté et à son nez sur l’écran qu’elle avait un bon rythme. Les sondes étaient translucides, elle n’avait eu aucune pénalité. Alors il reprit le fil de son roman tout en se remémorant les heures de travail acharné qu’il lui avait imposées afin d’être prête. Sa cadette aurait préféré partager ses soirées avec ses amies autour d’un bon kebab mais il lui avait infligé un entraînement de sportif de haut niveau. Nous préparons un marathon, lui assénait-il en permanence tandis qu’elle haussait les épaules. Mais pour éviter tout conflit, elle le suivait dans ses délires. Ils se passaient des textes en boucle et retranscrivaient les mots sur leurs claviers à vitesse de voix puis en accélérant. Des fractionnés de l’écriture en somme. Leurs doigts finirent par voler au-dessus des touches de façon synchronisée. Puis ils écrivirent des nouvelles. Une par semaine, puis deux, puis trois, comme pour façonner le muscle de l’imagination. Il leur fallait des idées, toujours plus d’idées, des anecdotes, des rebondissements, des chutes, ainsi que des personnages. Une vingtaine de personnages dont ils ont adopté la vie. Ils connaissaient tout d’eux. Nom, prénom, date de naissance, signe astrologique, traits de caractères, caractéristiques physiques, styles vestimentaires, goûts culinaires, passions, joies et peines… peut être même mieux que les membres de leur propre famille. Ils parlaient d’eux comme d’amis de longue date et les faisaient vivre et évoluer jusqu’au jour du concours. Ce jour où tout se joua.
24 h. L’ordinateur suprême du concours, celui qui récupérait toutes les données, les analysait et avait de ce fait un droit de tirage sur l’énergie vitale des concurrents, venait d’annoncer la fin du premier jour de compétition. 525 candidats en lice. Surpris, Valentin et Léa levèrent le nez de leur écran et constatèrent avec effroi que presque la moitié des candidats étaient dans des positions les plus incongrues suite à des malaises. Les automates prélevaient leur sang pour chaque non-respect du règlement, sang collecté à des fins très obscures… Valentin se sentait plutôt en forme et finalement satisfait que les autres candidats s’écroulent aussi vite. Il faisait en sorte de ne pas s’intéresser à leur état afin de rester sur son œuvre. Des morts il y en aurait, ils avaient tous signé pour cela après tout. Mais l’important c’était eux deux. Valentin et Léa. Les autres sont à classer parmi tous les morts du quotidien, même si la colonne des faits divers ne les énumérerait pas cette fois-ci.
Pour le moment, tout se passait comme prévu. Leurs histoires étaient rodées. Celle d’un jeune homme, Jim, amoureux de l’océan dont une vague brisera tous les rêves à l’orée de son plus bel âge, pour les travaux de Valentin. Le roman de Léa était centré sur la vie d’une mère célibataire, Lily, en proie à de nombreuses galères, luttant pour la survie de son fils atteint d’une maladie rare. Ils savaient que les algorithmes, seuls juges de ce concours, aimaient les histoires à rebondissements avec de belles fins heureuses. Il fallait bien qu’ils puissent vendre par centaines de milliers le roman du vainqueur, et enchaîner ensuite par une adaptation sur les écrans géants.
48h. Le temps s’égrenait plus lentement et la fatigue commençait à se faire sentir. 186 candidats en lice. L’hécatombe. Même si Valentin ne quittait plus son écran ni sa sœur des yeux, il ne pouvait faire abstraction de cette odeur de corps en décomposition qui lui prenait le cœur. Des mouches venaient parfois se poser sur ses mains endolories qui continuaient à frapper machinalement. Des maux de tête lui vrillaient le crâne et les fourmillements de ses membres inférieurs criaient les heures d’immobilité. Il se sentait comme possédé. Il ne réfléchissait plus, avançait bêtement, alignait des mots en essayant de donner un minimum de sens afin d’éviter les sanctions mais son sang était bel et bien en train de quitter son corps. Déjà deux pénalités. Il fallait tenir, ils y étaient presque. Il sentait aux respirations saccadées la panique et les sanglots qui prenaient possession de certains, derniers soubresauts avant un silence parfois définitif. Ils étaient à l’agonie, une agonie voulue. Quoi de plus pathétique quand l’on se remémore les affres de l’Histoire. Raison de plus pour ne pas mourir de façon si stupide.
100 candidats en lice. Ça y est, le dernier décile, celui des mieux préparés, des bêtes de compétition. Valentin n’avait plus aucune notion du temps. Son esprit voguait dans le brouillard tandis qu’il surveillait deux baromètres assidûment, la cadence de ses doigts et la sonde de sa sœur, elle aussi rouge depuis quelques minutes maintenant. Il attendait son signal, mais ce n’était pas le moment, il le savait. Encore trop de candidats en concurrence et leur nombre, affiché dorénavant sur un grand écran, s’égrenait comme le sablier du dernier effort. 86. 85. Le dos de Léa s’affaissait petit à petit. Il la voyait tourner sa nuque, secouer la tête. Courage petite sœur. 53. 52.51. On peut le faire. Ne pas s’arrêter. Ignorer la douleur des muscles tétanisés. Ignorer la scie qui nous perfore le crâne. Ignorer les sons, les râles et les vomissements. Surveiller le signal. 31. 30. 29.28. Merde je suis trop lent. Ils recommencent à pomper. Allez sœurette, vas-y c’est le moment. Je sais que tu ne me vois pas mais si tu sens mon regard, je t’en supplie, lance-moi ce putain de signal. 22. 21. 20. Très lentement, Léa déplia son coude meurtri et fit le symbole de la victoire avec son index et son majeur. Valentin en aurait pleuré de joie.
C’était leur moment. Le moment de l’apothéose. Avec une vigueur puisée au plus profond de ces entrailles, Valentin se lança dans leur récit commun. Ils savaient qu’il n’y aurait qu’un seul vainqueur au concours mais la faille du système était dans l’algorithme. C’est lui et lui seul qui définirait le vainqueur en fonction de la chute du roman. Celle qui fera vendre le livre. Pas de chute, pas de recette. Alors ils ont imaginé une fin commune avec son personnage à lui, Jim, rencontrant son personnage à elle, Lily et vivant une folle passion amoureuse. Mêmes personnages, mêmes phrases, même nombre de lettres. De la dentelle. Ils termineront sur une même fin et le point final sera posé à la même seconde lorsqu’ils ne seront plus que deux. Impossible de les départager. Pas par un algorithme en tout cas. Ils ont tout compté. Tout pensé. Tout fantasmé.
Et maintenant, sale enfoiré d’ordinateur… Démerde-toi avec ça.
Hélène LAHILLE
Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés