La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

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Nouvelle lauréate 2022 : « Écris ou crève »

Ecris ou crève

Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. Il ne devait pas lâcher, pas maintenant. Surtout ne pas se déconcentrer. Son voisin venait de perdre connaissance, il était blanc comme un linge. Il ne devait pas l’aider, c’était proscrit par le règlement. Il devait écrire, frapper sur le clavier à vitesse constante et produire du texte à la vitesse minimale de 6000 signes par heure. L’équivalent de deux pages. Cela pouvait paraître peu mais sur une durée de plusieurs jours, l’effort était intense. Telle était la règle du concours. Le fameux concours sang d’encre. Celui qui faisait rêver des milliers d’écrivains en herbe aspirant à une vie de voyages, de rencontres et de prix littéraires. Le principe était simple. 1000 candidats. Un seul gagnant. La récompense ? La publication et la distribution du roman écrit lors du concours sur l’ensemble du territoire ainsi que la somme d’un million d’euros. De quoi motiver même ceux n’ayant jamais écrit qu’une liste de courses.
Valentin regrettait amèrement de s’être lancé dans cette aventure mais surtout d’y avoir entraîné Léa. Si leur mère le savait, elle serait folle de rage et d’inquiétude. Car il était une règle que le grand public ne connaissait pas, qu’il découvrait sur place alors qu’il tapait frénétiquement sur son clavier. Pas de forfait possible autre que l’urgence vitale. Il fallait aller au bout de ses ressources, physiques et psychiques, pour en sortir ne serait-ce que vivant. Écris ou crève, comme dirait le célèbre Stephen King. Son voisin de table n’aurait pu qu’acquiescer, son regard vide regardant déjà vers l’au-delà.
Valentin jeta un œil vers sa sœur située cinq rangées plus loin sur sa droite, et devina à son dos voûté et à son nez sur l’écran qu’elle avait un bon rythme. Les sondes étaient translucides, elle n’avait eu aucune pénalité. Alors il reprit le fil de son roman tout en se remémorant les heures de travail acharné qu’il lui avait imposées afin d’être prête. Sa cadette aurait préféré partager ses soirées avec ses amies autour d’un bon kebab mais il lui avait infligé un entraînement de sportif de haut niveau. Nous préparons un marathon, lui assénait-il en permanence tandis qu’elle haussait les épaules. Mais pour éviter tout conflit, elle le suivait dans ses délires. Ils se passaient des textes en boucle et retranscrivaient les mots sur leurs claviers à vitesse de voix puis en accélérant. Des fractionnés de l’écriture en somme. Leurs doigts finirent par voler au-dessus des touches de façon synchronisée. Puis ils écrivirent des nouvelles. Une par semaine, puis deux, puis trois, comme pour façonner le muscle de l’imagination. Il leur fallait des idées, toujours plus d’idées, des anecdotes, des rebondissements, des chutes, ainsi que des personnages. Une vingtaine de personnages dont ils ont adopté la vie. Ils connaissaient tout d’eux. Nom, prénom, date de naissance, signe astrologique, traits de caractères, caractéristiques physiques, styles vestimentaires, goûts culinaires, passions, joies et peines… peut être même mieux que les membres de leur propre famille. Ils parlaient d’eux comme d’amis de longue date et les faisaient vivre et évoluer jusqu’au jour du concours. Ce jour où tout se joua.
24 h. L’ordinateur suprême du concours, celui qui récupérait toutes les données, les analysait et avait de ce fait un droit de tirage sur l’énergie vitale des concurrents, venait d’annoncer la fin du premier jour de compétition. 525 candidats en lice. Surpris, Valentin et Léa levèrent le nez de leur écran et constatèrent avec effroi que presque la moitié des candidats étaient dans des positions les plus incongrues suite à des malaises. Les automates prélevaient leur sang pour chaque non-respect du règlement, sang collecté à des fins très obscures… Valentin se sentait plutôt en forme et finalement satisfait que les autres candidats s’écroulent aussi vite. Il faisait en sorte de ne pas s’intéresser à leur état afin de rester sur son œuvre. Des morts il y en aurait, ils avaient tous signé pour cela après tout. Mais l’important c’était eux deux. Valentin et Léa. Les autres sont à classer parmi tous les morts du quotidien, même si la colonne des faits divers ne les énumérerait pas cette fois-ci.
Pour le moment, tout se passait comme prévu. Leurs histoires étaient rodées. Celle d’un jeune homme, Jim, amoureux de l’océan dont une vague brisera tous les rêves à l’orée de son plus bel âge, pour les travaux de Valentin. Le roman de Léa était centré sur la vie d’une mère célibataire, Lily, en proie à de nombreuses galères, luttant pour la survie de son fils atteint d’une maladie rare. Ils savaient que les algorithmes, seuls juges de ce concours, aimaient les histoires à rebondissements avec de belles fins heureuses. Il fallait bien qu’ils puissent vendre par centaines de milliers le roman du vainqueur, et enchaîner ensuite par une adaptation sur les écrans géants.
48h. Le temps s’égrenait plus lentement et la fatigue commençait à se faire sentir. 186 candidats en lice. L’hécatombe. Même si Valentin ne quittait plus son écran ni sa sœur des yeux, il ne pouvait faire abstraction de cette odeur de corps en décomposition qui lui prenait le cœur. Des mouches venaient parfois se poser sur ses mains endolories qui continuaient à frapper machinalement. Des maux de tête lui vrillaient le crâne et les fourmillements de ses membres inférieurs criaient les heures d’immobilité. Il se sentait comme possédé. Il ne réfléchissait plus, avançait bêtement, alignait des mots en essayant de donner un minimum de sens afin d’éviter les sanctions mais son sang était bel et bien en train de quitter son corps. Déjà deux pénalités. Il fallait tenir, ils y étaient presque. Il sentait aux respirations saccadées la panique et les sanglots qui prenaient possession de certains, derniers soubresauts avant un silence parfois définitif. Ils étaient à l’agonie, une agonie voulue. Quoi de plus pathétique quand l’on se remémore les affres de l’Histoire. Raison de plus pour ne pas mourir de façon si stupide.
100 candidats en lice. Ça y est, le dernier décile, celui des mieux préparés, des bêtes de compétition. Valentin n’avait plus aucune notion du temps. Son esprit voguait dans le brouillard tandis qu’il surveillait deux baromètres assidûment, la cadence de ses doigts et la sonde de sa sœur, elle aussi rouge depuis quelques minutes maintenant. Il attendait son signal, mais ce n’était pas le moment, il le savait. Encore trop de candidats en concurrence et leur nombre, affiché dorénavant sur un grand écran, s’égrenait comme le sablier du dernier effort. 86. 85. Le dos de Léa s’affaissait petit à petit. Il la voyait tourner sa nuque, secouer la tête. Courage petite sœur. 53. 52.51. On peut le faire. Ne pas s’arrêter. Ignorer la douleur des muscles tétanisés. Ignorer la scie qui nous perfore le crâne. Ignorer les sons, les râles et les vomissements. Surveiller le signal. 31. 30. 29.28. Merde je suis trop lent. Ils recommencent à pomper. Allez sœurette, vas-y c’est le moment. Je sais que tu ne me vois pas mais si tu sens mon regard, je t’en supplie, lance-moi ce putain de signal. 22. 21. 20. Très lentement, Léa déplia son coude meurtri et fit le symbole de la victoire avec son index et son majeur. Valentin en aurait pleuré de joie.
C’était leur moment. Le moment de l’apothéose. Avec une vigueur puisée au plus profond de ces entrailles, Valentin se lança dans leur récit commun. Ils savaient qu’il n’y aurait qu’un seul vainqueur au concours mais la faille du système était dans l’algorithme. C’est lui et lui seul qui définirait le vainqueur en fonction de la chute du roman. Celle qui fera vendre le livre. Pas de chute, pas de recette. Alors ils ont imaginé une fin commune avec son personnage à lui, Jim, rencontrant son personnage à elle, Lily et vivant une folle passion amoureuse. Mêmes personnages, mêmes phrases, même nombre de lettres. De la dentelle. Ils termineront sur une même fin et le point final sera posé à la même seconde lorsqu’ils ne seront plus que deux. Impossible de les départager. Pas par un algorithme en tout cas. Ils ont tout compté. Tout pensé. Tout fantasmé.
Et maintenant, sale enfoiré d’ordinateur… Démerde-toi avec ça.


Hélène LAHILLE

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

 

Deuxième place 2022 : « Taille directe »

Taille directe

Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force le ciseau à bois. Son autre main était couverte de sang. Sa femme était étendue à ses pieds, immobile et affreusement pâle. Autour d’eux, des sculptures d’animaux à un stade plus ou moins avancé encombraient l’atelier.
Au fil des ans, il avait supporté beaucoup de choses de sa femme mais, cette fois, elle avait très mal calculé son coup. Elle avait commis une erreur, une grossière et fatale erreur, en le frappant alors qu’il avait cet instrument tranchant dans sa main.
Elle l’avait appelé plusieurs fois du haut de l’escalier mais il était tellement absorbé dans sa tâche, qu’il ne l’avait pas entendue. Il n’avait pris, brutalement, conscience de sa présence que lorsque, après être descendue au sous-sol, elle lui avait donné un grand coup dans le dos et claironné dans les oreilles :
– RAYMOND, vieil IMBECILE ! Tu ne peux pas répondre ?!
En vérité, c’était plus une tape qu’un coup mais elle n’aurait jamais dû montrer autant d’agressivité alors qu’il était en plein processus de création avec, à la main, son ciseau à bois aussi dangereux qu’un cutter.
Un instant, presque à regret, il se permit un sentiment de pitié. Il y avait bien longtemps que l’amour, si fort et exaltant du début, s’était banalisé en affection, en camaraderie puis en simple sympathie. Vivre avec une maniaque autoritaire, sujette à moult sautes d’humeur, est loin d’être facile une fois la retraite venue et une promiscuité de tous les instants imposée. Heureusement qu’il avait son atelier comme sas de décompression, havre de paix et de sérénité. Il s’y sentait comme dans une de ces réserves à l’accès strictement réglementé où certaines espèces en voie de disparition peuvent continuer à s’ébattre en toute liberté. Malheur aux malintentionnés qui cherchent à s’introduire de force, sans respecter les règles.
De sa poche, il sortit un chiffon avec lequel il essuya le ciseau avant de le reposer sur l’établi. Il entortilla ensuite sa main couverte de sang chaud et poisseux. Il fallait éviter de laisser des traces partout. Paulette était bien trop lourde pour qu’il réussisse à la monter par l’escalier raide et étroit du sous-sol. Il valait mieux la laisser là pour l’instant et simplement, aller chercher de l’eau pour tout nettoyer.
Ses pantoufles glissèrent sans bruit sur les marches.
A peine arrivé en haut, il entendit la sonnerie du téléphone. Il préféra décrocher. A l’autre bout, une voix féminine parut surprise :
– All…Oui… Euh ! Je suis une amie de Paulette et j’aurais aimé lui parler.
Il était très sensible aux voix et celle-ci le surprit de façon extrêmement agréable. A la fois par son timbre, assez bas, sa douceur bienveillante et un léger accent du sud qui traînait en chantant sur les voyelles.
– Elle n’est pas là pour l’instant, répondit-il poliment.
– C’est bien dommage, j’avais des tas de choses à lui raconter. Mais vous êtes sûrement le sculpteur, le créateur de tous ces animaux étranges aux trognes résolument cabossées. Si réalistes ! J’ai pu en voir certains lors du salon des Amis des Arts, au printemps dernier. J’ai bien aimé… Vraiment !
Pris de court par cette appréciation positive, il ne sut que répondre :
– Merci beaucoup… C’est très gentil.
– Vers quelle heure me sera-t-il possible de la joindre ?
– Ça va être difficile. Laissez-moi vos coordonnées, je lui dirai de vous rappeler.
La voix parut étonnée mais donna les informations qu’on lui demandait.
En reposant le téléphone, il se prit à rêver, un instant, à cette Rita qu’il ne connaissait pas mais qu’il imaginait brune italienne aux yeux noirs, terriblement attirante, souple comme une liane et dotée d’un appétit de lionne, lorsqu’il s’agissait de croquer les hommes. De la dynamite en somme, rompue à toutes les audaces… « J’aime beaucoup ce que tu fais, l’artiste. Si t’es cap d’y aller et de tenir la distance, forcément, je serai partante aussi !! ». Il sourit en pensant qu’il idéalisait sûrement un peu, trompé en cela par les revues pour seniors qui présentaient, à longueur de pages, des sexagénaires sexy, au top de leur forme physique et de leur libido, paraissant vingt ans de moins que l’âge réel inscrit au compteur de la carte d’identité.
Ce salon des Amis des Arts, avait été une très bonne opération. Avec de nom-breuses personnes, il avait pu s’entretenir de son approche artistique en insistant, bien évidemment, sur le niveau de concentration et la vitesse de réaction requis dans le processus de sculpture en taille directe. Il avait, de plus, réussi à vendre quelques belles pièces et tapé dans d’œil d’une admiratrice. Que demande le peuple ?!
Traversant le couloir sur l’épaisse moquette, il entra dans la chambre de sa femme. Il n’y venait quasiment jamais depuis qu’ils avaient opté pour la formule lits séparés, bien des années plus tôt.
Il ouvrit l’armoire à la recherche d’une serviette de toilette. Sans la moindre précaution, il bouscula plusieurs piles de linge, détruisant consciencieusement le bel agencement qui régnait là. Une paire de drap fut projeté au sol, un lot de sous-vêtements sur le lit. Il prenait plaisir à tout déranger, déplacer de façon anarchique, dépareiller en dépit du bon sens. Le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir !
Finalement, il se rappela qu’elle stockait à présent ses serviettes dans un meuble de la salle de bain. Il ne se servait, lui, que de la minuscule pièce d’eau attenante à sa chambre du premier étage. Il tâtonna pour trouver le bouton et la pièce s’illumina, révélant carrelage imitation marbre, glaces omniprésentes et dalle de verre où était encastrée une gigantesque baignoire. Il avait oublié à quel point l’endroit était luxueux. Ce serait pour le coup assez amusant de le réinvestir.
Il se lava les mains avec soins jusqu’à ce qu’il ne reste plus une trace de sang. Il allait jeter le chiffon ensanglanté dans la corbeille quand il se ravisa. Il l’enveloppa dans un carré de sopalin et le glissa dans sa poche. Sous la large vasque du lavabo, il trouva des serviettes d’un blanc immaculé. Il avança la main puis hésita comme devant un sacrilège. Allons ! Personne n’allait lui interdire d’en prendre une ! Il saisit la première sur la pile et se sécha les mains avec. Pensant qu’il aurait à s’en servir plus tard, il laissa la serviette enroulée autour de son poignet.
Dans la cuisine, il prit une grande casserole profonde et la remplit d’eau à moitié. Son regard tomba sur la plage des Caraïbes ou de Polynésie qui décorait le calendrier des postes épinglé près du frigidaire. C’était le genre d’endroit idyllique dont il avait toujours rêvé. Un ciel résolument bleu, une mer turquoise, la brise légère venant du large, le sable fin sous les cocotiers et, près de lui, bien sûr, une tendre et belle et douce amie, en petit bikini un poil trop étroit… Magique complicité dans la beauté de l’instant ! Un truc fantastique. « Si t’es cap d’y aller et de tenir la distance, l’artiste… » Il n’était peut-être pas encore trop tard pour vivre cela.
En tenant la casserole en équilibre, il redescendit l’escalier du sous-sol. Le silence était total et le visage de Paulette, d’une pâleur mortelle. Il se mit à genoux, déroula la serviette qui emmaillotait sa main et l’examina avec soin. Il voulait être certain que le sang avait cessé de couler de la blessure qui entaillait sa paume.
Doucement, il commença à tamponner le visage de sa femme avec l’eau froide. Un léger frémissement agita ses paupières. Une grimace tordit ses lèvres et elle ouvrit un œil en gémissant. Cela resterait toujours, pour lui, un grand mystère ! Pourquoi diable une maîtresse femme, droite dans ses bottes et au caractère si bien trempé, s’évanouissait-elle aussi facilement à la simple vue du sang ?
L’escapade amoureuse aux Caraïbes avec une belle sexagénaire, ce serait pour une autre fois mais il savait à présent comment il pourrait la concrétiser. L’idée était là, en germe, bien implantée dans son crane. Il se surprit à penser :
– Pour retrouver ta liberté, mon p’tit Raymond, y’a pas cinquante solutions… T’as vu ce qu’il fallait faire. Démerde-toi avec ça et le prochain coup sera le bon !!

Jean-Luc GUARDIA

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

Troisième place 2022 : « Massacre dans la baie »

Massacre dans la baie


Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. L’autre était posé sur l’épaule de Goulwenn. Ses mâchoires se décrispèrent à peine pour murmurer.
— Bon sang, fils, en trente ans de carrière, j’ai jamais vu un massacre pareil. C’est horrible.
Un vent iodé fouettait son visage ridé, creusé par l’air marin et l’anxiété. Un ciel laiteux de début d’automne jetait son voile sur la baie de Saint-Brieuc. Un froid insidieux se frayait un chemin sous les vêtements et glaçait les os. Jean-Yves Le Quellec, pourtant coutumier de ce climat, frissonna. À l’aube de ses cinquante ans, sa prestance habituelle semblait écrasée par le poids des soucis ; son dos commençait à se voûter.
Goulwenn réajusta son bonnet pour couvrir ses oreilles, autant déstabilisé par les évènements que par l’attitude pessimiste de son père. Depuis toujours, il était son modèle, sa référence, un homme robuste qui ne ployait pas face aux problèmes. Même à dix-neuf ans, il le regardait encore avec une réelle admiration.
— Comment c’est possible papa ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Jean-Yves plongea ses yeux noirs dans ceux de son fils.
— Je vais te le dire, moi, ce qui est arrivé…

***

Elle était soucieuse, avait un mauvais pressentiment, un stress qu’elle n’avait jamais ressenti jusqu’alors. C’était la première fois qu’elle ne percevait pas la présence réconfortante de sa famille à ses côtés. Comme si leur aura avait disparu. Dans la nuit noire, elle avait l’intuition que quelque chose n’était pas normal, inhabituel. Pourtant, il lui était inconcevable qu’ils l’aient abandonné, ils allaient forcément revenir. À moins que… À moins qu’il ne leur soit arrivé malheur. Alors que ces funestes pensées l’assaillaient, des bruits sourds résonnèrent sur le toit.
Elle se concentra au maximum ; ses yeux ne distinguaient aucun mouvement, l’obscurité était totale. Elle hésita. Devait-elle mettre un pied dehors au risque de s’exposer au danger ? Non, elle ne se sentait pas assez courageuse. Elle n’avait qu’une envie, se blottir contre ses proches et s’enfermer dans ce cocon rassurant.
Les sons progressèrent, semblant venir de partout. L’inquiétude se transforma en panique. Une menace approchait et elle était désespérément seule. Elle se fit la plus petite possible, se contracta au maximum pour essayer de disparaitre. Quelqu’un, dehors, lui voulait du mal, elle en était persuadée.

Puis, sans raison, le bruit cessa. Elle resta aux aguets, mais les secondes s’égrenèrent sans qu’il se passe quoi que ce soit. Le calme était revenu. Elle n’aspirait qu’à une chose désormais, retrouver les siens. Elle entrouvrit prudemment et s’arrêta net. Ce qu’elle perçut la glaça. Elle referma aussitôt, avant que le monstre n’ait l’occasion de se faufiler à l’intérieur. Une pression s’exerça de l’autre côté ; l’assaillant tentait d’ouvrir à son tour, sans plus se soucier d’agir dans la discrétion.
Un combat s’engagea. Une lutte dans laquelle elle lançait toutes ses maigres forces. Affolée, elle résista le plus longtemps possible. Le match était déséquilibré. La pression extérieure était trop forte. La fatigue l’envahissait. Elle céda, vaincue.

Il lui faisait face, impitoyable. Elle était terrorisée, se recroquevilla avant que son bourreau ne fonde sur lui. L’oppression de ce corps, infâme, l’horrifia. Qu’allait-il faire ? Elle ne tarda pas à le savoir, surprise par une attaque aussi cruelle qu’inattendue. Le monstre l’aspergea d’acide, provoquant une douleur terrible. Sa chair brûla, se décomposa lentement, sans qu’elle puisse réagir ni se défendre. Elle ne pouvait plus bouger, tout son être se dissolvait dans un supplice insoutenable. Elle était si jeune, trop jeune pour mourir, et sa famille qui n’était pas là pour l’accompagner. Cette pensée fut la dernière, se perdant dans les limbes des ténèbres qui l’enveloppèrent pour de bon.

***

— C’est pas croyable, souffla Goulwenn, abasourdi.
Il détourna le regard vers le treuil du chalutier qui remontait une nouvelle fois la drague, engin de pêche rempli de coquillages. Une légère houle faisait gîter le bateau sous les cris des mouettes, toujours à l’heure pour leur festin.
— Incroyable mais vrai, fils.
— Elles paraissent si… inoffensives, c’est dingue.
L’heure du repas arrivait, mais Jean-Yves et Goulwenn Le Quellec ne ressentaient pas la faim, ils avaient l’estomac noué.
— Il ne faut pas se fier aux apparences. Les étoiles de mer sont de redoutables prédateurs. Elles approchent discrètement de leurs proies avec leurs milliers de ventouses. Puis elles se collent sur la coquille Saint-Jacques. Elles placent leurs branches de part et d’autre du coquillage et exercent une pression. La victime tente de résister pour maintenir fermé son « refuge ». Une lutte sans merci s’engage, jusqu’à ce qu’elle cède, épuisée.
Goulwenn tirait distraitement sur les bretelles de sa cotte de ciré jaune en observant le tas d’astérides, nom scientifique de ces prédateurs insoupçonnables, gisant sur le pont. Son père continua son récit, le regard perdu au large.
— L’étoile de mer présente ensuite sa bouche ventrale devant la coquille Saint-Jacques, puis sort son estomac de son corps. À son contact, l’estomac commence à digérer vivante sa victime, avant de l’aspirer.
Le jeune marin-pêcheur affichait une moue écœurée.
— Et oui, fils, c’est comme ça qu’agissent nos mignonnes étoiles de mer. Et elles sont incroyablement nombreuses cette année. Jamais vu ça. Je sais pas si c’est le dérèglement climatique ou un bazar dans ce style, mais moi j’en ai ras la casquette. La récolte est nulle. Sans parler de ces histoires de Brexit et de prix du carburant.
— Papa, peut-être que les jours prochains seront meilleurs, qui sait. C’est l’heure d’aller à la criée, rentrons au port.
Jean-Yves émit un petit rire sarcastique.
— À la criée ? Pour vendre quoi ? On a que dalle. Terminé pour moi, fils, je rends ma salopette.
Comme pour illustrer sa dernière phrase, il se pencha, ramassa la caisse en plastique pleine de coquilles vides et la plaqua dans les bras de Goulwenn.
— Tiens, fils. Démerde-toi avec ça.

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

Quatrième place 2022 : « De la réintroduction des espèces en milieu hostile »

De la réintroduction des espèces en milieu hostile


Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. C’est comme ça qu’on l’a retrouvé ce matin vers cinq heures. Il gisait près d’une benne à ordures. Les services de la voirie nous ont prévenus.
Jane, stagiaire au commissariat du premier arrondissement, s’appliquait à décrire les faits. Le commissaire hocha la tête marquant ainsi le début officiel de l’enquête.
– D’après les premières constatations, il serait mort vers deux heures cette nuit. Le décès serait dû à un empoisonnement au chlorate de topinambour. Ce teint zébré vert et mauve ne laisse aucun doute. Il avait dans la main des graines de quinoa. Pas de signe particulier, sauf un drôle de bracelet à la cheville avec un numéro de série.
Le commissaire émit un « Bigre ! » de circonstance, suivi d’un « Bretzel liquide ! » avant d’étaler ses connaissances en zoologie urbaine :
– Ça m’a tout l’air d’un crétin. On l’aura piégé. Ils ne résistent pas aux graines… Il y a quelques années les associations de protection de la nature ont fait une campagne pour la réintroduction du crétin des Alpes. Tu es trop jeune pour t’en souvenir, mais à l’époque ça avait fait des vagues. Ils ont ré-introduit quelques individus sur les pentes de la Croix-Rousse, le crétin aime bien le relief. L’isérois s’est bien adapté, il est plutôt rustique, par contre avec le haut-savoyard ça n’a pas marché. A moins de huit mille euros le mètre carré il se laisse dépérir. La région n’avait pas le budget. Dans notre cas, nous avons un beau spécimen de Piolus Piolus mâle. Il possède tous les attributs caractéristiques de l’espèce : Sandales, sac à dos, vêtements en chanvre équitable et il est bagué. Il doit loger dans le quartier. Avec un peu d’habitude on peut trouver ses traces. Ce bonnet Quechua en laine de lama cloué sur le platane, par exemple, signale aux autres membres la limite de son territoire…
Jane ne pouvait détacher son regard du cadavre…
– C’est la première fois que j’en vois un d’aussi près ! C’est émouvant, je croyais l’espèce disparue… Ho ! Là-bas ! Au coin de la rue ! On nous observe !
– Ça doit être sa femelle. Elle porte typiquement son petit devant elle, enroulé dans une longue pièce de tissu orné de motifs africains. Ne fais pas de bruit, tu vas l’effrayer… Et voilà elle est partie ! Bon ce n’est pas grave, on installera une planque près des toilettes sèches, elle finira bien par revenir…
– Je ne pensais pas qu’ils vivaient parmi nous ? David Vincent n’en a jamais parlé…
– L’organisme chargé de la réintroduction a bien fait les choses. Ils leur ont mis des zones de nourriture labellisées AB où l’on trouve des graines en vrac, ainsi que des bornes de recharge pour vélos électriques. Ils se sont bien adaptés et se sont reproduits plus vite que prévu. Il y a eu quelques problèmes au début avec les espèces endémiques, notamment avec le gone à poil ras ou la bécasse huppée d’Ainay, mais ils ont des régimes alimentaires différents et ne sont pas franchement en concurrence. Le premier chasse l’andouillette Bobosse à la tombée de la nuit, la seconde picore sa salade de concombres à la pause déjeuner avec une copine.
– Mais alors qui peut leur en vouloir au point de les supprimer ?
– Tout est possible. Conflit pour l’accès à la borne de recharge, attaque de climato-sceptique, braconnage… Les éleveurs de gones ont toujours vu d’un mauvais œil la réintroduction du crétin. Les commerces AB remplacent les bistrots et les charcuteries mettent la clé sous la porte. Du coup, ils doivent faire des kilomètres pour trouver une Bobosse. On peut comprendre leur mécontentement…
– On n’a aucune piste, on est dans la purée de tofu…
– En attendant, on peut faire enlever le corps. On va commencer l’enquête de routine, interroger les riverains et tutti quanti…
– Qui ça ?
– Commence juste par les riverains… Pour ma part je rentre. On est dimanche et je ne suis pas en service.
Le commissaire monta à bord de sa Juva 4 hors d’âge et bourra sa légendaire pipe de bruyère en grommelant. L’affaire était pour le moins délicate. Il traversa la ville sans encombre, la circulation étant faible à cette heure de la journée.
Lorsque il retrouva son appartement, madame Maigret tentait d’empêcher deux poules voraces d’envahir le composteur à lombrics, tout en surveillant d’un œil expert la cuisson de la blanquette.
– Jules, je n’en peux plus des idées de la mairie ! Il y a d’abord eu le composteur partagé devant l’immeuble, ensuite les deux poules obligatoires et maintenant le composteur individuel ! Ils sont obsédés par le recyclage !
– Une réussite ce composteur public, surtout pour l’invasion de rats qui s’en est suivi…
– Pour les rats, heureusement j’ai réglé le problème. Ça n’a pas été facile mais j’ai trouvé la parade. Le chlorate de topinambour c’est drôlement efficace !
– Tellement efficace que le crétin du dessus en a pris ! Il l’a confondu avec du quinoa. Je l’ai trouvé hier soir en bas de l’escalier. J’ai dû le déplacer cette nuit à la Croix-rousse et inventer une histoire improbable pour la stagiaire. S’il te plaît, n’utilise plus ce truc ! La nuit a été courte et je suis fatigué, alors tes problèmes de composteur, démerde-toi avec ça.

Philippe BROUSSON

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

Cinquième place 2022 : « Un dernier cadeau »

Un dernier cadeau

Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. Le bout de ses doigts en était rouge tandis que les jointures de la main ne cessaient de blanchir. Ses ongles se seraient fichés dans la chair de sa paume s’ils avaient eu la longueur suffisante.

Dans le tout petit matin encore soumis aux caprices de la lune et des dernières étoiles, le silence de la nuit finissante commençait, lentement, par à-coups étouffés, à se fissurer. Autour de la maison, pourtant, l’immobilité du temps paraissait factice.

Il serra encore un plus son poing mais en vain : il était parvenu au maximum de ses possibilités physiques. Il se saisit alors de la bobine de ficelle et enroula celle-ci autour de sa main, ajustant sur sa peau plusieurs tours de plus en plus sanglés jusqu’à ce que son membre ressemblât à une espèce de grosse et informe pièce de viande aux couleurs vives et luisantes. Il parvint à nouer la fine corde de façon à immobiliser totalement sa main sans qu’il pût désormais se libérer de cette entrave.

A l’extérieur, le silence était devenu une véritable mise en scène raillée par les nombreuses ombres, les unes lentes et basses, les autres fugitives et filiformes, qui apparaissaient puis s’évanouissaient sur le gris des murs mitoyens, dans le chaos des bosquets négligés, grandissaient exagérément sur les pavés de la rue, puis disparaissaient enfin comme si tout, d’un coup, d’un seul, venait d’être effacé de la surface de la terre.

Les nerfs de sa main emprisonnée faisaient remonter le long de son bras et dans son épaule des douleurs de plus en plus violentes. Malgré le froid ambiant, la sueur coulait sur son visage et collait à son corps gilet et pantalon. Pourtant il grelottait. De peur ? Certes non…ou un peu…mais si peu ! Non, il redoutait surtout de s’évanouir trop tôt. Il craignait que son organisme lâchât prise avant le moment fatidique. Il avait foi dans ce qu’il réalisait mais les terribles élancements de son membre entravé ne risquaient-ils pas de lui faire perdre connaissance avant le grand final ? C’était là sa seule angoisse, mais combien lui torturait-elle les viscères !

Puis le jour tenta sa première et timide incursion dans le ciel. Le soleil, encore somnolant à l’est, n’en repoussait pas moins mollement la nuit qui acceptait de s’éclipser avec dignité mais froideur avant d’être ridicule et dédaigneusement éteinte.

Malgré le mal intense qui maintenant irisait son bras, son torse et son dos, il sourit. Il leva fièrement sa main saucissonnée, la porta à ses lèvres pour l’embrasser longuement. Avec le jour naissant, il comprenait qu’il avait réussi et que son martyr ne serait pas vain.

Ce fut à cet instant précis que cris et ordres résonnèrent au dehors. Aussitôt, la porte d’entrée et les fenêtres du rez-de-chaussée s’éparpillèrent en éclats de verre et de bois.

Il sourit d’une joie vraie lorsqu’il vit le visage de l’officier SS se pencher sur lui.
Il croqua la capsule de cyanure.
Il n’entendit plus rien, ne vit plus rien. Il était mort.

L’officier nazi, rageur, coupa de son fier couteau à tête de mort, la cordelette qui maintenait fermé la main du résistant.
Délivrés de leurs liens, les doigts s’écartèrent immédiatement. Une grenade, cuiller relevée, roula sur le sol.
L’officier SS n’eut que le temps de lire les quelques mots tracés dans la paume du mort avant d’aller le rejoindre : « démerde-toi avec ça ! ».

Bernard DELMOTTE

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

 

 

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