Massacre dans la baie
Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. L’autre était posé sur l’épaule de Goulwenn. Ses mâchoires se décrispèrent à peine pour murmurer.
— Bon sang, fils, en trente ans de carrière, j’ai jamais vu un massacre pareil. C’est horrible.
Un vent iodé fouettait son visage ridé, creusé par l’air marin et l’anxiété. Un ciel laiteux de début d’automne jetait son voile sur la baie de Saint-Brieuc. Un froid insidieux se frayait un chemin sous les vêtements et glaçait les os. Jean-Yves Le Quellec, pourtant coutumier de ce climat, frissonna. À l’aube de ses cinquante ans, sa prestance habituelle semblait écrasée par le poids des soucis ; son dos commençait à se voûter.
Goulwenn réajusta son bonnet pour couvrir ses oreilles, autant déstabilisé par les évènements que par l’attitude pessimiste de son père. Depuis toujours, il était son modèle, sa référence, un homme robuste qui ne ployait pas face aux problèmes. Même à dix-neuf ans, il le regardait encore avec une réelle admiration.
— Comment c’est possible papa ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Jean-Yves plongea ses yeux noirs dans ceux de son fils.
— Je vais te le dire, moi, ce qui est arrivé…
***
Elle était soucieuse, avait un mauvais pressentiment, un stress qu’elle n’avait jamais ressenti jusqu’alors. C’était la première fois qu’elle ne percevait pas la présence réconfortante de sa famille à ses côtés. Comme si leur aura avait disparu. Dans la nuit noire, elle avait l’intuition que quelque chose n’était pas normal, inhabituel. Pourtant, il lui était inconcevable qu’ils l’aient abandonné, ils allaient forcément revenir. À moins que… À moins qu’il ne leur soit arrivé malheur. Alors que ces funestes pensées l’assaillaient, des bruits sourds résonnèrent sur le toit.
Elle se concentra au maximum ; ses yeux ne distinguaient aucun mouvement, l’obscurité était totale. Elle hésita. Devait-elle mettre un pied dehors au risque de s’exposer au danger ? Non, elle ne se sentait pas assez courageuse. Elle n’avait qu’une envie, se blottir contre ses proches et s’enfermer dans ce cocon rassurant.
Les sons progressèrent, semblant venir de partout. L’inquiétude se transforma en panique. Une menace approchait et elle était désespérément seule. Elle se fit la plus petite possible, se contracta au maximum pour essayer de disparaitre. Quelqu’un, dehors, lui voulait du mal, elle en était persuadée.
Puis, sans raison, le bruit cessa. Elle resta aux aguets, mais les secondes s’égrenèrent sans qu’il se passe quoi que ce soit. Le calme était revenu. Elle n’aspirait qu’à une chose désormais, retrouver les siens. Elle entrouvrit prudemment et s’arrêta net. Ce qu’elle perçut la glaça. Elle referma aussitôt, avant que le monstre n’ait l’occasion de se faufiler à l’intérieur. Une pression s’exerça de l’autre côté ; l’assaillant tentait d’ouvrir à son tour, sans plus se soucier d’agir dans la discrétion.
Un combat s’engagea. Une lutte dans laquelle elle lançait toutes ses maigres forces. Affolée, elle résista le plus longtemps possible. Le match était déséquilibré. La pression extérieure était trop forte. La fatigue l’envahissait. Elle céda, vaincue.
Il lui faisait face, impitoyable. Elle était terrorisée, se recroquevilla avant que son bourreau ne fonde sur lui. L’oppression de ce corps, infâme, l’horrifia. Qu’allait-il faire ? Elle ne tarda pas à le savoir, surprise par une attaque aussi cruelle qu’inattendue. Le monstre l’aspergea d’acide, provoquant une douleur terrible. Sa chair brûla, se décomposa lentement, sans qu’elle puisse réagir ni se défendre. Elle ne pouvait plus bouger, tout son être se dissolvait dans un supplice insoutenable. Elle était si jeune, trop jeune pour mourir, et sa famille qui n’était pas là pour l’accompagner. Cette pensée fut la dernière, se perdant dans les limbes des ténèbres qui l’enveloppèrent pour de bon.
***
— C’est pas croyable, souffla Goulwenn, abasourdi.
Il détourna le regard vers le treuil du chalutier qui remontait une nouvelle fois la drague, engin de pêche rempli de coquillages. Une légère houle faisait gîter le bateau sous les cris des mouettes, toujours à l’heure pour leur festin.
— Incroyable mais vrai, fils.
— Elles paraissent si… inoffensives, c’est dingue.
L’heure du repas arrivait, mais Jean-Yves et Goulwenn Le Quellec ne ressentaient pas la faim, ils avaient l’estomac noué.
— Il ne faut pas se fier aux apparences. Les étoiles de mer sont de redoutables prédateurs. Elles approchent discrètement de leurs proies avec leurs milliers de ventouses. Puis elles se collent sur la coquille Saint-Jacques. Elles placent leurs branches de part et d’autre du coquillage et exercent une pression. La victime tente de résister pour maintenir fermé son « refuge ». Une lutte sans merci s’engage, jusqu’à ce qu’elle cède, épuisée.
Goulwenn tirait distraitement sur les bretelles de sa cotte de ciré jaune en observant le tas d’astérides, nom scientifique de ces prédateurs insoupçonnables, gisant sur le pont. Son père continua son récit, le regard perdu au large.
— L’étoile de mer présente ensuite sa bouche ventrale devant la coquille Saint-Jacques, puis sort son estomac de son corps. À son contact, l’estomac commence à digérer vivante sa victime, avant de l’aspirer.
Le jeune marin-pêcheur affichait une moue écœurée.
— Et oui, fils, c’est comme ça qu’agissent nos mignonnes étoiles de mer. Et elles sont incroyablement nombreuses cette année. Jamais vu ça. Je sais pas si c’est le dérèglement climatique ou un bazar dans ce style, mais moi j’en ai ras la casquette. La récolte est nulle. Sans parler de ces histoires de Brexit et de prix du carburant.
— Papa, peut-être que les jours prochains seront meilleurs, qui sait. C’est l’heure d’aller à la criée, rentrons au port.
Jean-Yves émit un petit rire sarcastique.
— À la criée ? Pour vendre quoi ? On a que dalle. Terminé pour moi, fils, je rends ma salopette.
Comme pour illustrer sa dernière phrase, il se pencha, ramassa la caisse en plastique pleine de coquilles vides et la plaqua dans les bras de Goulwenn.
— Tiens, fils. Démerde-toi avec ça.
Yohan LAIGLE
Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés