Le merle et le Dragon
Salamanque, tente du soldat Rivière, 20e régiment de Dragons, 5 Juin 1809. Courrier
« …J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. Le terme est si mal choisi au regard de ce que nous avons fait. Imagine le sifflement du vent battu par les lames de nos sabres levés, près d’une centaine, forêt d’acier menaçante, alors que nous chevauchions sur le village de Castillejo de Martin Viejo. Hier, pas de « Vive l’Empereur » ou de « Sabre à la main » hurlés pendant l’attaque. Juste des cœurs consumés par la violence, des corps faméliques dans des uniformes trop grands et déchirés. Juste des mâchoires serrées dans une ultime tentative de réprimer une pulsation meurtrière que nous ne pensions pas contenir. Entends le galop des chevaux contre le sol et dans nos poitrines. Un roulement de tambour avant la sentence… avant la vengeance. Et ce vent qui hurlait à nos oreilles, giflait nos joues et arrachait les larmes de nos yeux secs d’avoir trop vu. Peux-tu seulement imaginer que je sois l’un d’eux, mon aimée? Moi-même, je n’y parviens pas. Hier, je n’ai pas revêtu l’habit vert. Cet uniforme, c’est l’Empire, la guerre aussi, mais pour des idéaux ou au moins la solde. Si auparavant nous avons tué, c’était sous la contrainte des ordres. Hier, nous seuls avons ordonné. Sur nos montures déchaînées, nous n’étions plus des soldats. Etions-nous seulement encore des hommes?…Les paysans du village ont à peine eu le temps de lever les yeux que les sabots de la horde écrasaient leurs enfants. Nos sabres abaissés se sont tus, occupés à fendre les crânes et transpercer les corps. Le cri des villageois a remplacé celui du vent. La traversée du village fut un massacre et la scène d’indicibles tortures. Qu’ai-je fait pour empêcher les uns de crucifier un malheureux tête en bas avant d’allumer un feu sous son visage? Ou les autres de violer les femmes empalées sur des sabres ? Rien… »
Village de Castillejo de Martin Viejo, quatre jours auparavant
« Fais toujours ce qu’ils demandent » lui intimait son père lorsque les soldats français venaient s’emparer des récoltes ou des animaux. Maria ne se rappelle guère la vie avant l’invasion du pays par les armées de l’empereur. Mais, à six ans, elle savait comment vivre pendant l’occupation. Aujourd’hui, elle distribue de l’eau à une poignée de soldats en quête de vivres. Maria n’entend rien à la guerre ni au français, mais elle est fière de prendre part aux affaires de grands.
– « Elle est pas empoisonnée ton eau au moins ? » lui lance un dragon en saisissant le seau que la fillette lui tend. C’est un cavalier. Elle le reconnait à sa drôle de crinière sur son casque. Brutalement, il lui saisit le poignet et approche son visage si près que son haleine fétide lève le cœur de l’enfant.
– « Y a longtemps que j’ai rien vu d’aussi joli » grogne-t-il alors que sa main lourde et crasseuse caresse l’arrondi du visage juvénile, pour glisser sous l’étoffe de la chemise, à la naissance du cou gracile.
C’est à cet instant que le bruit providentiel d’une explosion retentit. « Satanés Espagnols! Encore du sabotage! » Profitant de la diversion, Maria se dégage et court. Elle fuit les bombes, le soldat, la guerre…Vers où? Elle ne sait plus très bien. Sans grand effort, le dragon la rattrape pour la jeter au sol. Son ombre gigantesque se dessine au-dessus d’elle. « Fais ce qu’ils demandent »… La petite a trop peur pour défier le regard carnassier de son agresseur. Elle préfère diriger ses yeux vers le ciel, vers un petit oiseau noir sur une branche. Elle y accroche définitivement son regard comme à une dernière chance d’évasion. Comme elle aimerait s’envoler avec lui…Le dragon, craignant une présence dans son dos, tourne la tête vers l’oiseau. En déboutonnant son pantalon, il dit quelque chose que Maria ne comprend pas.
– « Viens par là ma mignonne, que je vois si ton merle aussi a des plumes! »
Salamanque, tente du soldat Rivière, 5 juin 1809. Courrier
« …J’ai vu Dambreville courir dans la direction opposée quand le convoi de ravitaillement a été attaqué. Va savoir pourquoi je l’ai suivi. Je l’ai d’abord cru blessé quand je le trouvai à plat ventre dans un fourré. Ce n’est qu’en approchant que j’aperçus le petit corps de la fillette tressauter sous les assauts répétés de mon camarade de régiment. Ses yeux sombres fixaient le ciel. J’ai cru un instant que l’enfant était morte mais une larme a roulé sur sa joue. Alors j’ai su que malheureusement elle ne l’était pas… »
Village de Castillejo de Martin Viejo, deux jours auparavant
Une abominable crampe lui enserre les tripes. Ruisselant de sueur, le lieutenant Bessière, appelé pour constater l’horreur, prend appui sur ses genoux. « L’Empereur ne réalise pas ce que les troupes endurent ici. L’ennemi n’est plus seulement sur le champ de bataille, il est partout. Le peuple espagnol se soulève, tend des embuscades, empoisonne les vivres, assassine les soldats dans leur sommeil. Ce n’est pas le combat que nous connaissons. » Bessière distingue depuis peu, dans la prunelle de ses soldats, la lueur folle de ceux qui n’ont rien à perdre. Ses propres troupes l’effraient. « Au moins pour ceux-là, pense-t-il, le calvaire est terminé ». Le lieutenant se redresse face à un monticule de soldats exhibé aux portes du village. Une trentaine de corps entassés nus et émasculés. Un seul a été pendu en évidence devant le charnier. Le lieutenant reconnaît le dragon Dambreville. Le corps a subi les mêmes sévices mais quelque chose attire son attention. Il s’approche, plisse les yeux, alors qu’un séisme organique le plie à nouveau en deux pour vomir. Dans la bouche du cadavre: une tête d’oiseau mort. Un merle, à n’en pas douter!
Salamanque, tente du soldat Rivière, 5 juin 1809. Courrier.
« …C’est moi qui ai ramené la fillette à ses parents une fois Dambreville enfui. Ils ont compris sans même que je prononce un mot. Et la petite qui ne cessait de répéter « mirlo », les yeux plantés vers un ailleurs dont elle ne reviendra jamais. Ils auraient pu m’ôter la vie sur le champ. J’avoue l’avoir souhaité, mais ils ne l’ont pas fait. La violence les aurait-elle lassés eux aussi? A moins que ce ne soit le torrent de larmes qui inondait mon visage alors que je portais la fillette. Pensais-je me racheter une conscience par ce geste? Je n’ai fait qu’ouvrir plus grand les portes de l’enfer. Suis-je responsable des terribles représailles fomentées par les villageois contre près d’un tiers de mes camarades? Suis-je responsable de la vengeance qui s’en est suivie hier? Cette macabre chevauchée…Je suis si fatigué…Je ne pourrais jamais te revoir, ma tendre Isabelle. Quand bien même je survive à cette guerre. Que reste-t-il de l’homme que tu as aimé? Devant la fraîcheur de ton sourire, il me faudrait lutter contre celui que je suis devenu. Un combat de trop. Mon pistolet est posé près de moi. Il m’a tant de fois sauvé. Il le fera une dernière fois. Ne sois pas triste. Mon cœur a cessé de battre il y a déjà longtemps. Je ne souffrirai donc pas. Je veux simplement me reposer, goûter à la quiétude d’une nuit infinie, fermer les yeux sans crainte, presser la détente. Et oublier enfin.»
Myriam LABARRE
Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés