La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Catégorie : Archives 2017

Nouvelle lauréate 2017 : « Le merle et le Dragon »

Le merle et le Dragon

Salamanque, tente du soldat Rivière, 20e régiment de Dragons, 5 Juin 1809. Courrier

« …J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. Le terme est si mal choisi au regard de ce que nous avons fait. Imagine le sifflement du vent battu par les lames de nos sabres levés, près d’une centaine, forêt d’acier menaçante, alors que nous chevauchions sur le village de Castillejo de Martin Viejo. Hier, pas de « Vive l’Empereur » ou de « Sabre à la main » hurlés pendant l’attaque. Juste des cœurs consumés par la violence, des corps faméliques dans des uniformes trop grands et déchirés. Juste des mâchoires serrées dans une ultime tentative de réprimer une pulsation meurtrière que nous ne pensions pas contenir. Entends le galop des chevaux contre le sol et dans nos poitrines. Un roulement de tambour avant la sentence… avant la vengeance. Et ce vent qui hurlait à nos oreilles, giflait nos joues et arrachait les larmes de nos yeux secs d’avoir trop vu. Peux-tu seulement imaginer que je sois l’un d’eux, mon aimée? Moi-même, je n’y parviens pas. Hier, je n’ai pas revêtu l’habit vert. Cet uniforme, c’est l’Empire, la guerre aussi, mais pour des idéaux ou au moins la solde. Si auparavant nous avons tué, c’était sous la contrainte des ordres. Hier, nous seuls avons ordonné. Sur nos montures déchaînées, nous n’étions plus des soldats. Etions-nous seulement encore des hommes?…Les paysans du village ont à peine eu le temps de lever les yeux que les sabots de la horde écrasaient leurs enfants. Nos sabres abaissés se sont tus, occupés à fendre les crânes et transpercer les corps. Le cri des villageois a remplacé celui du vent. La traversée du village fut un massacre et la scène d’indicibles tortures. Qu’ai-je fait pour empêcher les uns de crucifier un malheureux tête en bas avant d’allumer un feu sous son visage? Ou les autres de violer les femmes empalées sur des sabres ? Rien… »


Village de Castillejo de Martin Viejo, quatre jours auparavant

« Fais toujours ce qu’ils demandent » lui intimait son père lorsque les soldats français venaient s’emparer des récoltes ou des animaux. Maria ne se rappelle guère la vie avant l’invasion du pays par les armées de l’empereur. Mais, à six ans, elle savait comment vivre pendant l’occupation. Aujourd’hui, elle distribue de l’eau à une poignée de soldats en quête de vivres. Maria n’entend rien à la guerre ni au français, mais elle est fière de prendre part aux affaires de grands.
– « Elle est pas empoisonnée ton eau au moins ? » lui lance un dragon en saisissant le seau que la fillette lui tend. C’est un cavalier. Elle le reconnait à sa drôle de crinière sur son casque. Brutalement, il lui saisit le poignet et approche son visage si près que son haleine fétide lève le cœur de l’enfant.
– « Y a longtemps que j’ai rien vu d’aussi joli » grogne-t-il alors que sa main lourde et crasseuse caresse l’arrondi du visage juvénile, pour glisser sous l’étoffe de la chemise, à la naissance du cou gracile.
C’est à cet instant que le bruit providentiel d’une explosion retentit. « Satanés Espagnols! Encore du sabotage! » Profitant de la diversion, Maria se dégage et court. Elle fuit les bombes, le soldat, la guerre…Vers où? Elle ne sait plus très bien. Sans grand effort, le dragon la rattrape pour la jeter au sol. Son ombre gigantesque se dessine au-dessus d’elle. « Fais ce qu’ils demandent »… La petite a trop peur pour défier le regard carnassier de son agresseur. Elle préfère diriger ses yeux vers le ciel, vers un petit oiseau noir sur une branche. Elle y accroche définitivement son regard comme à une dernière chance d’évasion. Comme elle aimerait s’envoler avec lui…Le dragon, craignant une présence dans son dos, tourne la tête vers l’oiseau. En déboutonnant son pantalon, il dit quelque chose que Maria ne comprend pas.
– « Viens par là ma mignonne, que je vois si ton merle aussi a des plumes! »


Salamanque, tente du soldat Rivière, 5 juin 1809. Courrier

« …J’ai vu Dambreville courir dans la direction opposée quand le convoi de ravitaillement a été attaqué. Va savoir pourquoi je l’ai suivi. Je l’ai d’abord cru blessé quand je le trouvai à plat ventre dans un fourré. Ce n’est qu’en approchant que j’aperçus le petit corps de la fillette tressauter sous les assauts répétés de mon camarade de régiment. Ses yeux sombres fixaient le ciel. J’ai cru un instant que l’enfant était morte mais une larme a roulé sur sa joue. Alors j’ai su que malheureusement elle ne l’était pas… »


Village de Castillejo de Martin Viejo, deux jours auparavant

Une abominable crampe lui enserre les tripes. Ruisselant de sueur, le lieutenant Bessière, appelé pour constater l’horreur, prend appui sur ses genoux. « L’Empereur ne réalise pas ce que les troupes endurent ici. L’ennemi n’est plus seulement sur le champ de bataille, il est partout. Le peuple espagnol se soulève, tend des embuscades, empoisonne les vivres, assassine les soldats dans leur sommeil. Ce n’est pas le combat que nous connaissons. » Bessière distingue depuis peu, dans la prunelle de ses soldats, la lueur folle de ceux qui n’ont rien à perdre. Ses propres troupes l’effraient. « Au moins pour ceux-là, pense-t-il, le calvaire est terminé ». Le lieutenant se redresse face à un monticule de soldats exhibé aux portes du village. Une trentaine de corps entassés nus et émasculés. Un seul a été pendu en évidence devant le charnier. Le lieutenant reconnaît le dragon Dambreville. Le corps a subi les mêmes sévices mais quelque chose attire son attention. Il s’approche, plisse les yeux, alors qu’un séisme organique le plie à nouveau en deux pour vomir. Dans la bouche du cadavre: une tête d’oiseau mort. Un merle, à n’en pas douter!


Salamanque, tente du soldat Rivière, 5 juin 1809. Courrier.

« …C’est moi qui ai ramené la fillette à ses parents une fois Dambreville enfui. Ils ont compris sans même que je prononce un mot. Et la petite qui ne cessait de répéter « mirlo », les yeux plantés vers un ailleurs dont elle ne reviendra jamais. Ils auraient pu m’ôter la vie sur le champ. J’avoue l’avoir souhaité, mais ils ne l’ont pas fait. La violence les aurait-elle lassés eux aussi? A moins que ce ne soit le torrent de larmes qui inondait mon visage alors que je portais la fillette. Pensais-je me racheter une conscience par ce geste? Je n’ai fait qu’ouvrir plus grand les portes de l’enfer. Suis-je responsable des terribles représailles fomentées par les villageois contre près d’un tiers de mes camarades? Suis-je responsable de la vengeance qui s’en est suivie hier? Cette macabre chevauchée…Je suis si fatigué…Je ne pourrais jamais te revoir, ma tendre Isabelle. Quand bien même je survive à cette guerre. Que reste-t-il de l’homme que tu as aimé? Devant la fraîcheur de ton sourire, il me faudrait lutter contre celui que je suis devenu. Un combat de trop. Mon pistolet est posé près de moi. Il m’a tant de fois sauvé. Il le fera une dernière fois. Ne sois pas triste. Mon cœur a cessé de battre il y a déjà longtemps. Je ne souffrirai donc pas. Je veux simplement me reposer, goûter à la quiétude d’une nuit infinie, fermer les yeux sans crainte, presser la détente. Et oublier enfin

Myriam LABARRE

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

Deuxième place 2017 : « Sonnet à Annie »

Sonnet à Annie


J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté.
– Je vous écoute.
– Vous vous foutez de moi…
– Pas du tout. Vous vous trouvez méchant ?
– Oui, mais vous aussi. Tout le monde.
– Vous pourriez me dire pourquoi ?

Cela ne faisait qu’un quart d’heure. Chaque séance durait quarante-cinq minutes. Il était arrivé que le docteur Bourigeaud s’endormît sur son carnet, mais avec des patients comme Petitdidier il fallait se tenir. L’analyste résistait au sommeil en arrangeant des alexandrins sans L sur la moitié droite de son bloc-notes.

J’ai marché sur des terres autrement arides
Sans croiser de visage ni de vie ni d’herbe
J’ai cherché des sons creux dans des parois de verbes
Tout partout sonnait dense, tout autour était vide.

Petitdidier, lui, s’écoutait parler :
– Il y avait des jours sans musique. D’ailleurs c’est arrivé un jour sans musique. Ou plutôt, il faudrait dire qu’une basse continue avait joué depuis le matin et que j’avais oublié de l’écouter. Mais vous, docteur, vous roulez en Picasso et vous avez sûrement votre petite idée sur la morale, donc je ne vois même pas pourquoi on m’oblige à vous voir.

Bourigeaud, qui n’avait rien écouté, eut une sueur froide. Cette histoire de sonnet finirait par le foutre dedans. Il trouva à relancer la machine :
– Je vois là deux pistes qui s’ouvrent. Dites-moi d’abord ce qu’induit pour vous que je roule en Picasso.

Le psy gagnait là de quoi rejoindre le prochain hémistiche. Rasséréné, il fit un peu grincer le rotin sous ses fessiers moulus. Son regard croisa le canon du semi-automatique qui lui servait de briquet. Un cadeau à la con d’un copain, échelle 1/2. Bourigeaud conservait sur sa table le petit objet en manière de déclaration liminaire aux analysants : Ici on pratique l’humour. Il avait tout de même été un peu gêné lorsque Petitdidier, frottant encore ses robustes poignets rouges et douloureux, avait été introduit la première fois par les policiers qui l’escortaient et que les yeux du quinqua s’étaient plantés sur son sous-main cuir-bouteille à liséré d’or, à ça du pistolet factice. L’expression sur le visage de Petitdidier n’avait pas changé. Les ilots de son regard polaire étaient demeurés fixes. Toujours son blanc d’œil maintenait l’iris à bonne distance des paupières. Il était comme ça. L’air toujours un peu halluciné. Flingue sur la table ou pas. Bourigeaud avait dû l’avouer à son propre analyste, il avait oublié de ranger le pistolet avant l’arrivée de Petitdidier. Un temps ils avaient ensemble cherché pourquoi…

Mais je n’avais rien vu qui fût comme ces rides
Où se bornent muets tes sourires acerbes.
Rien de si froid ni sec, et qui défie, superbe,
Mon cœur et ma raison. Et prends garde qu’aux ides

Cette main qui tant t’aime ne s’avance armée

– Vous dormez ?
– Non j’écoute.
– Alors ? Vous avez déjà conduit quelque chose comme une Maserati ?
– Non…
– Quand le toit s’est ouvert – et Dieu sait si j’avais déjà conduit sans le toit – il m’a semblé d’un coup que mes pensées s’envolaient comme les feuillets d’un écrivain à la terrasse d’un grand hôtel normand.
– Alors comment vous expliquez que cette fois-là en particulier votre boîte crânienne s’ouvre simultanément à votre toit ?
– J’avais pris ma décision au sujet d’Annie. Il suffisait de se pencher sur ma boîte crânienne pour le lire. Je conduisais, vous voyez, à tombeau ouvert et l’œil était dans le tombeau.
– Oui, donc, c’est ça…
– De quoi ?
– Vous dites, “l’œil était dans le tombeau” : vous éprouvez désormais de la culpabilité.
– Oui, c’est nouveau. Mais je voudrais bien finir sur ce que je disais. Si j’y repense, je crois que le temps, pendant ces minutes, s’est étiré. J’ai subdivisé chaque seconde à la manière de Zénon. Je suis devenu le familier de ces minutes sur la route. Je les ai parcourues comme on flâne en forêt. Je dirais même qu’il m’a peut-être été possible en certains instants de remonter le temps tant celui-ci s’écoula lentement pendant ces quelques kilomètres jusque chez elle.

C’était reparti. Cette fois-ci, Bourigeaud irait au bout. Ce qui nous faisait :

Et prends garde qu’aux ides

Cette main qui tant t’aime ne s’avance armée
Et n’écarte avec un canon froid ces ramées
Sous quoi vous vous endormez sans ni soif ni faim.

– Vous comprenez, demanda Petitdidier.
Décidément on ne pouvait pas être tranquille. Bourigeaud s’en sortit comme suit :
– Est-ce que le pistolet faisait partie de la panoplie ?
– Vous voulez dire ?
– Avec la Maserati, vos airs d’écrivain ou de détective privé. Je veux dire, le flingue, la bagnole, la littérature, la femme fatale sur qui le piège se referme… Vous aimiez ça, non ?
– Elle était méchante et j’étais devenu froid. Puis j’ai été méchant et la voilà froide à son tour. Le pistolet était dans la boîte à gant. Vous avez raison, ça avait de la gueule.

Heure infinitive qui vient avant ta mort :
Te haïr et t’aimer et t’admirer encore
Et presser la détente et oublier enfin.

Et merde, deux L d’un coup, pensa Bourigeaud.

– On va s’arrêter là pour aujourd’hui.

Pierre CREZE

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

Troisième place ex-æquo 2017 : « Râle d’acier »

Râle d’acier

J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. Ça tient à peu de choses finalement. Oui, trois fois rien. Du hasard, de l’ennui, de l’innocence aussi. Un malheureux concours de circonstances, c’est pas comme ça qu’on dit ?
Billy, je l’ai rencontré en entrant en CM2. Les nouveaux qu’on était. Dans ce genre de bourg, ça suffit à faire de deux gamins mal dégrossis un joli p’tit lot de bêtes de foire. C’était le neveu de Robert, le ferrailleur à la sortie du village. Un jour le Robert était un sale type qui n’avait pas de famille, le lendemain, il était le tuteur d’un gosse débarqué par le bus du soir… Ça, bien sûr, je ne l’ai su qu’après. Une fois que j’ai été suffisamment du coin pour que les potins du village fassent aussi partie de mon histoire… On n’a jamais vraiment su ce qu’il venait foutre là Billy. Moi pas plus que les autres. En fait, personne ne savait rien de rien : sa mère ? Inconnue au bataillon. Son père ? Même la mère ne devait pas connaître son nom. Et puis franchement : Billy ? Rien que ce prénom de rosbeef suffisait à le rendre louche. Moi, c’était différent. J’étais le fils unique du nouveau boulanger. Un homme bien, respectable, qui savait rester à sa place. Un des rares étrangers qu’on pouvait tolérer.
A dix ans, le Billy avait déjà une sale gueule. Rouquin dépenaillé, son œil gauche qui disait merde à l’autre, les poings toujours serrés, il sentait l’embrouille et la castagne à plein nez. Il m’a tout de suite repéré. C’était pas difficile remarquez, j’étais le seul gosse à lui foutre la paix. Pas parce que j’étais plus gentil. Ça non. La meute n’avait tout simplement pas eu le temps de me bâfrer. Qu’est-ce qu’il risquait Billy à m’approcher ? Maigre comme j’étais, d’une baffe il pouvait se faire respecter. Je n’ai même pas essayé de lutter. Je m’emmerdais comme un rat mort, et mon père ne voyait pas d’un bon œil ce fils de rien, ce rejeton du mal. Alors bon, même s’il fallait lui faire ses devoirs, même si je n’avais jamais mon mot à dire, mon camp n’a pas été difficile à choisir.
Trouver où se réfugier. Tous les recoins du village étaient déjà occupés par la meute. Sitôt qu’on y mettait les pieds, on se faisait canarder par une armée de lance-pierres entraînée sur des merles. Alors pensez : pour eux, nous n’étions qu’une grosse plaisanterie ! Le seul territoire qu’elle n’avait jamais pensé à annexer, c’était la décharge du Robert. Trop dangereux, trop bruyant, trop sinistre. C’est devenu notre royaume. De la tôle, des barres de fer, des vieilles bagnoles, de la ferraille en veux-tu en voilà qui ne valait même plus un clou. Ce qu’il vendait, le Robert le stockait dans le hangar qui faisait cinq fois la taille de sa maison. Toujours plein le hangar. Alors quand il avait besoin de faire de la place, il balançait dans le champ du dessus, exposé plein vent. Le bruit que ça faisait… Les falaises n’étaient qu’à une centaine de mètres, les bourrasques ne s’arrêtaient jamais. Elles s’engouffraient dans ce cimetière de fer, le faisaient hurler, beugler, brailler, le peuplaient de spectres assourdissants qui avec le temps devinrent nos pires alliés.
On pouvait y faire ce qu’on voulait dans cette décharge, personne pour nous entendre. On ne s’entendait pas nous-mêmes, c’est dire ! C’est pour ça que le Billy et moi on a appris à lire sur les lèvres. Sans ça, on restait sourds comme des pots. Le bruit nous rendait invisibles, des farfadets en cavale. Longtemps on a joué comme tous les gosses : explorer, casser, détruire, reconstruire, trouver le truc qui manquait pour terminer notre dernier repaire. Un jour qu’on cherchait justement, Billy a découvert une portée de chatons. Dix jours à peine, les yeux tout juste ouverts sous une chatte famélique. Quelques gras de jambon, deux trois soucoupes de lait et elle nous laissait approcher. Et puis un soir, on en a trouvé un bloqué sous l’arrête d’une plaque rouillée. Impossible de le dégager. Le chaton était coincé, la tôle était coincée et plus on essayait, plus le tranchant lui rongeait les chairs. Il saignait et on voyait bien qu’il souffrait. Sa gueule s’ouvrait et se fermait pour laisser sortir ses plaintes. On n’entendait rien. Juste le vent, encore le vent qui faisait rugir le fer. Est-ce que c’est ça qui nous a rendu fous ? Ce monde sans son qui nous coupait de tout ?
Le chaton coincé, on n’a pu que le regarder s’épuiser. Quand il a eu fini de bouger, on était tout drôle, on pouvait plus jouer. A force d’errer, le Billy a eu une idée. Pour voir. Ce que ça faisait un chaton sans moustache, les poils brûlés, une patte cassée, un œil en moins. Ça se cogne, ça saigne, ça tombe, ça se traîne, ça agonise. Tout ça sans un cri, sans rien qui vous fasse sentir à quel point c’est réel, à quel point c’est vivant. Billy rigolait, je l’imitais. Combien de pêcheurs vident leurs prises sans les avoir assommées ? Combien pourraient le faire sur un lapin ? Tous les chatons y sont passés. J’ai cru qu’on en avait terminé.
Le lendemain est arrivé Laurent, main accrochée à celle de sa mère qui venait s’installer chez le Robert. Quatre ans de moins que nous, des yeux comme des billes et l’entrain qu’ont les petits quand des plus grands les entraînent dans leur sillage. Du sang neuf, un bol d’air dans tout ce vent. A un moment, j’ai eu besoin de pisser. Quand je suis revenu, Laurent était à terre, il se traînait, n’arrivait plus à se relever. Comme les chatons. Plus gros qu’eux mais les mêmes gestes, les mêmes dégringolades. Et le Billy se marrait, bouche grande ouverte et acier hurlant. Comment ça s’est terminé ? Je ne sais que ce qu’on en a dit : Laurent avait été retrouvé inerte, le Billy assis bien sagement à côté de lui. J’ai menti vous savez. C’est vrai que j’étais rentré chez moi en courant comme un dératé. Mais pas parce que j’avais oublié de sortir le chien comme mon père m’en avait chargé. Seulement parce que je n’avais pas trouvé le courage d’arrêter Billy, seulement parce que sa méchanceté, c’est avec moi qu’il l’avait modelée.
Les pompiers sont venus, la mère a suivi son gosse à l’hôpital, les deux jambes cassées, un poumon perforé. Il s’en est sorti. Incroyable non ? Boiteux mais vivant. Billy avait repris le bus du soir deux jours plus tard. J’ai cru que c’était fini. J’ai cru qu’avec le temps, les cauchemars s’estomperaient, que l’oubli viendrait. Le Billy, je ne l’avais jamais recroisé. Mon père n’avait pas manqué de me dire qu’à la mort du Robert, il était revenu s’installer. La nouvelle m’avait pétrifié et les courants stridents avaient de nouveau inondé mes rêves. Personne ne savait que j’avais tout vu. Moi si. Mon silence me donnait envie de crever.
Noël. Comment y échapper ? Trois jours à contempler le regard vide de mon père, la soumission de ma mère. Le téléphone a sonné, je me suis précipité. Billy. Sa voix, je ne l’ai pas reconnue. Mais qui d’autre aurait pu me dire « Rendez-vous à la décharge dans deux heures. Viens, on va bien rigoler » ? Hein ? Qui d’autre ? J’ai raccroché sans un mot. Jamais je n’aurais cru y aller. Mes jambes ont été plus fortes que moi. L’envie d’en finir aussi, de briser mon silence, d’étouffer cette rigolade qu’il croyait encore pouvoir partager.
De loin, je n’ai pas tout de suite compris. Le râle de l’acier m’avait saisi. Comme si j’entrais dans un de mes rêves, comme si, une fois de plus, tout ça n’était que chimères. Un homme était à terre. Cheveux de feu, yeux vitreux désaxés : Billy. Devant lui : un autre type avec un flingue au bout des bras. C’est la bouche de Billy qui m’a dit qui c’était : « Laurent » qu’elle répétait en boucle. Laurent. Qui avait retrouvé qui ? Qui nous avait tous réunis ici ? Je me suis approché et Billy a profité de la surprise pour cogner. L’arme a glissé et elle est arrivée juste devant moi, à mes pieds. Je l’ai ramassée. Billy me regardait de ses grands yeux rougis de larmes et de colère. Je ne visais personne. Juste, je la tenais et elle n’était même pas froide. On dit toujours ça des armes, non ? Qu’elles sont froides comme la mort. Elle était tiède. Tiède des mains moites de Laurent. Il avait déjà commencé à reculer. Fais pas le con que ses lèvres disaient. C’est pas après toi que j’en avais. Billy s’était relevé, il venait de mon côté, se mettre à l’abri, chercher son homme de main. Alors j’ai visé. Pas Laurent non, pas Laurent. A quatre pas de moi. Billy. Ajuster. Presser la détente. Et oublier enfin.

Mathilde GUYARD

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

Troisième place ex-æquo 2017 : « Salazar »

Salazar

J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. L’assaut du froid cinglant qui se heurte à l’immobilisme d’une vieille carcasse. Les mille pensées noires qui, jour après jour, tombent sur nos épaules comme une pluie venimeuse. Des épaules déjà trop lasses qui n’en finissent plus de s’abaisser, de se pencher vers la terre grasse, nuit après nuit. J’aimerais raconter ce qui s’est passé ce fameux soir, il y a de cela un an. Ce qui s’est réellement passé. La stricte vérité. Celle que j’ai enfouie au fond de moi, celle que j’ai laissé infuser trop longtemps et qui a fini par ronger la pauvre part de lumière que j’essayais, tant bien que mal, d’abriter.
Quelque part, d’une manière étrange, nous sommes liés tous les deux…
Son nom est Salazar. Salazar le sadique. Il dessine au couteau des sourires éclatants à ses victimes. Il lui arrive à l’occasion d’en pendre par la langue, dévêtues et lardées d’entailles savamment pratiquées. Peu importe la manière de procéder, c’est toujours un spectacle ignoble qui incommode jusqu’à nos médecins légistes. Mettre en scène l’épouvantable, en une étrange œuvre nauséabonde, voilà sa signature. C’est un tueur unique en son genre, impénétrable, futé, maniaque et… libre comme l’air. Libre d’agir comme bon lui semble depuis plus d’une décennie. Dix-huit meurtres sur son compte officiel. Quasiment le double pour l’officieux. J’ai passé une grande partie de ma carrière à dénicher ce monstre remarquable. Sans succès jusqu’à cette curieuse nuit l’an passé. Son nom est Salazar et je crois, n’ayant pourtant plongé mes yeux dans les siens qu’une unique fois, qu’il s’agit de la personne que je connais le mieux au monde.
Te traquer. Me fuir. Encore et encore. Nous avons appris à construire nos vies avec ce paramètre, n’est-ce pas ?
Bien évidemment, J’ignore ce qu’on est censé connaître d’un ami ou d’un proche, mais au fil du temps, j’ai appris à le cerner. J’ai pu accumuler une multitude d’informations à son sujet. Sa marque de cigarettes préférée ou sa pointure par exemple. Et je connais son goût pour les brunes et les usines abandonnées. C’est pour chasser des types comme ça que je suis entré dans la police. Ils sont intrigants, captivants. Ils élèvent le niveau. J’ai plongé aussitôt et à corps perdu dans le gouffre auquel me vouait cette enquête.
Comment cela pourrait-il finir d’après toi ?
Ses premiers faits d’arme remontent au début de ce siècle qui, comme les autres sans exceptions, nous réservait déjà son lot de violences et d’injustices. Plus Salazar affirmait ses penchants pour la torture et le dépeçage, plus je m’enfonçais dans les méandres d’une investigation épineuse. C’est aussi à cette période que je rencontrai celle qui deviendrait la femme de ma vie, Eléonore. Elle a toujours fait de son mieux pour être compréhensive. Malgré les retards. Malgré les absences. J’étais en charge du dossier qui allait faire de moi un policier respecté et je m’y donnais à fond. Eléonore m’avait offert son amour au premier regard, sans failles, sans exigences, et me permettait de garder l’équilibre. A chaque nouveau cadavre, à chaque nouvelle pression, elle ouvrait ses bras pour que je puisse y trouver un havre de paix. Et les années sont passées.
Tôt ou tard, l’un de nous finira par perdre définitivement. Que restera-t-il au vainqueur si ce n’est la sensation d’un grand vide ?
Quand la petite est venue au monde, cette ordure semblait encore accélérer le rendement. La fatigue et l’angoisse s’insinuaient partout, au bureau comme à la maison. Mes courtes nuits étaient parsemées de rêves noirs et cruels. L’odeur de la mort suintait des pores de ma peau. Le plus préoccupant était la culpabilité de ne pas voir ma fille occuper toutes mes pensées. Je cherchais pourtant à la protéger en cloisonnant au mieux chaque partie de ma vie. Je cherchais en priorité à coincer Salazar en espérant trouver enfin plus de quiétude. Mais bien entendu, cela dévorait tout le reste. Je refusais d’être parasité par les appels d’Eléonore. Quand vous pourchassez un type de ce genre, que vous épluchez les dossiers détaillés d’atrocités, que vous passez en revue des milliers de photographies insupportables de victimes, vous saisissez le mal à l’état pur, son essence même, cette force destructrice et à la fois fascinante. Vous l’imaginez capable de s’abattre sur vous ou sur ceux que vous aimez. Soit vous craquez, soit vous vous endurcissez. Cela tourne à l’obsession. Comment réagir pour une stupide fâcherie, une autre dispute pour un dîner oublié, quand de l’autre côté vous venez de découvrir une nouvelle scène de crime où une adolescente s’est fait lacérer le visage avant même que d’être lestée de son innocence ? Je pensais faire ce qui me semblait juste, mais ce n’est qu’une fois loin des berges que le nageur a plus de chances de se noyer.
Que lui restera-t-il au bout du chemin si ce n’est qu’un océan où rien ne brise l’horizon ?
Salazar se tenait à mes pieds, le dos appuyé contre le muret d’un vieux convoyeur à bande. Il expulsa un crachat rouge de sang tout en soutenant de son regard froid le mien. L’abattoir où nous nous trouvions était devenu en quelques années un repère pour graffeurs et toxicos, une fois les clés mises sous la porte. Je peinais à retrouver mon souffle après mon algarade soudaine, l’ayant surpris dans ses préparatifs, et la course qui s’en suivit, avant notre embardée finale qui nous avait fait dévaler les escaliers de métal jusqu’à la salle des machines. Je le tenais, je le maitrisais enfin de toute ma hauteur. J’ignorais à cet instant-là que j’allais commettre mon erreur la plus terrible. C’était il y a un an.
Il est dit dans le rapport officiel que j’avais recoupé les transcriptions de deux entretiens fournis par des témoins mineurs, séparés de plusieurs années. Un détail intéressant m’avait amené à arpenter chaque soir toutes les vieilles bâtisses en ruine aux alentours de la gare de fret. Il était question d’un son, un sifflement perçant porté par le vent. Celui des trains de transport de marchandises. J’étais dès lors convaincu que je finirais par le débusquer à un moment ou à un autre. Et je le trouvai effectivement un soir où il s’apprêtait à recommencer son cérémonial macabre. Tout cela est vrai. C’est la suite qui, je dois l’avouer, n’est pas exacte. Celle qui explique qu’il a fini par m’échapper tandis que je vidais mon chargeur sur lui, en vain. J’ai menti.
Je pointai mon arme de service droit sur Salazar. Il se releva avec difficulté, prenant appui sur le muret, et essuya son menton d’un revers de main. Le vent soufflait par les carreaux brisés en une stridulation obsédante. Après tout ce temps passé à sa poursuite, que me resterait-il au bout du chemin ? Eléonore avait jeté l’éponge depuis longtemps déjà, et je comprenais sa décision. A l’époque, je n’avais pas cherché à protester. Elle avait embarqué la petite avec elle et j’ai pensé que ça serait mieux comme cela. Elles seraient toutes les deux en sécurité, loin des effluves funèbres qui me suivaient pas à pas. A la suite de quoi, j’avais sombré dans une dépression abyssale, ne me nourrissant que de médicaments arrosés d’alcool. J’étais au plus bas. Plus rien ne me permettait de garder l’équilibre, à l’exception de Salazar. Il était devenu la dernière raison pour moi de me lever le matin. L’acharnement que je mettais à le traquer occupait tout mon esprit. Tout le reste disparaissait. J’avais construit une partie de ma vie autour de lui, et il était le seul à être resté. Quelque part, nous étions liés tous les deux.
Après plus d’une décennie d’enquête, alors que je le tenais en joue, voilà que je me mis à songer au vide qui m’attendait si je sortais vainqueur de notre duel. Eléonore avait recommencé sa vie loin de moi. Ma propre fille me faisait payer mes absences répétées en refusant de me voir. Salazar était la dernière brique solidement maintenue. Le yin et le yang seraient rompus à jamais si je l’expulsais de ma vie en cet instant. Personne ne peut concevoir ce qu’aurait fait le capitaine Achab s’il était sorti victorieux de sa lutte contre Moby Dick. La raison même de son existence, sa volonté et tous ses choix ne dépendaient que d’une chose.
Je ne comprendrai que bien plus tard que j’allais faire le mauvais choix. J’allais détruire toute lumière au fond de moi. Définitivement. Et celle des futures victimes à venir. Cette lumière que je cherchais pourtant à faire briller à mes débuts dans la police. Toute la crasse que j’avais cherché à balayer n’avait fait que voler dans les airs en une poussière de férocité, de perversité et de méchanceté. Et elle était entrée dans mes bronches. Dans mon sang. Mon cœur. Egoïste et noir.
– Te traquer. Me fuir. Encore et encore. Nous y voilà enfin Salazar, tout au bout du chemin. Tu savais que ce moment arriverait… tôt ou tard. Non ? Quand je pense à tout ce que j’ai laissé dernière moi pour te mettre la main dessus.
– C’est bien joli mon pote, mais je ne sais même pas qui tu es, putain !
– Oh, eh bien, tu vas apprendre à me connaître. On va continuer à jouer tous les deux.
Salazar le sadique s’est redressé, une lueur de défi dans les yeux. Dix ans passés à sa poursuite, et il ne savait même pas qui j’étais, ni tout ce que j’avais perdu sur la route. Cela ne pouvait pas finir ainsi. J’ai lentement levé mon arme au dessus de ma tête, en direction des cieux sombres qui nous observaient entre les plaques de tôle disjointes du toit de l’abattoir. Il était hors de question que l’on m’arrache le seul attrait qui donnait du sens à ma chienne de vie. J’étais le capitaine Achab après tout. La chasse se devait de reprendre. Il fallait que je tire en l’air, dans le vide. Le laisser fuir. Si les anges existent, alors j’ai probablement dû en tuer un ou deux.
Je visais le ciel. Salazar est resté interloqué quelques courts instants avant de prendre enfin la fuite. Ce fameux soir, j’imaginais pouvoir me sauver, en évitant de mettre un terme à notre duel et ôter tout intérêt à mon existence, à ma volonté et à mes choix. Ne pas avoir à ressasser tout ce que j’avais gâché. Ne plus songer. A rien.
Si ce n’est à la chasse.
J’étais devenu comme lui.
Salazar sortait à peine de mon champ de vision que je commis l’irréparable. Presser la détente. Et oublier enfin.

Brandan MOULIN

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

Quatrième place 2017 : « Morientis »

Morientis

J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. J’aimerais raconter la faim, le froid, la boue, les hurlements, la peur qui vous tord le ventre, le vacarme qui déforme la tête et fait fuir le sommeil. J’aimerais raconter le courage, la détresse, la douleur, la vaine espérance que tout finira bientôt et qu’il nous sera donné de retrouver la paix d’avant. J’aimerais raconter que rien ni personne n’est à sa place. Que les sons ne sont que des bruits. Rien n’est agréable à entendre. Nous écoutons par obligation. Que les odeurs ne marqueront nos mémoires que pour y faire naître les pires cauchemars. Les gaz, le sang, la poudre, la mort, tout est puanteur. Chaque chose que nous voyons repousse les limites de notre imagination dans l’horreur. Tout ici voudrait effacer jusqu’à notre goût de vivre.
J’aimerais raconter que cette attaque sera la dernière. Que plus jamais le sifflet ne nous lancera hors de la tranchée, troupeau déshumanisé, imbibé de mauvais alcool, refusant de penser que la mitraille peut nous déchirer les entrailles, les obus nous écarteler, courant au devant d’un ennemi qui nous ressemble comme notre reflet. Pauvres types, patriotes exaltés ou simples soldats qui font leur devoir. J’aimerais raconter que nous ne sommes que de la chair à canon. Eux. Nous.
Je voudrais m’assoir près du poêle, un bol de soupe au creux des mains et raconter. Mais je cours, tête baissée, l’arme serrée bien fort dans mon poing, hors d’haleine. Je cours, je me jette à terre, je me relève. Je distingue à travers les gerbes de terre et la fumée étouffante les hordes hurlantes qui veulent ma peau. Je m’aplatis au fond d’un trou pour reprendre mon souffle. Je ne sais même plus si je veux vivre ou mourir. Et puis je les entends, ils sont tout proches à présent. Je les entends aboyer dans cette langue que je ne connais pas mais je comprends que c’est maintenant que je dois choisir. Pour mourir il me suffit d’ôter mon casque et de me relever. Prendre la posture d’un homme, d’un être humain qui refuserait cette orgie de chairs sanguinolentes. Pour vivre, je dois m’abaisser contre la terre. Etre aussi invisible qu’un rat, qu’un vers, qu’une larve. Et relever la tête pour ajuster mon tir.
Où donc est passée ma conscience? Pourquoi laisse-t-elle la place à mon instinct? L’espace d’un instant je vois son visage. Il a le même âge que moi et il porte dans son regard tout le fardeau de l’humanité. Nous sommes lui et moi aussi vieux que la part sombre du monde. Nous sommes l’instrument de la fureur de notre espèce. Tout va très vite. Mon doigt se crispe ici et sa tête éclate là-bas. Son corps s’écroule et mon âme se désintègre.
Je voudrais me souvenir que je n’ai jamais tiré que de petits plombs dans des lièvres que ma mère cuisinait. Mais mes lèvres sont collées à la terre froide et compacte de ce trou d’obus. Sans âme ni humanité désormais, je lève mon arme et je tire. Une épaule qui jaillit. Un genou qui cède. Les cibles s’effondrent et peu à peu le tumulte se calme. Je n’entends plus que les cris déchirants des blessés. Les seuls mots de leur langue que je comprends sont ceux qui implorent la pitié, qui appellent au secours la bienveillance ou la tendresse d’une mère. Ils se mêlent aux appels de mes compatriotes. Etrangers ou maternels, leurs mots sont lacérés par la douleur, étranglés, gargouillants, aigus ou essoufflés. L’incongruité de leur espoir m’arrache un sourire sardonique. On arrive ici humain. Le corps abîmé ou pas, on en repart délesté de la moindre part d’innocence, de rêve ou d’espérance, de la moindre lumière qui pourrait rendre un homme bon.
Je roule sur le dos au moment où j’entends hurler un ordre. D’un bond, je saute de l’autre côté du trou et je rampe pour rejoindre ma tranchée. Hagard, je ne comprends même pas que je me vautre dans de la chair humaine. J’avance. Et puis je croise un regard vide. Son néant m’accroche et m’attire. Je voudrais stopper ce hurlement fou qui jaillit de ma gorge. Que ce souffle de vie formidable relève le cadavre de mon cher camarade allongé dans la boue. Je cherche sa main là où il ne reste plus qu’un amas de viande. Je m’assois. Les sanglots m’étouffent et m’aveuglent. Et puis tout se fige. Je sursaute et mon esprit revient. Mon casque glisse sur mon front et tombe entre mes jambes. En le suivant du regard je découvre mes entrailles qui dégoulinent. La douleur éclate.
Je voudrais oublier le canon qui fume face à moi, à peine à quelques mètres. Les cadavres désarticulés. Les trous. Le paysage désolé. Les barbelés. La frénésie de la mort. L’absurdité de la vie. Mon arme encore serrée dans mon poing. Et puis cette douleur qui me consume sans faire mine de vouloir m’emporter. Le temps qui passe ou qui s’étire. Je n’en ai plus la moindre idée. J’oublie que cet enfer a des frontières puisque désormais il est en moi. Mes jambes ne répondent plus. Mes bras peuvent encore poser l’acier sous mon menton.
Fermer les yeux.
Ne plus écouter.
Ne plus espérer.
Presser la détente.
Et oublier enfin.

Céline PATISSIER

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

Cinquième place 2017 : « En noir sur le tableau blanc »

En noir sur le tableau blanc

J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté.
Ce matin notre professeur de français nous demande ce que signifie cette phrase pour chacun de nous. La tête appuyée sur mon bras, dans le calme de la classe, je lis cette phase écrite en noir sur le tableau blanc, devant moi et je me rappelle le contact froid de la tôle de notre baraque contre ma joue. Je palpai mon bras, puis ma jambe. Je m’étais recroquevillée dans un coin lorsque les coups se sont mis à pleuvoir sur moi. Mon visage était couvert de larmes et de traces sales. Est-il normal de battre un être de cette façon ? Est-il normal d’accepter d’être battue de cette façon ? Non, pas pour moi, plus maintenant et plus jamais. Je me suis levée, les membres douloureux, et je suis sortie habitée d’une haine profonde « il faut que je la tue, il faut que je me calme ». J’ai marché dans le noir le long des baraques faites de planches et de tôles, je suis allée dans les palétuviers, j’avais mal aux pieds à cause des coups et l’eau de mer n’arrangeait rien. Je m’imaginais lui fracassant la tête avec une pierre ou la poignardant de plusieurs coups de couteau pendant son sommeil. Assise sur les racines des palétuviers dans le noir, les pieds dans l’eau, je décidai de mettre mon plan à exécution pour me libérer d’elle.
Chaque vendredi soir, elle rentrait vers 23 heures, elle avait assez bu pour empester l’alcool à des kilomètres mais pas assez pour tomber dans son lit et dormir jusqu’au matin. Une fois par semaine elle se souvenait de moi, de son corps qu’elle détestait depuis 16 ans, de l’enfant qu’elle avait eu au cours d’une soirée qui avait mal tourné. Alors les coups pleuvaient sur moi et mon monde se transformait en enfer, pour qu’elle puisse se détester encore plus et détester sa vie. Mais malgré les douleurs, la peur n’était plus présente en moi depuis bien trop longtemps.
Elle avait l’habitude de prendre sa douche au jet d’eau froide dans un cabanon derrière notre baraque quelle que soit l’heure. Ce soir-là je suis passée devant elle et je l’ai fixée longuement pendant qu’elle se changeait. Elle a levé les yeux, elle m’a vue et j’ai senti sa haine que l’alcool ne retenait plus, elle m’a traitée de salope, elle a craché dans ma direction. Je suis partie en courant pour m’enfoncer dans les palétuviers, je savais exactement ce que je faisais et où j’allais, j’avais répété cette course plusieurs fois. Elle était derrière moi, me maudissant toujours plus. Mes pieds s’enfonçaient dans la vase, je me rattrapais aux racines et aux branches comme je pouvais, combien de fois j’avais couru me cacher ici pour lui échapper, je la sentais qui respirait de rage, je ralentis ma course pour la laisser se rapprocher de moi. J’ai enfin atteint la terre ferme. Je courais en suivant un petit chemin, griffée par les branches de faux-mimosa et d’arbustes, puis je suis arrivée au bord de la falaise et je me suis retournée vers elle, dos au vide. Elle s’est arrêtée à 2 mètres de moi essoufflée, un sourire de vainqueur aux lèvres, elle m’a dit « tu ne fais plus la maline petite salope, je vais te montrer qui je suis et peut-être qu’après tu vas te tirer d’ici », elle avait pris l’habitude de me battre avec ses poings, de me cogner pour se soulager, j’ai senti qu’elle se préparait, j’ai vu son visage se transformer pour ne devenir que la partie sombre d’elle. Lentement j’ai sorti de la poche de ma veste le pistolet que j’avais pris chez Mati, mon meilleur ami le petit caïd du quartier et je l’ai pointé vers elle sans dire un mot. Son sourire a disparu. Je me suis approchée d’elle, l’arme la menaçant toujours. Elle essayait de s’éloigner de moi en faisant des petits pas de côté, son corps tremblait, j’entendais ses dents claquer, je ne savais pas si c’était la peur, le froid ou sa haine toujours plus forte. Nous nous sommes retrouvées elle près du vide et moi à sa place. J’ai fait quelques pas dans sa direction et dans son regard j’ai lu plus que de la peur. Alors j’ai tiré un coup, un seul coup qui résonne encore et encore dans mes oreilles, elle a crié et je l’ai vue tomber dans le vide. Je me suis approchée et je l’ai regardée, je ne voyais pas son visage seulement la forme de son corps sans vie, ses bras et ses jambes n’avaient pas une position normale. Des larmes ont coulé sur mon visage, j’ai rangé l’arme dans la poche de ma veste, j’ai tourné le dos à la falaise et je suis rentrée dans notre baraque. J’ai fermé la porte à clef de peur qu’elle ne revienne puis je me suis blottie dans mon lit, ma couverture sur moi, la tête sous mon oreiller, les jambes repliées et j’ai pleuré, j’ai pleuré jusqu’à en être épuisée.
Le lendemain son corps a été retrouvé sur les rochers. Certains disent qu’ils ont entendu un coup de feu tard dans la nuit, d’autres pensent que les enfants jouaient avec des pétards. Moi je sais que la peur l’a fait sauter dans le vide, jamais je n’aurais laissé une balle dans son corps, une preuve contre moi, jamais je ne l’aurais laissée m’enfermer dans un autre enfer, celui de la prison. Un policier est venu me voir accompagné d’une assistante sociale, ils m’ont dit qu’elle avait glissé dans le noir, les analyses ont montré qu’elle avait beaucoup bu, ils m’ont expliqué avec beaucoup de gentillesse que j’allais dormir dans une maison d’accueil pendant quelques temps. Malgré les griffures, les marques sur mes bras sur mes jambes et mon visage ravagé par les larmes, personne n’a vu en moi une coupable. Chacun savait que le vendredi soir était un jour triste dans notre baraque.
Je suis allée à son enterrement, je voulais lui dire un dernier adieu et lui dire que je lui pardonnais pour la vie qu’elle m’avait donnée puisque je lui avais pris la sienne. Mais je veux me souvenir qu’elle avait été une mauvaise mère. Je sais que je garderai en moi pour toujours ce terrible secret : j’ai tué ma mère.
Une larme a coulé sur ma joue j’ai baissé la tête, je l’ai essuyée avec ma main puis j’ai regardé la phrase sur le tableau blanc de ma classe et avec un stylo rouge j’ai écrit sur mon cahier :
Presser la détente. Et oublier enfin

Yvana HERMANT

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés

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