Salazar
J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. L’assaut du froid cinglant qui se heurte à l’immobilisme d’une vieille carcasse. Les mille pensées noires qui, jour après jour, tombent sur nos épaules comme une pluie venimeuse. Des épaules déjà trop lasses qui n’en finissent plus de s’abaisser, de se pencher vers la terre grasse, nuit après nuit. J’aimerais raconter ce qui s’est passé ce fameux soir, il y a de cela un an. Ce qui s’est réellement passé. La stricte vérité. Celle que j’ai enfouie au fond de moi, celle que j’ai laissé infuser trop longtemps et qui a fini par ronger la pauvre part de lumière que j’essayais, tant bien que mal, d’abriter.
Quelque part, d’une manière étrange, nous sommes liés tous les deux…
Son nom est Salazar. Salazar le sadique. Il dessine au couteau des sourires éclatants à ses victimes. Il lui arrive à l’occasion d’en pendre par la langue, dévêtues et lardées d’entailles savamment pratiquées. Peu importe la manière de procéder, c’est toujours un spectacle ignoble qui incommode jusqu’à nos médecins légistes. Mettre en scène l’épouvantable, en une étrange œuvre nauséabonde, voilà sa signature. C’est un tueur unique en son genre, impénétrable, futé, maniaque et… libre comme l’air. Libre d’agir comme bon lui semble depuis plus d’une décennie. Dix-huit meurtres sur son compte officiel. Quasiment le double pour l’officieux. J’ai passé une grande partie de ma carrière à dénicher ce monstre remarquable. Sans succès jusqu’à cette curieuse nuit l’an passé. Son nom est Salazar et je crois, n’ayant pourtant plongé mes yeux dans les siens qu’une unique fois, qu’il s’agit de la personne que je connais le mieux au monde.
Te traquer. Me fuir. Encore et encore. Nous avons appris à construire nos vies avec ce paramètre, n’est-ce pas ?
Bien évidemment, J’ignore ce qu’on est censé connaître d’un ami ou d’un proche, mais au fil du temps, j’ai appris à le cerner. J’ai pu accumuler une multitude d’informations à son sujet. Sa marque de cigarettes préférée ou sa pointure par exemple. Et je connais son goût pour les brunes et les usines abandonnées. C’est pour chasser des types comme ça que je suis entré dans la police. Ils sont intrigants, captivants. Ils élèvent le niveau. J’ai plongé aussitôt et à corps perdu dans le gouffre auquel me vouait cette enquête.
Comment cela pourrait-il finir d’après toi ?
Ses premiers faits d’arme remontent au début de ce siècle qui, comme les autres sans exceptions, nous réservait déjà son lot de violences et d’injustices. Plus Salazar affirmait ses penchants pour la torture et le dépeçage, plus je m’enfonçais dans les méandres d’une investigation épineuse. C’est aussi à cette période que je rencontrai celle qui deviendrait la femme de ma vie, Eléonore. Elle a toujours fait de son mieux pour être compréhensive. Malgré les retards. Malgré les absences. J’étais en charge du dossier qui allait faire de moi un policier respecté et je m’y donnais à fond. Eléonore m’avait offert son amour au premier regard, sans failles, sans exigences, et me permettait de garder l’équilibre. A chaque nouveau cadavre, à chaque nouvelle pression, elle ouvrait ses bras pour que je puisse y trouver un havre de paix. Et les années sont passées.
Tôt ou tard, l’un de nous finira par perdre définitivement. Que restera-t-il au vainqueur si ce n’est la sensation d’un grand vide ?
Quand la petite est venue au monde, cette ordure semblait encore accélérer le rendement. La fatigue et l’angoisse s’insinuaient partout, au bureau comme à la maison. Mes courtes nuits étaient parsemées de rêves noirs et cruels. L’odeur de la mort suintait des pores de ma peau. Le plus préoccupant était la culpabilité de ne pas voir ma fille occuper toutes mes pensées. Je cherchais pourtant à la protéger en cloisonnant au mieux chaque partie de ma vie. Je cherchais en priorité à coincer Salazar en espérant trouver enfin plus de quiétude. Mais bien entendu, cela dévorait tout le reste. Je refusais d’être parasité par les appels d’Eléonore. Quand vous pourchassez un type de ce genre, que vous épluchez les dossiers détaillés d’atrocités, que vous passez en revue des milliers de photographies insupportables de victimes, vous saisissez le mal à l’état pur, son essence même, cette force destructrice et à la fois fascinante. Vous l’imaginez capable de s’abattre sur vous ou sur ceux que vous aimez. Soit vous craquez, soit vous vous endurcissez. Cela tourne à l’obsession. Comment réagir pour une stupide fâcherie, une autre dispute pour un dîner oublié, quand de l’autre côté vous venez de découvrir une nouvelle scène de crime où une adolescente s’est fait lacérer le visage avant même que d’être lestée de son innocence ? Je pensais faire ce qui me semblait juste, mais ce n’est qu’une fois loin des berges que le nageur a plus de chances de se noyer.
Que lui restera-t-il au bout du chemin si ce n’est qu’un océan où rien ne brise l’horizon ?
Salazar se tenait à mes pieds, le dos appuyé contre le muret d’un vieux convoyeur à bande. Il expulsa un crachat rouge de sang tout en soutenant de son regard froid le mien. L’abattoir où nous nous trouvions était devenu en quelques années un repère pour graffeurs et toxicos, une fois les clés mises sous la porte. Je peinais à retrouver mon souffle après mon algarade soudaine, l’ayant surpris dans ses préparatifs, et la course qui s’en suivit, avant notre embardée finale qui nous avait fait dévaler les escaliers de métal jusqu’à la salle des machines. Je le tenais, je le maitrisais enfin de toute ma hauteur. J’ignorais à cet instant-là que j’allais commettre mon erreur la plus terrible. C’était il y a un an.
Il est dit dans le rapport officiel que j’avais recoupé les transcriptions de deux entretiens fournis par des témoins mineurs, séparés de plusieurs années. Un détail intéressant m’avait amené à arpenter chaque soir toutes les vieilles bâtisses en ruine aux alentours de la gare de fret. Il était question d’un son, un sifflement perçant porté par le vent. Celui des trains de transport de marchandises. J’étais dès lors convaincu que je finirais par le débusquer à un moment ou à un autre. Et je le trouvai effectivement un soir où il s’apprêtait à recommencer son cérémonial macabre. Tout cela est vrai. C’est la suite qui, je dois l’avouer, n’est pas exacte. Celle qui explique qu’il a fini par m’échapper tandis que je vidais mon chargeur sur lui, en vain. J’ai menti.
Je pointai mon arme de service droit sur Salazar. Il se releva avec difficulté, prenant appui sur le muret, et essuya son menton d’un revers de main. Le vent soufflait par les carreaux brisés en une stridulation obsédante. Après tout ce temps passé à sa poursuite, que me resterait-il au bout du chemin ? Eléonore avait jeté l’éponge depuis longtemps déjà, et je comprenais sa décision. A l’époque, je n’avais pas cherché à protester. Elle avait embarqué la petite avec elle et j’ai pensé que ça serait mieux comme cela. Elles seraient toutes les deux en sécurité, loin des effluves funèbres qui me suivaient pas à pas. A la suite de quoi, j’avais sombré dans une dépression abyssale, ne me nourrissant que de médicaments arrosés d’alcool. J’étais au plus bas. Plus rien ne me permettait de garder l’équilibre, à l’exception de Salazar. Il était devenu la dernière raison pour moi de me lever le matin. L’acharnement que je mettais à le traquer occupait tout mon esprit. Tout le reste disparaissait. J’avais construit une partie de ma vie autour de lui, et il était le seul à être resté. Quelque part, nous étions liés tous les deux.
Après plus d’une décennie d’enquête, alors que je le tenais en joue, voilà que je me mis à songer au vide qui m’attendait si je sortais vainqueur de notre duel. Eléonore avait recommencé sa vie loin de moi. Ma propre fille me faisait payer mes absences répétées en refusant de me voir. Salazar était la dernière brique solidement maintenue. Le yin et le yang seraient rompus à jamais si je l’expulsais de ma vie en cet instant. Personne ne peut concevoir ce qu’aurait fait le capitaine Achab s’il était sorti victorieux de sa lutte contre Moby Dick. La raison même de son existence, sa volonté et tous ses choix ne dépendaient que d’une chose.
Je ne comprendrai que bien plus tard que j’allais faire le mauvais choix. J’allais détruire toute lumière au fond de moi. Définitivement. Et celle des futures victimes à venir. Cette lumière que je cherchais pourtant à faire briller à mes débuts dans la police. Toute la crasse que j’avais cherché à balayer n’avait fait que voler dans les airs en une poussière de férocité, de perversité et de méchanceté. Et elle était entrée dans mes bronches. Dans mon sang. Mon cœur. Egoïste et noir.
– Te traquer. Me fuir. Encore et encore. Nous y voilà enfin Salazar, tout au bout du chemin. Tu savais que ce moment arriverait… tôt ou tard. Non ? Quand je pense à tout ce que j’ai laissé dernière moi pour te mettre la main dessus.
– C’est bien joli mon pote, mais je ne sais même pas qui tu es, putain !
– Oh, eh bien, tu vas apprendre à me connaître. On va continuer à jouer tous les deux.
Salazar le sadique s’est redressé, une lueur de défi dans les yeux. Dix ans passés à sa poursuite, et il ne savait même pas qui j’étais, ni tout ce que j’avais perdu sur la route. Cela ne pouvait pas finir ainsi. J’ai lentement levé mon arme au dessus de ma tête, en direction des cieux sombres qui nous observaient entre les plaques de tôle disjointes du toit de l’abattoir. Il était hors de question que l’on m’arrache le seul attrait qui donnait du sens à ma chienne de vie. J’étais le capitaine Achab après tout. La chasse se devait de reprendre. Il fallait que je tire en l’air, dans le vide. Le laisser fuir. Si les anges existent, alors j’ai probablement dû en tuer un ou deux.
Je visais le ciel. Salazar est resté interloqué quelques courts instants avant de prendre enfin la fuite. Ce fameux soir, j’imaginais pouvoir me sauver, en évitant de mettre un terme à notre duel et ôter tout intérêt à mon existence, à ma volonté et à mes choix. Ne pas avoir à ressasser tout ce que j’avais gâché. Ne plus songer. A rien.
Si ce n’est à la chasse.
J’étais devenu comme lui.
Salazar sortait à peine de mon champ de vision que je commis l’irréparable. Presser la détente. Et oublier enfin.
Brandan MOULIN
Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés