Pas de bol !
Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Il referma mollement le journal en secouant la tête. Il lisait rarement les périodiques, ne regardait pas la télé, fuyait les informations. Il fut un temps où tout cela l’intéressait. Mais ce temps était révolu, et les médias, désormais, l’effrayaient. Aujourd’hui plus qu’hier, et bien moins que demain, aurait soufflé Rosemonde Gérard d’un autre Monde.
Ghjacumu rejeta l’amas de papier et essuya une larme du revers de la main. Il regarda avec nostalgie l’ardoise fixée au-dessus du bar. Les arabesques majestueuses apposées à la craie rappelaient encore la présence de sa mère, morte en début de semaine. Il se dit qu’elle était mieux là-haut, aux côtés de son mari, enterré le mois précédent. Décidément, il commençait à y avoir du monde, là-haut. Ses parents, son frère Marcel. Sa sœur Hortense. Le cousin Issam. L’oncle Barnabé, la tante Solange… Ghjacumu ne comprenait pas pourquoi le sort s’acharnait sur les siens. Le cousin Issam était mort sur la route, au volant de sa voiture. Ghjacumu la lui avait prêtée. Une sortie de route, un saut dans la falaise, non loin de l’Île Rousse. Les freins avaient lâché. Tué sur le coup. Barnabé, lui, c’était l’échelle. La grande échelle que Ghjacumu entreposait avec soin dans le grenier. Un barreau cassé, six mètres de chute, la nuque brisée. Et dire que c’aurait dû être lui, il devait monter sur le toit remplacer une tuile, mais Barnabé en avait eu besoin avant. Et Marcel… Son frère avait avalé une amanite phalloïde. Ils étaient allés aux champignons, et Dieu sait qu’ils s’y connaissaient, tous les deux, en champignons. Les amanites, ils les reconnaissaient les yeux fermés, rien qu’à l’odeur. Normalement, c’était Ghjacumu qui devait récupérer la récolte, une fois sur deux, chacun son tour, mais après l’apéro à la maison, Marcel avait insisté pour prendre le panier, il devait recevoir du monde… Et puis sa mère, avalant une guêpe enfermée dans une bouteille de soda qu’il aurait dû boire, lui, Ghjacumu. La liste était longue…
A chaque fois, le sort avait désigné un autre que Ghjacumu. Les flics auraient pu trouver ça louche, si Ghjacumu n’avait pas été l’homme riche de la famille, le millionnaire, le seul qui n’avait rien à gagner à ce que les autres meurent. Quel autre mobile pourrait-il avoir, franchement ? Il ne jalousait personne, il aimait la vie, les gens, la nature… Un peu simplet, disaient de lui les mauvaises langues. Oh ça, les persiflages, il les entendait. Il savait qu’il n’était pas quelqu’un de brillant, mais, dans cette vie, fallait-il être brillant pour être heureux ?
Il enfonça la tête dans ses mains. Dieu lui en voulait-Il de n’être pas plus intelligent ? D’être riche ? Mais alors, pourquoi lui avait-Il fait gagner tous ces millions au loto ? Il se ressaisit. Il le fallait. Il restait encore Mélissa, il devait impérativement la préserver. Depuis quelques temps, il ne lui confiait plus ses peurs, ne lui parlait plus des morts qui jonchaient sa route. Qui sait si Dieu n’avait pas un plan pour elle ? En sortant du bar, il se dirigea à l’angle de la rue Marsan pour y prendre son vélo. Il s’arrêta net. Son biclou avait disparu. Ne restait que le cadenas, au pied du panneau de signalisation. Il prit l’objet dans ses mains. Le sort s’acharnait sur lui, encore, toujours. Il sortit son téléphone pour appeler Mélissa, se ravisa. Ne pas l’angoisser. Il se débrouillerait pour rentrer, il rachèterait un autre vélo. Il ne devait pas la tourmenter. Elle était si fragile, souvent alitée. Ah, Saleté de maladie !
Ghjacomino hésita à tendre le pouce pour faire du stop, défaut de celui qui s’est trop déplacé par ses propres moyens durant sa jeunesse. Repensa à tout cet argent sur son compte, se dit qu’un taxi lui ferait gagner du temps. Il fallait qu’il prenne ces automatismes de gens riches.
Deux kilomètres plus loin, le conducteur ralentit. Ghjacumu leva la tête. « Un accident, s’exaspéra le conducteur. Encore un as du volant qui a fait des siennes avec sa grosse cylindrée. Ah non… rectifia l’homme, c’est un cycliste ». Il ralentit au passage. Il y avait le SAMU, la police et tout un attroupement de curieux. Un corps au sol que l’on essayait de réanimer. Du sang sur la chaussée. Trois mètres plus loin, un vélo en aussi piteux état que le cycliste. Ghjacumu colla sa tête à la vitre, interdit. Il tambourina au carreau.
-Ralentissez ! Baissez la vitre !
C’était son vélo. Le vélo qu’on lui avait piqué. Il en était certain. Il l’avait fait repeindre selon ses envies. La voiture roulait quasiment à l’arrêt. Il saisit des bribes de conversation. Paraît que les freins ont lâché. Il avait tout juste vingt ans… Son vélo. Aucun doute, c’était son vélo…
Arrivé chez lui, Ghjacumu descendit du véhicule, hagard.
-Gardez la monnaie, fit-il en tendant un billet de cinquante euros.
-Monsieur, est-ce que tout va bien ?
Il hocha la tête sans se retourner. Sa vie ne tenait qu’à un fil qui n’allait pas tarder à casser. Dieu ne lui laisserait pas de répit, il devait payer pour tous ces millions gagnés.
Mélissa regarda sa montre. Une heure de retard. Elle se prit à espérer. Elle s’était même mise à prier. Pourtant, l’Eglise, Dieu et tout le reste, ce n’était pas son truc. Mais à force de constater ces enchaînements improbables, elle s’était dit qu’il devait bien y avoir quelqu’un, là-haut, qui tirait des ficelles. Ghjacumu n’était pas un homme très intelligent, assez quelconque d’apparence, un homme aussi inoffensif qu’insignifiant. Il prenait soin d’elle avec un entêtement parfois touchant. Comme cette façon de la préserver depuis tout ce temps, lui cachant les morts qui accompagnaient désormais leur vie. Et lui, toujours sur pied, toujours vivant. Ironie du sort, voilà qu’il les enterrait les uns après les autres, tous prenaient sa place à tour de rôle, comme dans une pièce de mauvais goût. Ghjacumu était en retard, c’était inhabituel pour lui. Les routes de Corse étaient si dangereuses. Il aimait le vélo, n’entretenait jamais son biclou. Avec les vents maritimes porteurs d’iode, la rouille rongeait si rapidement les pièces métalliques… Des freins qui lâchent, une sortie de route…
Même les flics qui s’étaient penchés sur leur cas avaient pris peur. Deux agents de la fonction publique étaient morts la nuit dans un incendie. La malchance. Le destin, dira-t-on.
Un crissement de voiture dans l’allée la sortit de ses pensées. Les gendarmes venant lui annoncer la triste nouvelle. Elle alla à la fenêtre. Ghjacumu. En pleine forme.
A vingt heures, une amie, Antonia, s’assit à leur table pour partager leur repas. Deux heures plus tard, Ghjacumu et leur invitée étaient complètement ivres. Mélissa se leva doucement, alla dans la cuisine chercher les bougies, c’était l’heure du gâteau. Tu aimes, les tartes à la fraise, hein, mon Ghjacumu ?.. Elle avança l’escabeau contre le placard et monta dessus. Un barreau craqua, elle perdit l’équilibre. Dans sa chute, elle entraîna le couteau de boucher en équilibre sur le plan de travail. La lame effilée s’enfonça comme dans du beurre. Elle ne sentit presque rien, elle n’en eut pas le temps. Tout s’était passé si vite. Elle hurla de rage. Elle avait oublié ce foutu barreau, desserré le mois dernier.
Tout avait été ficelé, elle avait prévu le meurtre parfait. Elle avait invité une amie à dîner. Ghjacumu avait des dizaines de milliers d’euros cachés sous un matelas. Mobile suffisant pour l’invitée, retrouvée morte près de Ghjacumu. Deux corps poignardés. Mélissa, seule survivante, aurait invoqué la légitime défense. Elle avait mis la table, ouvert une bouteille de champagne. Elle les avait saoulés, l’alcool aurait justifié le dérapage incontrôlé.
La rage avait envahi ses entrailles, au retour de Ghjacumu dans l’après-midi. Une colère profonde, incontrôlable. Elle s’était pourtant occupée des freins du vélo. Mais non, il était encore en vie. Alors elle avait attendu le soir. Le poignarder de ses propres mains. Elle n’en pouvait plus de ses stratagèmes vains. Le meurtre aurait été maquillé en cambriolage. Elle avait eu le reste de l’après-midi pour préméditer un meurtre à la Hitchcock.
Les flics, elle n’y était pour rien. Par contre, les autres… Le barreau d’échelle limé, les freins de voiture desserrés, la jeune amanite jetée dans le panier, le bouchon de gaz dévissé… Comme par miracle, un autre prenait la place de Ghjacumu. Elle était l’unique héritière. Ils n’avaient pas d’enfants, elle avait toujours pris la pilule sans le lui dire. Elle faisait déjà son devoir conjugal de temps à autre, le plus rarement possible. Sa maladie imaginaire servant de prétexte à y échapper la plupart du temps. Et chaque fois, elle se disait que ce n’était qu’une question de jour. Avant de mourir, elle vit Ghjacumu se lever, sa tête de simplet, cet imbécile qui s’en sortait toujours. Heureux les pauvres en esprit… maudit-elle en emportant dans sa mort le visage de cet homme qu’elle avait toujours détesté. Puis l’image disparut.
Benoît CHAUVET
Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés