Sonnet à Annie


J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté.
– Je vous écoute.
– Vous vous foutez de moi…
– Pas du tout. Vous vous trouvez méchant ?
– Oui, mais vous aussi. Tout le monde.
– Vous pourriez me dire pourquoi ?

Cela ne faisait qu’un quart d’heure. Chaque séance durait quarante-cinq minutes. Il était arrivé que le docteur Bourigeaud s’endormît sur son carnet, mais avec des patients comme Petitdidier il fallait se tenir. L’analyste résistait au sommeil en arrangeant des alexandrins sans L sur la moitié droite de son bloc-notes.

J’ai marché sur des terres autrement arides
Sans croiser de visage ni de vie ni d’herbe
J’ai cherché des sons creux dans des parois de verbes
Tout partout sonnait dense, tout autour était vide.

Petitdidier, lui, s’écoutait parler :
– Il y avait des jours sans musique. D’ailleurs c’est arrivé un jour sans musique. Ou plutôt, il faudrait dire qu’une basse continue avait joué depuis le matin et que j’avais oublié de l’écouter. Mais vous, docteur, vous roulez en Picasso et vous avez sûrement votre petite idée sur la morale, donc je ne vois même pas pourquoi on m’oblige à vous voir.

Bourigeaud, qui n’avait rien écouté, eut une sueur froide. Cette histoire de sonnet finirait par le foutre dedans. Il trouva à relancer la machine :
– Je vois là deux pistes qui s’ouvrent. Dites-moi d’abord ce qu’induit pour vous que je roule en Picasso.

Le psy gagnait là de quoi rejoindre le prochain hémistiche. Rasséréné, il fit un peu grincer le rotin sous ses fessiers moulus. Son regard croisa le canon du semi-automatique qui lui servait de briquet. Un cadeau à la con d’un copain, échelle 1/2. Bourigeaud conservait sur sa table le petit objet en manière de déclaration liminaire aux analysants : Ici on pratique l’humour. Il avait tout de même été un peu gêné lorsque Petitdidier, frottant encore ses robustes poignets rouges et douloureux, avait été introduit la première fois par les policiers qui l’escortaient et que les yeux du quinqua s’étaient plantés sur son sous-main cuir-bouteille à liséré d’or, à ça du pistolet factice. L’expression sur le visage de Petitdidier n’avait pas changé. Les ilots de son regard polaire étaient demeurés fixes. Toujours son blanc d’œil maintenait l’iris à bonne distance des paupières. Il était comme ça. L’air toujours un peu halluciné. Flingue sur la table ou pas. Bourigeaud avait dû l’avouer à son propre analyste, il avait oublié de ranger le pistolet avant l’arrivée de Petitdidier. Un temps ils avaient ensemble cherché pourquoi…

Mais je n’avais rien vu qui fût comme ces rides
Où se bornent muets tes sourires acerbes.
Rien de si froid ni sec, et qui défie, superbe,
Mon cœur et ma raison. Et prends garde qu’aux ides

Cette main qui tant t’aime ne s’avance armée

– Vous dormez ?
– Non j’écoute.
– Alors ? Vous avez déjà conduit quelque chose comme une Maserati ?
– Non…
– Quand le toit s’est ouvert – et Dieu sait si j’avais déjà conduit sans le toit – il m’a semblé d’un coup que mes pensées s’envolaient comme les feuillets d’un écrivain à la terrasse d’un grand hôtel normand.
– Alors comment vous expliquez que cette fois-là en particulier votre boîte crânienne s’ouvre simultanément à votre toit ?
– J’avais pris ma décision au sujet d’Annie. Il suffisait de se pencher sur ma boîte crânienne pour le lire. Je conduisais, vous voyez, à tombeau ouvert et l’œil était dans le tombeau.
– Oui, donc, c’est ça…
– De quoi ?
– Vous dites, “l’œil était dans le tombeau” : vous éprouvez désormais de la culpabilité.
– Oui, c’est nouveau. Mais je voudrais bien finir sur ce que je disais. Si j’y repense, je crois que le temps, pendant ces minutes, s’est étiré. J’ai subdivisé chaque seconde à la manière de Zénon. Je suis devenu le familier de ces minutes sur la route. Je les ai parcourues comme on flâne en forêt. Je dirais même qu’il m’a peut-être été possible en certains instants de remonter le temps tant celui-ci s’écoula lentement pendant ces quelques kilomètres jusque chez elle.

C’était reparti. Cette fois-ci, Bourigeaud irait au bout. Ce qui nous faisait :

Et prends garde qu’aux ides

Cette main qui tant t’aime ne s’avance armée
Et n’écarte avec un canon froid ces ramées
Sous quoi vous vous endormez sans ni soif ni faim.

– Vous comprenez, demanda Petitdidier.
Décidément on ne pouvait pas être tranquille. Bourigeaud s’en sortit comme suit :
– Est-ce que le pistolet faisait partie de la panoplie ?
– Vous voulez dire ?
– Avec la Maserati, vos airs d’écrivain ou de détective privé. Je veux dire, le flingue, la bagnole, la littérature, la femme fatale sur qui le piège se referme… Vous aimiez ça, non ?
– Elle était méchante et j’étais devenu froid. Puis j’ai été méchant et la voilà froide à son tour. Le pistolet était dans la boîte à gant. Vous avez raison, ça avait de la gueule.

Heure infinitive qui vient avant ta mort :
Te haïr et t’aimer et t’admirer encore
Et presser la détente et oublier enfin.

Et merde, deux L d’un coup, pensa Bourigeaud.

– On va s’arrêter là pour aujourd’hui.

Pierre CREZE

Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés