En noir sur le tableau blanc
– J’aimerais raconter le vent qui mugit dans l’acier, et puis notre méchanceté. –
Ce matin notre professeur de français nous demande ce que signifie cette phrase pour chacun de nous. La tête appuyée sur mon bras, dans le calme de la classe, je lis cette phase écrite en noir sur le tableau blanc, devant moi et je me rappelle le contact froid de la tôle de notre baraque contre ma joue. Je palpai mon bras, puis ma jambe. Je m’étais recroquevillée dans un coin lorsque les coups se sont mis à pleuvoir sur moi. Mon visage était couvert de larmes et de traces sales. Est-il normal de battre un être de cette façon ? Est-il normal d’accepter d’être battue de cette façon ? Non, pas pour moi, plus maintenant et plus jamais. Je me suis levée, les membres douloureux, et je suis sortie habitée d’une haine profonde « il faut que je la tue, il faut que je me calme ». J’ai marché dans le noir le long des baraques faites de planches et de tôles, je suis allée dans les palétuviers, j’avais mal aux pieds à cause des coups et l’eau de mer n’arrangeait rien. Je m’imaginais lui fracassant la tête avec une pierre ou la poignardant de plusieurs coups de couteau pendant son sommeil. Assise sur les racines des palétuviers dans le noir, les pieds dans l’eau, je décidai de mettre mon plan à exécution pour me libérer d’elle.
Chaque vendredi soir, elle rentrait vers 23 heures, elle avait assez bu pour empester l’alcool à des kilomètres mais pas assez pour tomber dans son lit et dormir jusqu’au matin. Une fois par semaine elle se souvenait de moi, de son corps qu’elle détestait depuis 16 ans, de l’enfant qu’elle avait eu au cours d’une soirée qui avait mal tourné. Alors les coups pleuvaient sur moi et mon monde se transformait en enfer, pour qu’elle puisse se détester encore plus et détester sa vie. Mais malgré les douleurs, la peur n’était plus présente en moi depuis bien trop longtemps.
Elle avait l’habitude de prendre sa douche au jet d’eau froide dans un cabanon derrière notre baraque quelle que soit l’heure. Ce soir-là je suis passée devant elle et je l’ai fixée longuement pendant qu’elle se changeait. Elle a levé les yeux, elle m’a vue et j’ai senti sa haine que l’alcool ne retenait plus, elle m’a traitée de salope, elle a craché dans ma direction. Je suis partie en courant pour m’enfoncer dans les palétuviers, je savais exactement ce que je faisais et où j’allais, j’avais répété cette course plusieurs fois. Elle était derrière moi, me maudissant toujours plus. Mes pieds s’enfonçaient dans la vase, je me rattrapais aux racines et aux branches comme je pouvais, combien de fois j’avais couru me cacher ici pour lui échapper, je la sentais qui respirait de rage, je ralentis ma course pour la laisser se rapprocher de moi. J’ai enfin atteint la terre ferme. Je courais en suivant un petit chemin, griffée par les branches de faux-mimosa et d’arbustes, puis je suis arrivée au bord de la falaise et je me suis retournée vers elle, dos au vide. Elle s’est arrêtée à 2 mètres de moi essoufflée, un sourire de vainqueur aux lèvres, elle m’a dit « tu ne fais plus la maline petite salope, je vais te montrer qui je suis et peut-être qu’après tu vas te tirer d’ici », elle avait pris l’habitude de me battre avec ses poings, de me cogner pour se soulager, j’ai senti qu’elle se préparait, j’ai vu son visage se transformer pour ne devenir que la partie sombre d’elle. Lentement j’ai sorti de la poche de ma veste le pistolet que j’avais pris chez Mati, mon meilleur ami le petit caïd du quartier et je l’ai pointé vers elle sans dire un mot. Son sourire a disparu. Je me suis approchée d’elle, l’arme la menaçant toujours. Elle essayait de s’éloigner de moi en faisant des petits pas de côté, son corps tremblait, j’entendais ses dents claquer, je ne savais pas si c’était la peur, le froid ou sa haine toujours plus forte. Nous nous sommes retrouvées elle près du vide et moi à sa place. J’ai fait quelques pas dans sa direction et dans son regard j’ai lu plus que de la peur. Alors j’ai tiré un coup, un seul coup qui résonne encore et encore dans mes oreilles, elle a crié et je l’ai vue tomber dans le vide. Je me suis approchée et je l’ai regardée, je ne voyais pas son visage seulement la forme de son corps sans vie, ses bras et ses jambes n’avaient pas une position normale. Des larmes ont coulé sur mon visage, j’ai rangé l’arme dans la poche de ma veste, j’ai tourné le dos à la falaise et je suis rentrée dans notre baraque. J’ai fermé la porte à clef de peur qu’elle ne revienne puis je me suis blottie dans mon lit, ma couverture sur moi, la tête sous mon oreiller, les jambes repliées et j’ai pleuré, j’ai pleuré jusqu’à en être épuisée.
Le lendemain son corps a été retrouvé sur les rochers. Certains disent qu’ils ont entendu un coup de feu tard dans la nuit, d’autres pensent que les enfants jouaient avec des pétards. Moi je sais que la peur l’a fait sauter dans le vide, jamais je n’aurais laissé une balle dans son corps, une preuve contre moi, jamais je ne l’aurais laissée m’enfermer dans un autre enfer, celui de la prison. Un policier est venu me voir accompagné d’une assistante sociale, ils m’ont dit qu’elle avait glissé dans le noir, les analyses ont montré qu’elle avait beaucoup bu, ils m’ont expliqué avec beaucoup de gentillesse que j’allais dormir dans une maison d’accueil pendant quelques temps. Malgré les griffures, les marques sur mes bras sur mes jambes et mon visage ravagé par les larmes, personne n’a vu en moi une coupable. Chacun savait que le vendredi soir était un jour triste dans notre baraque.
Je suis allée à son enterrement, je voulais lui dire un dernier adieu et lui dire que je lui pardonnais pour la vie qu’elle m’avait donnée puisque je lui avais pris la sienne. Mais je veux me souvenir qu’elle avait été une mauvaise mère. Je sais que je garderai en moi pour toujours ce terrible secret : j’ai tué ma mère.
Une larme a coulé sur ma joue j’ai baissé la tête, je l’ai essuyée avec ma main puis j’ai regardé la phrase sur le tableau blanc de ma classe et avec un stylo rouge j’ai écrit sur mon cahier :
– Presser la détente. Et oublier enfin –
Yvana HERMANT
Illustration François ROBIN © 2017 Tous droits réservés