Le samouraï

La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. Des estampes anciennes de belle facture et des cerfs-volants traditionnels étaient savamment disposés en alternance avec un goût qui ne laissait aucun doute sur l’expertise et la sensibilité artistique du maître des lieux. J’étais entrée là, attirée par la vision d’un très beau cerf-volant en vitrine ressemblant étrangement à celui que je venais d’apercevoir au-dessus d’un des nombreux temples zen de Kamakura, parmi les plus beaux du pays. La visite des sanctuaires avait été passionnante, mais épuisante sous cette forte chaleur humide qui règne invariablement au Japon au début de l’été. Après Osaka où se déroulait l’Exposition Universelle 2025, Kyoto et Nara les incontournables, j’achevais mon périple avec la région de Tokyo. Le prétexte de mon voyage était L’Expo 2025 dont le thème est « Concevoir une société future pour nos vies – Sauver, inspirer et connecter des vies ». Tout un programme pour le futur de l’humanité, mais qui prenait pour moi un sens particulier avec un horizon de temps plus immédiat. À trente-cinq ans, je me devais de sauver enfin ma vie, de me reconnecter à la vie après le naufrage et l’enfer de mon adolescence. Venir au Japon était un exorcisme, une confrontation avec le pays de mon géniteur, source de toutes mes souffrances.
Une jeune employée de la galerie m’avait saluée, proposé une boisson fraîche puis s’était effacée pour me laisser profiter pleinement de l’exposition. La scénographie avait initié un dialogue entre les estampes et les cerfs-volants. Là, la thématique commune était le théâtre Kabuki avec des représentations d’acteurs au maquillage caractéristique, un peu plus loin une estampe très ancienne représentait un cerf-volant rectangulaire de la période Edo dont un exemplaire similaire était exposé juste à côté. La lumière jouait un rôle essentiel. L’ensemble du bâtiment était dans la pénombre, seuls quelques cercles de lumières parfaitement ajustés permettaient de percevoir tous les détails des œuvres ; les ombres quant à elles étaient animées par la lumière vacillante de nombreuses bougies. Arrivée à mi-parcours, je fus parcourue de frissons, dont la climatisation n’était pas la cause. Un visage au rictus mauvais me fixait depuis un coin sombre de la pièce. Ce faciès grimaçant, je ne le connaissais que trop bien. Dans la maison familiale, il avait peuplé mes nuits de petite fille de visions inquiétantes, jusqu’à ce que mon père ne quitte le foyer pour toujours, sans préavis, sans explications et sans laisser d’adresse, n’emportant que ce cerf-volant gigantesque. Quelques mois plus tard, ma mère se donnait la mort, me laissant totalement seule, sans parents, ni grands-parents, ni famille éloignée qui ne veuille me recueillir. Après quelques semaines, les voisins qui m’avaient hébergée alertaient les services sociaux et commençait alors pour moi la valse des placements, en foyer d’abord, puis de famille d’accueil en famille d’accueil.
Je ne pouvais pas imaginer une seconde que mon père, s’il était encore vivant, ait pu se séparer de ce guerrier volant. Se pouvait-il que le destin m’ait conduite à la source de tous mes maux ? Encore troublée par le regard menaçant du samouraï, j’avisais l’employée qui m’avait accueillie et lui demandais, tremblante, le nom du propriétaire de la galerie. Les mots qu’elle prononça firent un écho parfait à ceux qui résonnaient dans ma tête : Toshi Yamaguchi ! J’eus l’impression qu’un violent séisme faisait trembler le sol.
– « Est-il possible de le rencontrer ? » murmurai-je.
– « Qui dois-je annoncer ? »
– « Mika Yamaguchi-Folliet. »
– « Certainement », me dit-elle sans réaction visible, en s’inclinant avant de disparaître dans un bureau au fond de la galerie.
Au bout de quelques instants un monsieur âgé, mais à la démarche assurée, se dirigea vers moi. Tout en lui exprimait le raffinement. Je reconnus aussitôt son regard intense en toute circonstance. Il me dévisagea et me demanda dans un français impeccable si j’avais fait bon voyage. Il restait à distance et ne fit aucun geste qui m’autorise à quelque familiarité. Au Japon, les membres de la famille ne s’embrassent pas, surtout en public. Il m’invita à rejoindre son bureau. Après avoir pris place, nous nous observâmes en silence. Sa froideur envers moi, sa fille, me révoltait et je sentis qu’aux tréfonds de mon être tout se mettait à bouillir. Il attendait que je prenne la parole.
– « Je ne savais pas si tu étais encore vivant. »
– « Je me fais vieux, mais j’ai la chance d’être en bonne santé. »
– « Tu sais que maman s’est suicidée peu après ton départ et que j’étais seule, confiée à des familles d’accueil ? »
– « Je l’ai appris au bout de quelques années. »
– « Après combien d’années ? …et tu n’as pas cherché à me voir ? »
Il fit un geste las de la main qui pouvait signifier je ne sais plus ou à quoi bon ; je n’en saurais pas plus. Devant cette indifférence, le volcan qui bouillonnait en moi explosa littéralement. Je me mis à déverser sur lui un flot ininterrompu de paroles qui jaillissaient de moi pour la première fois. Je mettais enfin les mots sur mes peurs, mes souffrances. Je lui détaillais ce que j’avais dû endurer. Ma terreur à l’idée de devoir aller me coucher le soir dans l’angoisse de la visite du père de la famille d’accueil, ou du fils dans tel autre placement, qui venait me rejoindre et abuser de ce corps de gamine. La honte. Les insultes à l’égard de la niakouée que j’étais pour eux. Les coups parfois aussi. Je racontais les éphémères périodes d’espoir pendant lesquelles je rêvais que mon père vienne me sauver ; puis le désespoir toujours plus profond qui s’en suivait. Tel un torrent de lave dévastateur, tout ressortait. Plus tard les mauvaises fréquentations qui m’avaient fait perdre mes derniers repères et le peu d’estime que j’avais encore de moi-même. Les substances consommées sans modération pour oublier, qu’elles soient bues, inhalées ou injectées. Lorsque j’eus expulsé toute l’histoire misérable de ma jeune vie, je demeurai épuisée, à guetter une larme de mon père, une réaction, le moindre tressaillement. Mais rien ne vint. La nuit était déjà tombée. Je serrai les poings sur le fauteuil puis expirai profondément pour retrouver mon calme. Ma décision était prise.
… Ma fille saigne de tout son être devant moi et je suis incapable d’exprimer ma peine, ma douleur, ma compassion. Je suis horrifié par tout ce qu’a dû endurer la petite fille que je reconnais en elle. Je voudrais lui dire mon amour et ma honte. Mais je n’ai jamais appris. Toute notre éducation, toute la société nous poussent à enfouir nos sentiments. Ce n’est pas une excuse, c’est un fait. En plus je suis un lâche ; je l’avais déjà été avec sa mère. Il faudrait que je trouve un mot qui apaise, que mes yeux traduisent mes sentiments. Mais je me suis tu depuis trop longtemps ; il est trop tard.
Je vois à l’instant où elle se lève toute la haine qui l’habite. Elle quitte mon bureau, referme la porte. J’entends la clé, que je ne retire que le soir en partant, tourner dans la serrure. Je reste assis et suis ma fille des yeux sur les moniteurs de surveillance qui me permettent de contrôler la déambulation des visiteurs dans la galerie, désormais vide à cette heure tardive. Elle se dirige directement vers mon cerf-volant avec une bougie dans la main, s’arrête et tourne les yeux vers mon bureau. Après une seconde d’hésitation, elle pointe la flamme sur les yeux du samouraï qui s’embrase. Elle renouvelle l’opération de proche en proche et quitte la galerie.
Je pourrais appeler les secours. Je pourrais même prendre la fuite, une fois de plus. Mais à quoi bon. Maintenant que j’ai allumé la haine dans le cœur de ma fille, il ne me reste plus qu’à me montrer digne du samouraï que j’ai toujours vénéré. Réussir ma mort à défaut d’avoir réussi ma vie.
… Toshi Yamaguchi se leva pour effacer les enregistrements vidéo de la journée. Il revêtit son plus beau kimono et alla s’allonger sur le canapé. Désormais il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur. Même le brasier qui faisait rage dans la galerie et commençait à dévorer les murs de son bureau ne parvenait pas à éclairer l’obscurité qui s’était emparée de lui.

Henri JACQUEROUD

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés