
Dangereuse sortie de texte
« La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné ». Ça c’était une bonne phrase, heureusement qu’il l’avait notée sinon il en aurait oublié les termes exacts et l’impossibilité de les retrouver l’aurait mis dans un état de rage peu propice à la création. Les scènes d’action, les dialogues il maîtrisait mais les descriptions de lieux ou de personnages lui demandaient tant d’efforts qu’il ne pouvait se permettre de gâcher ces fulgurances qui lui venaient à l’improviste. Marianne s’était d’abord moqué de cette manie de ne jamais se séparer de son carnet et d’y noter sans attendre la moindre idée qui jaillissait. Puis elle s’était agacée, à présent elle fulminait chaque fois qu’il le sortait, au cinéma en pleine séance, au milieu d’un dîner entre amis, pendant un trajet sur l’autoroute où il plongeait dans la première bretelle d’accès à une sortie ou à une aire de repos en psalmodiant à haute voix pour ne pas oublier, le temps de se garer, la phrase exceptionnelle qui allait concourir à son succès. Ce n’était pas sa faute si l’intrigue se construisait pas à pas, si les rebondissements naissaient spontanément, si les héros agissaient selon leur bon vouloir, le génie littéraire ne connaît pas les heures de bureau, il s’affranchit du temps. Le travail de l’écrivain n’est qu’une tache de scribe, il retranscrit ce qui lui passe par la tête, des pensées fugitives qui viennent dont ne sait où, générées par on ne sait qui. Travail de copie mais travail qui demande une disponibilité totale, une concentration maximale.
Il s’apprêtait à recopier la phrase mais lorsque le fichier s’ouvrit à l’écran il se figea :
– Marianne ! Merde tu te crois drôle !
– Qu’est-ce que j’ai encore fait ? répliqua la jeune femme sans quitter le salon.
– La phrase ! La phrase que j’ai notée cette nuit tu l’as recopiée sur l’ordi. Si ça t’amuse, remarque ça me fait du travail en moins.
– Mais tu vrilles complètement mon pauvre Quentin ! D’une, ta phrase je m‘en contrefiche, de deux, j’ai pas ton code d’accès à l’ordi, de trois, j’ai autre chose à faire que de lire tes élucubrations censées faire de toi un auteur à succès. Ce projet de roman ça te rend parano, si ça se trouve cette phrase tu l’as recopiée cette nuit mais tu t’en souviens plus.
L’altercation dura encore quelques minutes. Quentin, persuadé de ne jamais avoir tapé la phrase puisqu’il ne l’avait pas barrée comme le voulait son protocole, chercha en vain une explication rationnelle, autre qu’une farce de mauvais goût de son entourage.
Le souvenir de l‘incident se serait estompé s’il ne s’était reproduit les jours suivants. Or chaque soir Quentin découvrait avec angoisse que tout ce qu’il avait noté au cours des dernières vingt-quatre heures se trouvait déjà copié au propre dans le fichier informatique.
La panique le gagna lorsque « on » se mit à mettre en forme les indications en style télégraphiques qu’il jetait parfois à la va-vite sur le carnet quand ses occupations du moment ne lui permettaient pas de retranscrire au mot près ses trouvailles de génie. Une panique accompagnée de la colère de ne pouvoir échapper à ce phénomène, mais également de la vexation de constater qu’« on » était bien plus doué que lui pour l’écriture dans tous les domaines de la rédaction : syntaxe, vocabulaire, tournures, complexité des phrases, pertinence des mots utilisés, figures de style maîtrisées parfaitement et utilisées à bon escient.
Une panique qui s’évanouit instantanément lorsque Quentin comprit. C’était Alex, son fils aîné, le coupable, sans aucun doute. Un geek, un nerd, il ne savait quel terme était le plus approprié pour désigner cet ado féru d’informatique. Le rebelle avait dû installer un logiciel d’intelligence artificielle qui fonctionnait de manière autonome se contentant de piller son scénario. Depuis le mystérieux dérèglement initial Quentin avait bien protégé son ordinateur qui ne le quittait plus, mais à cet instant il était déjà contaminé par le programme indésirable. Par contre, le carnet il le laissait traîner, un peu par défi, pour montrer à tous que leurs railleries, leurs doutes sur son talent n’entraveraient en rien son projet d’écrire un chef-d’œuvre.
Le remède fut évident, Quentin ressortit un vieil ordinateur au système d’exploitation obsolète, sans wifi ni connexion internet mais équipé d’un traitement de texte encore fonctionnel présentant l’insigne avantage de ne pas être l’objet de mises à jour automatiques et intempestives. Remède évident mais totalement inefficace car le problème persista et s’amplifia même lorsque tout à coup la machine prit le pas sur l’homme. Avec effroi Quentin s’aperçut que l’histoire divergeait, prenait des axes qu’il n’avait jamais imaginés. Des personnages dont il ignorait tout et qui n’étaient pas prévus surgissaient brusquement. Les annotations qu’il griffonnait sur le carnet n’étaient point respectées. Pire, elles finirent même par se modifier automatiquement pour coller au synopsis pirate. Quentin ne reconnaissait plus son intrigue, il voyait ses héros lui échapper et prendre des voies qui ne correspondaient pas à son projet. Dix fois, vingt fois il tenta d’écrire en improvisation, sans note ni plan, d’un trait, presque sans réfléchir. Peine perdue, lorsqu’à bout de nerfs et recru de fatigue il enregistrait le fichier tout semblait normal, mais lorsqu’il le récupérait, le texte était remanié pour cadrer avec l’histoire parallèle. L’impossibilité de comprendre ce qui se passait et l’échec de ses tentatives ne le découragèrent pourtant pas, au contraire, si son imagination n’était plus au service de sa création elle lui servait à élaborer des parades. Puisque la machine cessait de lui obéir alors il suffisait de supprimer la machine. D’autant que revenir aux sources ne lui déplaisait pas.
Quentin se rendit dans une boutique d’art comprenant un important rayon calligraphie.
Il y fit l’acquisition d’un porte-plume et de ses indispensables accessoires « Sergent Major » ainsi que d’un flacon d’encre « Watermann », celui qu’on peut disposer penché pour imbiber correctement la plume lorsque le niveau devient trop bas. Hélas dès les première pages manuscrites la malédiction le poursuivit. Très vite « on » ne se contenta plus de modifier après coup son texte ; une force occulte l’obligeait à écrire directement le récit d’une fiction qui n’était plus la sienne. Son cerveau qui pourtant continuait de développer l‘intrigue originelle était déconnecté de sa main qui transcrivait la version virale.
Avant de sombrer, Quentin réagit et fit la seule chose qui pouvait le libérer de cette emprise démoniaque. Il effaça tous les fichiers, formata même son vieil ordinateur, brûla feuillets et carnet de notes au grand soulagement de Marianne, ravie de sa décision radicale. Débarrassé de son obsession littéraire il redevint un mari attentionné, un père disponible, un ami à l’écoute, un collaborateur concerné et efficace. Ce n’était pourtant qu’apparence, au plus profond de lui il était taraudé par une envie irrépressible de regagner l’histoire. Depuis qu’il écrivait il ne pouvait s’empêcher de faire corps avec son récit, de vivre mentalement chaque action, de se projeter dans chaque lieu. Il devenait à chaque fois ses héros, ressentant en même temps qu’il les frappait au clavier, leurs émotions, leurs douleurs, leurs joies. Il pestait contre lui-même lorsqu’ils étaient lâches, s’enorgueillissait de leurs triomphes, souffrait le martyre lorsque leurs amours étaient impossibles, agonisait et mourait avec eux.
A présent, ayant abandonné son double virtuel, son existence lui paraissait insipide, il se sentait désœuvré, sans relief ni consistance, se pliant consciencieusement aux conventions sociales tel un robot docile. Il savait pourtant que s’il y retournait il serait aspiré par le roman, définitivement captif de son personnage. Plusieurs soirs il résista, repoussant en tremblant l’ordinateur qu’une puissance cryptique lui intimait l’ordre d’allumer. Mais l’envie était trop forte, le manque trop criant, il capitula.
Lorsqu’il eut branché son vieux PC, il n’eut aucune manipulation à effectuer. Bien que l’appareil fût formaté, vide de tout système d’exploitation ou d’applications, le texte apparut instantanément. Il le fit défiler pour constater qu’en son absence « on » en avait terminé la rédaction. Terrifié, il découvrit l’ultime phrase, funeste prémonition :
« Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur »
Jean-Luc FIEVET
Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés



