La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

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Nouvelle lauréate 2025 :  » Dangereuse sortie de texte « 

Dangereuse sortie de texte

« La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné ». Ça c’était une bonne phrase, heureusement qu’il l’avait notée sinon il en aurait oublié les termes exacts et l’impossibilité de les retrouver l’aurait mis dans un état de rage peu propice à la création. Les scènes d’action, les dialogues il maîtrisait mais les descriptions de lieux ou de personnages lui demandaient tant d’efforts qu’il ne pouvait se permettre de gâcher ces fulgurances qui lui venaient à l’improviste. Marianne s’était d’abord moqué de cette manie de ne jamais se séparer de son carnet et d’y noter sans attendre la moindre idée qui jaillissait. Puis elle s’était agacée, à présent elle fulminait chaque fois qu’il le sortait, au cinéma en pleine séance, au milieu d’un dîner entre amis, pendant un trajet sur l’autoroute où il plongeait dans la première bretelle d’accès à une sortie ou à une aire de repos en psalmodiant à haute voix pour ne pas oublier, le temps de se garer, la phrase exceptionnelle qui allait concourir à son succès. Ce n’était pas sa faute si l’intrigue se construisait pas à pas, si les rebondissements naissaient spontanément, si les héros agissaient selon leur bon vouloir, le génie littéraire ne connaît pas les heures de bureau, il s’affranchit du temps. Le travail de l’écrivain n’est qu’une tache de scribe, il retranscrit ce qui lui passe par la tête, des pensées fugitives qui viennent dont ne sait où, générées par on ne sait qui. Travail de copie mais travail qui demande une disponibilité totale, une concentration maximale.
Il s’apprêtait à recopier la phrase mais lorsque le fichier s’ouvrit à l’écran il se figea :
– Marianne ! Merde tu te crois drôle !
– Qu’est-ce que j’ai encore fait ? répliqua la jeune femme sans quitter le salon.
– La phrase ! La phrase que j’ai notée cette nuit tu l’as recopiée sur l’ordi. Si ça t’amuse, remarque ça me fait du travail en moins.
– Mais tu vrilles complètement mon pauvre Quentin ! D’une, ta phrase je m‘en contrefiche, de deux, j’ai pas ton code d’accès à l’ordi, de trois, j’ai autre chose à faire que de lire tes élucubrations censées faire de toi un auteur à succès. Ce projet de roman ça te rend parano, si ça se trouve cette phrase tu l’as recopiée cette nuit mais tu t’en souviens plus.
L’altercation dura encore quelques minutes. Quentin, persuadé de ne jamais avoir tapé la phrase puisqu’il ne l’avait pas barrée comme le voulait son protocole, chercha en vain une explication rationnelle, autre qu’une farce de mauvais goût de son entourage.
Le souvenir de l‘incident se serait estompé s’il ne s’était reproduit les jours suivants. Or chaque soir Quentin découvrait avec angoisse que tout ce qu’il avait noté au cours des dernières vingt-quatre heures se trouvait déjà copié au propre dans le fichier informatique.
La panique le gagna lorsque « on » se mit à mettre en forme les indications en style télégraphiques qu’il jetait parfois à la va-vite sur le carnet quand ses occupations du moment ne lui permettaient pas de retranscrire au mot près ses trouvailles de génie. Une panique accompagnée de la colère de ne pouvoir échapper à ce phénomène, mais également de la vexation de constater qu’« on » était bien plus doué que lui pour l’écriture dans tous les domaines de la rédaction : syntaxe, vocabulaire, tournures, complexité des phrases, pertinence des mots utilisés, figures de style maîtrisées parfaitement et utilisées à bon escient.
Une panique qui s’évanouit instantanément lorsque Quentin comprit. C’était Alex, son fils aîné, le coupable, sans aucun doute. Un geek, un nerd, il ne savait quel terme était le plus approprié pour désigner cet ado féru d’informatique. Le rebelle avait dû installer un logiciel d’intelligence artificielle qui fonctionnait de manière autonome se contentant de piller son scénario. Depuis le mystérieux dérèglement initial Quentin avait bien protégé son ordinateur qui ne le quittait plus, mais à cet instant il était déjà contaminé par le programme indésirable. Par contre, le carnet il le laissait traîner, un peu par défi, pour montrer à tous que leurs railleries, leurs doutes sur son talent n’entraveraient en rien son projet d’écrire un chef-d’œuvre.
Le remède fut évident, Quentin ressortit un vieil ordinateur au système d’exploitation obsolète, sans wifi ni connexion internet mais équipé d’un traitement de texte encore fonctionnel présentant l’insigne avantage de ne pas être l’objet de mises à jour automatiques et intempestives. Remède évident mais totalement inefficace car le problème persista et s’amplifia même lorsque tout à coup la machine prit le pas sur l’homme. Avec effroi Quentin s’aperçut que l’histoire divergeait, prenait des axes qu’il n’avait jamais imaginés. Des personnages dont il ignorait tout et qui n’étaient pas prévus surgissaient brusquement. Les annotations qu’il griffonnait sur le carnet n’étaient point respectées. Pire, elles finirent même par se modifier automatiquement pour coller au synopsis pirate. Quentin ne reconnaissait plus son intrigue, il voyait ses héros lui échapper et prendre des voies qui ne correspondaient pas à son projet. Dix fois, vingt fois il tenta d’écrire en improvisation, sans note ni plan, d’un trait, presque sans réfléchir. Peine perdue, lorsqu’à bout de nerfs et recru de fatigue il enregistrait le fichier tout semblait normal, mais lorsqu’il le récupérait, le texte était remanié pour cadrer avec l’histoire parallèle. L’impossibilité de comprendre ce qui se passait et l’échec de ses tentatives ne le découragèrent pourtant pas, au contraire, si son imagination n’était plus au service de sa création elle lui servait à élaborer des parades. Puisque la machine cessait de lui obéir alors il suffisait de supprimer la machine. D’autant que revenir aux sources ne lui déplaisait pas.
Quentin se rendit dans une boutique d’art comprenant un important rayon calligraphie.
Il y fit l’acquisition d’un porte-plume et de ses indispensables accessoires « Sergent Major » ainsi que d’un flacon d’encre « Watermann », celui qu’on peut disposer penché pour imbiber correctement la plume lorsque le niveau devient trop bas. Hélas dès les première pages manuscrites la malédiction le poursuivit. Très vite « on » ne se contenta plus de modifier après coup son texte ; une force occulte l’obligeait à écrire directement le récit d’une fiction qui n’était plus la sienne. Son cerveau qui pourtant continuait de développer l‘intrigue originelle était déconnecté de sa main qui transcrivait la version virale.
Avant de sombrer, Quentin réagit et fit la seule chose qui pouvait le libérer de cette emprise démoniaque. Il effaça tous les fichiers, formata même son vieil ordinateur, brûla feuillets et carnet de notes au grand soulagement de Marianne, ravie de sa décision radicale. Débarrassé de son obsession littéraire il redevint un mari attentionné, un père disponible, un ami à l’écoute, un collaborateur concerné et efficace. Ce n’était pourtant qu’apparence, au plus profond de lui il était taraudé par une envie irrépressible de regagner l’histoire. Depuis qu’il écrivait il ne pouvait s’empêcher de faire corps avec son récit, de vivre mentalement chaque action, de se projeter dans chaque lieu. Il devenait à chaque fois ses héros, ressentant en même temps qu’il les frappait au clavier, leurs émotions, leurs douleurs, leurs joies. Il pestait contre lui-même lorsqu’ils étaient lâches, s’enorgueillissait de leurs triomphes, souffrait le martyre lorsque leurs amours étaient impossibles, agonisait et mourait avec eux.
A présent, ayant abandonné son double virtuel, son existence lui paraissait insipide, il se sentait désœuvré, sans relief ni consistance, se pliant consciencieusement aux conventions sociales tel un robot docile. Il savait pourtant que s’il y retournait il serait aspiré par le roman, définitivement captif de son personnage. Plusieurs soirs il résista, repoussant en tremblant l’ordinateur qu’une puissance cryptique lui intimait l’ordre d’allumer. Mais l’envie était trop forte, le manque trop criant, il capitula.
Lorsqu’il eut branché son vieux PC, il n’eut aucune manipulation à effectuer. Bien que l’appareil fût formaté, vide de tout système d’exploitation ou d’applications, le texte apparut instantanément. Il le fit défiler pour constater qu’en son absence « on » en avait terminé la rédaction. Terrifié, il découvrit l’ultime phrase, funeste prémonition :
« Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur »
 

Jean-Luc FIEVET

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés

2ème place 2025 :  » Offrande aux légumineuses « 

Offrande aux légumineuses

La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. L’ambiance était feutrée, embaumée par une musique expérimentale. Des flûtes de Champagne, à moitié pleines ou à moitié vides selon le niveau d’optimisme des convives, se baladaient serties dans des mains molles. On murmurait plus qu’on ne parlait, et l’on hochait beaucoup la tête, comme pour mieux entendre les absurdités artistiques qui dégoulinaient des bouches fardées.
Au centre de la pièce trônait l’artiste : Davidolivier Lartigue, plasticien conceptuel depuis qu’il avait raté quatre fois le concours des Beaux-Arts et compris qu’il était plus rentable d’appeler “installation immersive” ce qu’il faisait autrefois avec des cartons dans son garage.
La pièce maîtresse de l’exposition, intitulée Rumeur introspective (n°3), consistait en une baignoire remplie de haricots blancs en conserve. Une colonne en PVC émergeait de l’ensemble, avec au sommet un haut-parleur diffusant des bruits de flatulences et d’éructation en boucle. Il s’agissait, selon le cartel, d’“une réflexion post-moderne sur la digestion émotionnelle des masses”.
Face à l’œuvre, un petit homme aux lunettes rondes, affublé d’un col roulé noir et d’une expression de constipation esthétique, hochait frénétiquement la tête. C’était Morissandré, critique d’art réputé pour ne jamais émettre une opinion sans d’abord vérifier l’orientation sexuelle et le nombre d’abus d’enfance de l’artiste — par respect pour la souffrance créative, bien entendu.
— C’est absolument… déstructurant, souffla-t-il à la galeriste. On sent un cri. Un cri intestinal.
La galeriste, une femme squelettique nommée Solonia,, opina d’un air grave. Elle n’avait pas compris l’œuvre non plus, mais elle avait appris qu’en art contemporain, l’air convaincu valait souvent mieux qu’un discours sensé.
Dans un coin de la salle, un homme observait la scène avec un sourire sarcastique. Il s’appelait Victor, et il était là pour tuer quelqu’un.
Ce n’était pas une figure de style.
Victor avait longtemps été correcteur dans une maison d’édition spécialisée en essais philosophiques. Dix ans de lectures indigestes, de manuscrits imbuvables et de notes de bas de page qui s’épanouissaient comme des champignons dans l’humidité intellectuelle. Dix ans à corriger “déconstruction” écrit “desconstruction” et à insérer des virgules dans les citations d’Heidegger.
Puis il y avait eu cette bascule. Une nuit de trop, un manuscrit de trop. Il avait pété un câble en lisant une thèse intitulée “Onanisme suicidaire dans l’œuvre d’Emile Cioran”. Il avait massacré son ficus avec son agrafeuse et hurlé pendant une minute sans reprendre son souffle. Et maintenant, il était là. L’invitation lui était parvenue par erreur. Il avait pris ça pour un signe.
Il comptait tuer Davidolivier Lartigue. Pas par jalousie. Pas même par haine. Par hygiène mentale. Mais Victor n’était pas un homme impulsif. Il voulait que ce soit artistique. Une mise en abîme de la vacuité. Un happening létal.
Il s’approcha d’un serveur, subtilisa une brochette de crevette (crue, probablement — Solonia estimait que la cuisson était une oppression thermique) et se mit à réfléchir. Il avait dans sa poche un Opinel, une fausse invitation à un festival de poésie sonore, et du cyanure liquide dissimulé dans un flacon de parfum de poche, étiqueté “Déraison”.
Mais Lartigue était occupé à expliquer sa baignoire de haricots à un couple de collectionneurs flamands qui hochaient la tête avec le respect dû au Dalaï Lama. Victor patienta.
Pendant ce temps, une performance débutait dans la salle annexe. Une femme entièrement nue, excepté un bandeau noir sur les yeux et des baskets imbibées d’encre rouge, courait en rond en hurlant des nombres irréguliers.
— C’est une critique du capitalisme, glissa quelqu’un.
Victor soupira. Il aurait pu tuer tout le monde ici, mais ça aurait été perçu comme une œuvre à part entière, et ça, il ne pouvait le supporter. Il approcha enfin de Lartigue, qui souriait d’un air extatique, comme s’il venait de redécouvrir le goût du sucre.
— Davidolivier, dit Victor doucement.
L’artiste se tourna, surpris.
— Oui ?
— Je voulais vous dire que votre œuvre m’a bouleversé. Elle m’a fait penser à ma mère. La pauvre est morte étouffée par un yaourt grec quand j’avais huit ans. Il y a dans vos haricots quelque chose d’ancestral. Quelque chose d’opaque.
Lartigue rougit, flatté. Il adorait qu’on invente des histoires tragiques pour le complimenter.
— C’est… C’est exactement ce que je voulais provoquer, vous savez. Le deuil intestinal.
Victor hocha la tête, lentement.
— Justement. Je me disais… ça vous plairait de participer à une création collaborative, là, maintenant ?
L’artiste, exalté, hocha frénétiquement la tête.
— Oui, oui, mille fois oui ! L’art est dans l’instant !
Victor lui tendit le flacon.
— Sentez ça. C’est une essence rare. Elle ouvre les chakras conceptuels.
Lartigue, sans se méfier, huma le flacon. Puis il toussa, chancela, et s’effondra dans les haricots blancs.
Les convives se figèrent.
Morissandré s’approcha, examina la scène. Il ne comprenait pas, mais il comprenait que ne pas comprendre était précisément le niveau de lecture qu’il fallait atteindre.
— Mon Dieu, dit-il. Il a fusionné avec sa création.
Solonia était au bord des larmes.
— C’est… une performance post-mortem… Une sorte de suicide esthétique…
— Quel génie, murmura un étudiant en histoire de l’art.
Victor recula, abasourdi. Il avait tué un homme, et on l’applaudissait.
L’installation fut renommée Offrande aux légumineuses. Le prix doubla. Des critiques pleins d’enthousiasme parlèrent d’“ultime renoncement du moi artistique”.
Victor, désormais soupçonné d’être un disciple de Lartigue, fut invité à la Documenta de Cassel. Il y proposa une œuvre où il se taisait pendant huit jours, entouré de débris de photocopieuses.
On cria au génie. Mais le silence de Victor n’avait rien d’un happening. C’était le mutisme absolu d’un homme qui avait essayé de détruire le vide, et qui s’était vu élevé au rang d’idole par ceux-là mêmes qu’il méprisait. Il errait désormais de galerie en galerie, applaudi pour chaque renoncement, chaque soupir, chaque grincement de chaussure. Un jour, un critique écrivit un article entier sur le “sens politique du frottement de sa semelle gauche”.
Victor était devenu une icône de ce qu’il voulait abolir. Cette idée le minait littéralement. Il comprit alors qu’il n’était plus libre.
Et il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur.

Céline PATISSIER

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés

3ème place 2025 :  » Le samouraï « 

Le samouraï

La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. Des estampes anciennes de belle facture et des cerfs-volants traditionnels étaient savamment disposés en alternance avec un goût qui ne laissait aucun doute sur l’expertise et la sensibilité artistique du maître des lieux. J’étais entrée là, attirée par la vision d’un très beau cerf-volant en vitrine ressemblant étrangement à celui que je venais d’apercevoir au-dessus d’un des nombreux temples zen de Kamakura, parmi les plus beaux du pays. La visite des sanctuaires avait été passionnante, mais épuisante sous cette forte chaleur humide qui règne invariablement au Japon au début de l’été. Après Osaka où se déroulait l’Exposition Universelle 2025, Kyoto et Nara les incontournables, j’achevais mon périple avec la région de Tokyo. Le prétexte de mon voyage était L’Expo 2025 dont le thème est « Concevoir une société future pour nos vies – Sauver, inspirer et connecter des vies ». Tout un programme pour le futur de l’humanité, mais qui prenait pour moi un sens particulier avec un horizon de temps plus immédiat. À trente-cinq ans, je me devais de sauver enfin ma vie, de me reconnecter à la vie après le naufrage et l’enfer de mon adolescence. Venir au Japon était un exorcisme, une confrontation avec le pays de mon géniteur, source de toutes mes souffrances.
Une jeune employée de la galerie m’avait saluée, proposé une boisson fraîche puis s’était effacée pour me laisser profiter pleinement de l’exposition. La scénographie avait initié un dialogue entre les estampes et les cerfs-volants. Là, la thématique commune était le théâtre Kabuki avec des représentations d’acteurs au maquillage caractéristique, un peu plus loin une estampe très ancienne représentait un cerf-volant rectangulaire de la période Edo dont un exemplaire similaire était exposé juste à côté. La lumière jouait un rôle essentiel. L’ensemble du bâtiment était dans la pénombre, seuls quelques cercles de lumières parfaitement ajustés permettaient de percevoir tous les détails des œuvres ; les ombres quant à elles étaient animées par la lumière vacillante de nombreuses bougies. Arrivée à mi-parcours, je fus parcourue de frissons, dont la climatisation n’était pas la cause. Un visage au rictus mauvais me fixait depuis un coin sombre de la pièce. Ce faciès grimaçant, je ne le connaissais que trop bien. Dans la maison familiale, il avait peuplé mes nuits de petite fille de visions inquiétantes, jusqu’à ce que mon père ne quitte le foyer pour toujours, sans préavis, sans explications et sans laisser d’adresse, n’emportant que ce cerf-volant gigantesque. Quelques mois plus tard, ma mère se donnait la mort, me laissant totalement seule, sans parents, ni grands-parents, ni famille éloignée qui ne veuille me recueillir. Après quelques semaines, les voisins qui m’avaient hébergée alertaient les services sociaux et commençait alors pour moi la valse des placements, en foyer d’abord, puis de famille d’accueil en famille d’accueil.
Je ne pouvais pas imaginer une seconde que mon père, s’il était encore vivant, ait pu se séparer de ce guerrier volant. Se pouvait-il que le destin m’ait conduite à la source de tous mes maux ? Encore troublée par le regard menaçant du samouraï, j’avisais l’employée qui m’avait accueillie et lui demandais, tremblante, le nom du propriétaire de la galerie. Les mots qu’elle prononça firent un écho parfait à ceux qui résonnaient dans ma tête : Toshi Yamaguchi ! J’eus l’impression qu’un violent séisme faisait trembler le sol.
– « Est-il possible de le rencontrer ? » murmurai-je.
– « Qui dois-je annoncer ? »
– « Mika Yamaguchi-Folliet. »
– « Certainement », me dit-elle sans réaction visible, en s’inclinant avant de disparaître dans un bureau au fond de la galerie.
Au bout de quelques instants un monsieur âgé, mais à la démarche assurée, se dirigea vers moi. Tout en lui exprimait le raffinement. Je reconnus aussitôt son regard intense en toute circonstance. Il me dévisagea et me demanda dans un français impeccable si j’avais fait bon voyage. Il restait à distance et ne fit aucun geste qui m’autorise à quelque familiarité. Au Japon, les membres de la famille ne s’embrassent pas, surtout en public. Il m’invita à rejoindre son bureau. Après avoir pris place, nous nous observâmes en silence. Sa froideur envers moi, sa fille, me révoltait et je sentis qu’aux tréfonds de mon être tout se mettait à bouillir. Il attendait que je prenne la parole.
– « Je ne savais pas si tu étais encore vivant. »
– « Je me fais vieux, mais j’ai la chance d’être en bonne santé. »
– « Tu sais que maman s’est suicidée peu après ton départ et que j’étais seule, confiée à des familles d’accueil ? »
– « Je l’ai appris au bout de quelques années. »
– « Après combien d’années ? …et tu n’as pas cherché à me voir ? »
Il fit un geste las de la main qui pouvait signifier je ne sais plus ou à quoi bon ; je n’en saurais pas plus. Devant cette indifférence, le volcan qui bouillonnait en moi explosa littéralement. Je me mis à déverser sur lui un flot ininterrompu de paroles qui jaillissaient de moi pour la première fois. Je mettais enfin les mots sur mes peurs, mes souffrances. Je lui détaillais ce que j’avais dû endurer. Ma terreur à l’idée de devoir aller me coucher le soir dans l’angoisse de la visite du père de la famille d’accueil, ou du fils dans tel autre placement, qui venait me rejoindre et abuser de ce corps de gamine. La honte. Les insultes à l’égard de la niakouée que j’étais pour eux. Les coups parfois aussi. Je racontais les éphémères périodes d’espoir pendant lesquelles je rêvais que mon père vienne me sauver ; puis le désespoir toujours plus profond qui s’en suivait. Tel un torrent de lave dévastateur, tout ressortait. Plus tard les mauvaises fréquentations qui m’avaient fait perdre mes derniers repères et le peu d’estime que j’avais encore de moi-même. Les substances consommées sans modération pour oublier, qu’elles soient bues, inhalées ou injectées. Lorsque j’eus expulsé toute l’histoire misérable de ma jeune vie, je demeurai épuisée, à guetter une larme de mon père, une réaction, le moindre tressaillement. Mais rien ne vint. La nuit était déjà tombée. Je serrai les poings sur le fauteuil puis expirai profondément pour retrouver mon calme. Ma décision était prise.
… Ma fille saigne de tout son être devant moi et je suis incapable d’exprimer ma peine, ma douleur, ma compassion. Je suis horrifié par tout ce qu’a dû endurer la petite fille que je reconnais en elle. Je voudrais lui dire mon amour et ma honte. Mais je n’ai jamais appris. Toute notre éducation, toute la société nous poussent à enfouir nos sentiments. Ce n’est pas une excuse, c’est un fait. En plus je suis un lâche ; je l’avais déjà été avec sa mère. Il faudrait que je trouve un mot qui apaise, que mes yeux traduisent mes sentiments. Mais je me suis tu depuis trop longtemps ; il est trop tard.
Je vois à l’instant où elle se lève toute la haine qui l’habite. Elle quitte mon bureau, referme la porte. J’entends la clé, que je ne retire que le soir en partant, tourner dans la serrure. Je reste assis et suis ma fille des yeux sur les moniteurs de surveillance qui me permettent de contrôler la déambulation des visiteurs dans la galerie, désormais vide à cette heure tardive. Elle se dirige directement vers mon cerf-volant avec une bougie dans la main, s’arrête et tourne les yeux vers mon bureau. Après une seconde d’hésitation, elle pointe la flamme sur les yeux du samouraï qui s’embrase. Elle renouvelle l’opération de proche en proche et quitte la galerie.
Je pourrais appeler les secours. Je pourrais même prendre la fuite, une fois de plus. Mais à quoi bon. Maintenant que j’ai allumé la haine dans le cœur de ma fille, il ne me reste plus qu’à me montrer digne du samouraï que j’ai toujours vénéré. Réussir ma mort à défaut d’avoir réussi ma vie.
… Toshi Yamaguchi se leva pour effacer les enregistrements vidéo de la journée. Il revêtit son plus beau kimono et alla s’allonger sur le canapé. Désormais il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur. Même le brasier qui faisait rage dans la galerie et commençait à dévorer les murs de son bureau ne parvenait pas à éclairer l’obscurité qui s’était emparée de lui.

Henri JACQUEROUD

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés

4ème place 2025 : « Le professionnel »

Le professionnel

La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. A l’extérieur il faisait chaud, une belle journée de juin. Était-ce pour cela qu’il se trouvait près d’elle, sous l’air pulsé et frais… Non, il savait très bien que non. Je suis un professionnel voilà tout. Et professionnel, il l’était. Oui. Solitaire aussi. Oui. Telle était sa vie, toute sa vie. Jusqu’au jour où il la vit. Elle portait une robe jaune pâle avec une ceinture bleue, on aurait dit une aquarelle surgie dans le soleil, perdue dans cette petite galerie d’art du Palazzo Amore. Venise. Mur jaune crème surmonté de spots de lumière et elle se tenait là, seule et inconnue – mais l’était-elle vraiment pour lui… « Vous aimez ? » Elle faisait face à un tableau de William Blake ‘Le grand dragon rouge et la femme vêtue de soleil’. Son visage relevé vers ce tableau accroché au mur et protégé par une vitre en plexiglas, il observait son profil au petit nez droit, ses lèvres à la moue enfantine, ses grands yeux sombres d’orpheline quand son regard se détacha de l’œuvre et vint se poser sur lui. Reflets de soleil sur la petite croix autour de son cou. « Vous aimez ? » Elle le fixa, les yeux mi-clos comme quelqu’un a pris un éclat de soleil et regarde désormais sa vie de loin. Puis se détourna vers le grand dragon rouge et fixa l’homme de nouveau. « Oui. Et non.
– Ah. » Il lui sourit, agréable et accueillant ; il était payé pour cela. Son visage auréolé d’un spot de lumière, elle esquissa un petit sourire. Triste. « Oui, tableau magnifique de Blake mais… Cet immense dragon qui entoure les jambes de la femme avec sa queue, ça a quelque chose d’effrayant je trouve. Pas vous ? » Il sembla hésiter – la laisser doucement venir à lui. « Je ne sais pas, et pourquoi effrayant. Peut-être veut-il juste la rassurer, la protéger, la mettre en sécurité tout prêt de lui ». Il sentit la jeune femme se raidir, quelque chose d’une impuissance passée, vaine colère de petite fille issue d’un quelconque ressentiment. Puis son corps se relâcha. Son regard maintenant figé sur le tableau, sa voix de femme vibra entre eux deux. Entre les murs blancs qui les étouffaient sans bruit. « Oui, articula-t-elle, la protéger… Ou bien juste abréger ses souffrances ». Silence puis elle dit : « Les dragons sont comme les hommes, ils ne sont pas tous réputés pour être gentils, non… ?
– Oui, c’est vrai, mais quelque fois on peut avoir des surprises.
– Ah. De quelle surprise parlez-vous ? » L’homme regarda le tableau, le grand dragon rouge avec la femme solaire à ses pieds. Un doux sourire aux lèvres il souffla, Qui sait… Ils restèrent ainsi un long moment, leurs corps si proches. L’homme pouvait sentir ce courant entre eux, quelque chose de nouveau pour lui : cette intensité. Elle cligna les yeux et murmura quelques mots d’une langue inconnue, mains jointes devant elle comme dans une prière afin que l’on ne l’oublie pas. Elle dénoua ses mains mais pas assez vite pour l’empêcher de voir ces cicatrices blanches sur son poignet gauche. Déjà, il savait. « Vous voulez un verre, ils ont un super Mojito bien frais au bar. Vous voulez ?
– Oui. Si vous voulez.
– Alors ne bougez pas, je vais vous chercher ça. » Ils se sourirent mais dans les yeux de la femme, une déchirure, une douleur pour qui savait. Mais qui savait, à part elle. Et lui. Ah si, ceux de l’Agence. Le bar était désert, juste un serveur en veste noire. Il s’approcha ; sans un mot ni un regard, l’homme en noir lui servit deux verres de Mojito. Et le professionnel resta ainsi, le dos tourné à la salle tandis que le barman s’éclipsait derrière un rideau. Un mouvement derrière lui, il tourna la tête ; la femme était sortie dans le petit jardin niché au cœur de la galerie. Elle s’était installée dans un transat sous les arbres, le nez en l’air, et semblait ailleurs, le regard perdu dans un ciel baigné de bleu. L’homme se retourna vers les deux verres, plissa les yeux devant les feuilles de menthe, une jolie couleur verte éperdue dans tout ce jaune. Rapide et discret il fit ce qu’il avait à faire : il versa la poudre incolore, inodore, sans saveur et si efficace – sans laisser de trace. Parfait. « Vous désirez lequel ? Le Mojito, le vrai de vrai ou le plus doux, sans rhum ni liqueur d’Amaretto ?
– Le plus doux…. » L’homme s’assit à côté d’elle, il lui tendit le verre désiré. Elle le saisit. Sans un mot, les yeux baissés, elle fit tournoyer lentement le liquide entre les parois embuées. Elle semblait chercher une réponse dans son verre ; l’homme, le professionnel, détourna le regard. La jeune femme arborait un sourire lointain, une sorte d’acceptation douloureuse comme si elle commençait enfin à comprendre. Lentement elle porta le verre à ses lèvres. Les yeux mi-clos, elle but une gorgée de couleur jaune. Rien ne changea, ni la douceur du silence entre les murs blancs et frais du petit jardin, ni la galerie d’art enroulée autour du jardinet, vide et remplie d’eux. Eux côte à côte. Eux ensemble depuis si longtemps, il lui semblait.
« Vous ne buvez pas ?
– Si. Bien sûr. » Il lui sourit. A son tour il but une gorgée. « Qu’auriez-vous fait si j’avais pris l’autre verre ? Dites-moi. S’il vous plaît… » Cette voix lasse, ces yeux fatigués soudain baignés de larmes silencieuses, l’homme s’approcha doucement d’elle. Il n’agissait pas ainsi avec les autres femmes. Mais là, nul besoin de se forcer, sa détresse l’aspirait. « Si vous aviez choisi l’autre verre, celui-là, – il leva son verre devant elle – j’aurais bu le vôtre. » Elle le fixa, grave et surprise en même temps. « Vraiment ? » Il lui sourit et caressa doucement sa joue. « Oui … Vraiment. » Elle posa sa tête sur son épaule et ils restèrent ainsi, immobiles comme enchantés. Ensemble. La galerie se refermait sur eux, le barman semblait ne jamais avoir existé et à ce moment-là elle chuchota comme dans un secret partagé, comment vivre sa vie quand le premier homme, votre père, s’est servi de votre corps, vous encore jeune fille… Elle regardait le vide de ses grands yeux écarquillés. Liquides. Alors, à sa suite, une succession d’hommes, des fantômes de passage dans mon lit. Sans amour, sans rien. Comme une punition. Et de tout ça, je n’en veux plus. Je veux juste partir.
– Je comprends. » D’une main ferme elle tourna la tête de l’homme vers elle, leurs bouches toutes proches maintenant. « Non, et ses lèvres tremblaient, non, tu ne comprends rien. Ou plutôt si : Tu sais tout. C’est toi que l’Agence a envoyé, non ? » L’homme lui sourit. Que lui répondre ? Ce qu’elle avait déjà compris… « Alors tant mieux. Et sans violence, ça me va. » Ils se regardèrent et sacrifièrent au rite ultime des gens qui se disent adieu : s’embrasser. En douceur. Sa bouche avait un goût d’orange. De nouveau ils se retrouvèrent dans leur transat respectif mais si proches l’un de l’autre. Dans un souffle elle demanda, Ça va faire… mal ? Non. Juste s’endormir en douceur. C’est tout. Sans trop savoir pourquoi il eut envie de pleurer. Aider les gens à partir comme ils le voulaient, sans douleur ni violence, au moment où ils s’y attendaient le moins, les gens de l’Agence savaient très bien faire ça. Mais ce travail et la solitude qui en découlait, désormais ce n’était plus sa vie. Il le savait. La jeune femme but une autre gorgée. Le Mojito, c’est ça, hein ? Oui, bien sûr. Et quoi d’autre ? Je ne sais pas. Quelle importance maintenant… Oui, bien sûr. Elle finit son verre, le lui tendit. Comme ça, tu auras un souvenir de moi. Il sourit, la prit dans ses bras, elle commençait à partir. Son corps devenait plus lourd, sa tête s’affaissait en douceur sur son épaule et il resta là, à la regarder s’endormir sans un mot avec le cœur qui battait bizarre. Murmures… Le verre, tu l’aurais vraiment bu ? Il embrassa ses lèvres au goût d’orange et lui souffla un ‘oui’ dans la bouche. Yeux clos, voix étouffée, elle dit alors avec un sourire d’enfant, c’est bien. Et dis-moi des choses, tu sais, de celles qui sont si belles quand elles ne font plus peur. S’il te plaît. Il lui sourit. Oui. Bien sûr. Avant qu’ils ne se quittent, il lui murmura ces quelques mots : Mais lors même que je descendrai dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal parce que vous serez avec moi… L’instant d’après elle ne bougeait plus, à jamais débarrassée de sa peur. Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur. Il avait aidé trop de gens à partir et là, la femme ultime, la femme de trop… Qui peut se réjouir d’être à jamais le Grand Dragon Rouge.

Bruno BAUDART

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés

Cinquième place 2025 : « Sur les rails »

Sur les rails

La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. C’était là, au creux de la médiathèque municipale de Castefort, que le vernissage de l’exposition des photos de Lili ouvrait la saison culturelle.
En matière de déco, cette mairie communiste manifestait un goût très cheap. Mais la lumière de la salle mettait en valeur la noirceur de ses clichés, aussi, Lili pensait que le jaune incertain des murs s’apprivoisait, ma foi. Et puis, il faisait frais, ça évitait de penser qu’on serait mieux à la piscine municipale.
Lili avait grandi dans les années 70, pattes d’eph et sabots, flirts sur les bancs en skaï rouge du bar du lycée, sur fond de tapisserie psychédélique. Alors le jaune-caca, c’était du déjà vu, dans une autre vie.
Depuis, elle avait tout repeint en noir. Elle rasait le côté gauche de son crâne, tatoué de rails de chemin de fer et portait sur l’autre versant une tresse en macaron, comme une caricature de grosse allemande. Son visage s’affaissait doucement, les plis autour de sa bouche se creusaient sans élégance, comme lorsqu’on pleure fort. Sa peau semblait empêchée de dégouliner par le piquetage de nombreux piercings de métal gris. Elle allumait des ferveurs furieuses dans les milieux punks et lesbiens.
Lili photographiait des chemins de fer. Elle traquait la lumière sur les reflets du métal, le graphisme absolu des lignes de fuite, la poésie de la moindre ombre sur le ballast et la technique épatante des aiguillages. Elle exposait même une ronde rotonde oubliée, avec la neige qui ourle les courbes et la lumière d’hiver en flèches d’énergie pure à travers le toit troué.
Les vieux élus communistes de Castefort appréciaient la beauté désolée de ses photos. Lili aimait leur discours sur le prolétariat laborieux, l’aliénation par le travail et les luttes des camarades cheminots. Même si c’était d’autres émotions qui ravageaient Lili, elle était heureuse du partage de ces passions marxistes et tristes.
Elle acquiesçait et remerciait.
Personne ne connaissait son passé et elle ne voulait pas réveiller la bête du souvenir, tapie sous son diaphragme, prête à bondir, dents en avant, pour lui déchirer les entrailles.
Ce jour-là, dans le sud torride, elle et son mari rentraient en voiture après un repas chez les parents de Lili. Leur bébé gazouillait dans son siège auto. Son mari faisait la tête, au volant de sa Renault de commercial. Elle venait de passer un bon moment. Il y avait eu les plaisanteries habituelles sur le parti communiste, auquel sa famille de militants repentis vouait une tendresse toute nostalgique. Lili disait que rire de tant de couleuvres avalées faisait acte de rédemption. Les bouffeurs de curé aimaient bien être ainsi chahutés.
Son mari n’avait rien compris aux conversations, il n’avait pas les références. Et puis, il détestait quand Lili prenait toute l’attention, comme ça, drôle et intelligente. Il avait enragé in petto toute la journée, sûr qu’ils se foutent de ma gueule, tous ces cons.
Depuis la naissance du bébé, c’était l’enfer pour lui. Le centre du monde s’était déplacé, irréversiblement. Lili semblait capter des lumières millénaires et célestes dont elle nimbait son bébé.
Pour qui se prenait-elle, c’était ridicule !
Il s’acharnait à éteindre tout ça, il faisait tout pour éreinter Lili. Tout : étaler les jouets qu’elle venait de ranger, jeter ses livres préférés, cacher le bol d’eau du chat, arracher les fleurs qu’elle aimait et les faire cramer sous la fenêtre du bébé, changer de nounou sans la prévenir. Et, quand elle était bien épuisée, le corps rompu, lui reprocher de manquer d’enthousiasme lors de ses saillies de gymnaste agité de la gonade.
Et voilà que ce jour-là, elle était redevenue belle et gaie, admirée et aimée. Il avait bien tenté de la faire craquer, en faisant pleurer le bébé chaque fois qu’elle prenait la parole ou en le laissant jouer avec ses excréments.
Rien n’y avait fait, elle rayonnait quand même.
Alors, c’était un retour grimaçant. La peau du visage du mari était tendue à craquer. Ses yeux aux pupilles en pointes d’épingles jetaient des regards noirs en douce, rapides et secs comme les virages infligés à l’auto.
Au passage à niveau, la sonnerie surgit au moment où traversait la voiture devant eux. Il engagea puis arrêta la Renault sur les rails, derrière la file arrêtée. L’accélération des mouvements de ses yeux ainsi qu’un rictus incontrôlé, révélaient sa satisfaction de rendre son épouse folle de peur.
Lili opta pour le calme – le train va passer, recule, s’il te plaît.
Il la pourrit, il voulait en avoir le cœur net, il savait ce qu’il faisait.
Pour qui se prenait-elle, c’était humiliant !
Dans l’axe du siège auto, elle vit le train glisser, loin mais comme une balle dans l’air. Elle s’arracha de la Renault et couru saisir son bébé. Alors, son mari, finalement lancé dans la fuite, la cogna de toutes ses forces. Deux poings en avant, dégage de là. L’impact lui cassa trois os, propulsa leur bébé sous l’auto et la projeta sur le ballast. Le train emboutit enfant et voiture. Le mari vérifia vite qui avait vu quoi puis porta ses mains à sa tête dans un geste surjoué de aïe aïe que se passe-t-il ?
L’inspecteur appelé pour l’enquête trouva Lili prostrée et cassée, au sol. Elle regardait le train qui venait d’écraser son bébé. Sa main gauche pivotait sans contrôle, dans un sens, dans l’autre. Plus loin, le sombre connard répétait, l’air important, quelle maladresse mais quelle maladresse.
L’inspecteur était un petit homme, en proie au doute pour chacun de ses gestes. Tout dans sa tenue et ses postures disait le vieux garçon réservé, sensible et intelligent, soirées lecture avec chat au coin du feu et amour des arts. Le mari lui apparut rapidement peu sincère et beaucoup suspect. Et puis, une intuition poisseuse lui colla au râble : ce genre de connard ne serait jamais confondu ; en revanche, les investigations et interrogatoires tueraient Lili.
Il avait classé le dossier, rapidement.
Le couple divorça. Auréolé du panache du grand malheur, le mari profita tant qu’il put de l’empathie des femmes et de la confiance des milieux politiques et culturels. Il peaufina son statut de victime, à coups de sous-entendus accusateurs – son ex-épouse avait, déjà avant l’accident, des dépressions pour un oui, pour un non ou pour rien. Alors imaginez le post-partum, malheureusement, glissait-il, tout imbu de Wikipédia. Il plaçait des bons mots entendus dans la famille de Lili et singeait l’habitus des intellectuels. Il se lança en politique.
Pendant ce temps, Lili subissait toutes sortes de traitements chimiques, encaissait la pitié, la gêne puis la haine brute de tous les amis d’avant, jouer à miss-la-plus-triste-du-monde ça va un temps, faut se secouer, maintenant.
Pour qui se prenait-elle, c’était consternant !
Elle changea de région.
Des années plus tard, l’inspecteur prit sa retraite. Heureux de quitter le sud au goût moite et anisé, il s’installa à Castefort.
Il entra dans la galerie d’art, pour le vernissage de l’expo de Lili. C’est à sa démarche bancale et décalée qu’elle le reconnut. Il l’identifia à sa main gauche agitée, dans un sens, dans l’autre.
Ils se sourirent tristement.
L’inspecteur reçut en pleine poitrine le désespoir somptueux de l’exposition.
Pendant le vernissage, chacun se rassasiait d’émotions, de petits fours, de fraîcheur et d’humanité. Une lumière sans retenue inondait la ville. Un grand soleil contagieux donnait de la pimpance à toute chose, jusqu’au jaune fadasse des murs de la galerie d’art qui rayonnait d’ambre.
L’inspecteur regarda les yeux de Lili semés de tristesse, son sourire cassé, son crâne tatoué et sa peau érodée. Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur.

Claire CONSTANS

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés

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