La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Catégorie : Anciennes éditions

Les anciennes participations au concours, triées par année.

Quatrième place 2020 : « Crépuscule »

Crépuscule

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. Pas comme ici, regarde, on a l’impression que le soleil ne veut pas se glisser sous sa couverture, qu’il prend un malin plaisir à prolonger ces jours si mornes.
Le ciel était d’un blanc laiteux en cette fin d’après-midi. L’automne n’allait pas tarder à capituler, plus aucun voilier ne fendait l’océan. Au loin, seuls quelques porte-conteneurs continuaient leur incessant ballet sur les eaux froides et hostiles.
– Pourquoi tiens-tu tant à partir vivre à la montagne, on est bien ici, non ? J’aime contempler la mer, elle me berce. La montagne est si imposante, si oppressante.
Marc se leva du banc. Ses genoux craquèrent lorsqu’il déplia sa large silhouette. Son corps avait toujours été trop grand pour lui, trop maladroit, trop visible. Il embrassa le paysage de son bras démesuré.
– Mais qu’y a-t-il de beau ici ? Ça pue la marée et le varech. Le vent démonte les toitures une semaine sur deux. Les pêcheurs crèvent la dalle et n’ont plus que de vieilles histoires à ressasser. Même le vieux Le Gallec, il est obligé de vendre des glaces aux parisiens pour survivre, c’est désolant.
Louise glissa d’une voix douce :
– Tu es sûre que tu ne cherches pas plutôt à fuir ?
Marc ramassa un galet rond qu’il regarda sans vraiment y prêter attention, et le jeta par-dessus le grillage les protégeant du bord de la falaise.
– Non. Fuir quoi ? J’emmerde mon père et sa ceinture en cuir, il ne me fait plus peur depuis longtemps. Au contraire, ça me fait marrer de le voir crever à petit feu. Il ferait mieux de se jeter par-dessus bord.
Il posa ses larges mains sur ses hanches, défiant l’horizon du regard.
– Et puis les Alpes c’est la liberté, les grands espaces, l’air pur, les randonnées…
La jeune femme eut un petit rire sec. Elle jouait machinalement avec les boucles de ses longs cheveux châtains.
– La liberté ? Quelle liberté ? Tu as toujours refusé que je sorte avec mes amies, tu as toujours fouillé dans mon sac, dans mon portable… Cela fait bien longtemps que j’ai oublié la signification de ce mot.
Le trentenaire pivota et la toisa de ses yeux bleus, sombres comme un soir de tempête.
– Mais c’est pour te protéger ma chérie, tu le sais bien, je te l’ai déjà dit mille fois. Tu ne te rends pas compte à quel point les gens sont fous. Belle comme tu es, les pervers vont se jeter sur toi. Et puis je les connais tes copines, toujours à mettre des tenues qui exciteraient un eunuque. Soit raisonnable. Tu verras, les gens sont beaucoup plus sensés là-bas.
Louise soutint ce regard dur, elle n’avait plus peur de s’y noyer. Elle croisa les jambes et glissa ses mains entre ses cuisses, réflexe pour cacher ses tremblements.
– Les claques, c’est pour me protéger aussi ? Les crachats et ton haleine qui empestent l’alcool ? Et les coups de genoux, c’est parce que je ne suis pas une personne sensée ?

Marc commença à faire les cent pas devant le banc sur lequel était assise sa femme. Ses chaussures soulevaient une fine couche de sable et de terre mélangés. Il posa la paume de ses mains sur ses tempes, ses doigts s’enfoncèrent dans son crâne presque rasé. Il tentait de contenir la colère qui remontait le long de sa gorge, l’amertume qui tapissait son palais.
– Ça y est, tu recommences à m’énerver, argua-t-il, irrité. On dirait que tu le fais exprès, finalement cela doit te plaire quand je m’emporte non ? Tu n’aurais pas un petit côté masochiste sur les bords ? T’aime ça ? Hein, dis-le que tu aimes ça !
Il accélérait le pas, se frottant compulsivement le cuir chevelu. Ses baskets blanches étaient recouvertes d’une pellicule brunâtre.
– En plus tu sais très bien que je ne bois plus depuis que… depuis l’incident. Tu n’es qu’une sale petite menteuse. En fait tu veux que je devienne cinglé, hein, sale menteuse.
Il écrasa son poing sur le grillage, telles les vagues se brisant sur les rochers. Il agrippa ses doigts aux fils de fer, serrant jusqu’à ce que ses phalanges deviennent blanches comme l’écume. Le visage collé aux mailles, il scruta ce satané soleil qui ne voulait pas se coucher pour en finir avec cette maudite journée.

La jeune femme était stoïque, emmitouflée dans une grosse polaire ; seuls ses cheveux ondulaient sous l’effet de la brise marine. Elle faisait face à ce corps crispé, ces tendons saillants, ce cerveau malade. Une bourrasque chargée de l’hiver à venir les gifla. Marc se retourna et contourna l’assise en bois. Il se plaça derrière l’amour de sa vie. Ses mains se posèrent sur le dossier du siège et il se pencha en avant. Son souffle se fraya un chemin à travers la longue chevelure pour finir par déverser son fiel au creux de son oreille.
– Tu n’as quand même pas l’intention de me quitter j’espère ? Tu sais bien que tu m’aimes hein ? Tu as besoin d’un homme fort comme moi. Tu t’égares un peu mais tu m’aimes, c’est sûr. Tu sais que j’ai raison. Dis-le. Allez dis-le.
Un ange passa, un ange chargé de plomb sous ce triste crépuscule. L’océan se figea comme sur une photo de Plisson. Les secondes s’égrenèrent, lourdes, étouffantes.
La phrase qui finit par déchirer le silence sonna comme une sentence.
– Tu es à moi.
L’homme plaça ses larges mains en étau, de part et d’autre du cou à la peau blanche. Son pouls s’accéléra, le sang lui battait les tempes.
Soudain, une voix dans son dos, lointaine, lui parvint et parcourut le chemin jusqu’à son cerveau.
– Marc ! C’est l’heure de rentrer maintenant ! La sortie est terminée.
Il suspendit son geste quelques instants, puis relâcha ses muscles, laissant tomber ses bras le long de son corps. Le soleil avait déposé les armes, la pénombre les enveloppait. Il sentait son énergie se vider, quitter ce corps trop grand, trop maladroit, trop difficile à maîtriser.
– Tu as raison, je vais attendre un peu pour le déménagement, annonça-t-il d’une voix lasse. On verra. Peut-être plus tard, Lorsque tu ne seras plus là.
– Mais je suis déjà partie Marc, cela fait un an jour pour jour que tu m’as poussée du haut de cette falaise.

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

Cinquième place 2020 : « La vérité sur l’affaire Larry Kleber »

La vérité sur l’affaire Larry Kleber


Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite.
– L’Alaska ?
– Voyons, Marcus, l’Alaska n’est pas un pays !
– Je me doutais bien que m’engager dans cette partie de Trivial Pursuit avec vous n’était pas une bonne idée, Larry…
– Vous savez, Marcus, la vie est une gigantesque partie de Trivial Pursuit. Des questions sont posées et ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux qui n’éludent aucune d’entre elles.

Je traversais une période de doute profond, et, malgré tous mes efforts, il m’était impossible de coucher la moindre ligne sur mon carnet de moleskine, lequel m’avait été offert par Patrick Modiano lors d’un récent salon du livre. J’étais alors tombé par hasard sur une annonce publiée dans Le Figaro, proposant de se ressourcer au moyen d’un stage d’une semaine de jeûne dans la Creuse. Sans trop réfléchir, je m’étais lancé dans l’aventure, en espérant que cette purification promise puisse m’aider à trouver l’inspiration qui me faisait défaut depuis bien trop longtemps. En complément de ce programme de suppression des matières solides, des activités étaient organisées, probablement afin de faire oublier la sensation de faim ; quand bien même l’objectif affiché de celles-ci était plutôt de nous ouvrir à de nouveaux horizons. Voici comment je me suis retrouvé assis dans un champ, un jeudi après-midi, muni de pinceaux, d’une toile et de quelques tubes de peinture, à peindre des vaches en pleine séance de rumination.

– Marcus, savez-vous que l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle a fait l’objet d’un millier de pastiches à travers le monde ? Beaucoup de personnes pensent qu’écrire un pastiche revient à se moquer de l’écrivain. Il n’en est rien. Ecrire un pastiche, c’est se confondre avec son œuvre et le connaître sur le bout des doigts. C’est avant tout un profond respect de l’auteur…

Je ne sais pas si les effets du jeûne se faisaient sentir, mais il me semblait me détacher peu à peu de la réalité. Des pensées étaient venues m’obséder, dès le deuxième ou troisième soir. Je revoyais certaines scènes du passé avec une netteté confondante. Larry Kleber, mon ancien professeur, avait été accusé de meurtre il y a maintenant dix ans. On avait retrouvé dans son garage les restes calcinés d’une de ses étudiantes. La mort avait été datée de douze ans auparavant. Lorsque j’avais appris la nouvelle de son accusation, je m’étais précipité à son domicile, pensant naïvement que c’était de cette façon que je pourrais le soutenir au mieux. J’étais arrivé au moment où il sortait menotté de sa maison, escorté par deux policiers en uniforme. Bien sûr, je n’avais pas pu m’approcher, mais il m’avait aperçu. « Marcus, pensez à nourrir mon hamster » m’avait-t-il crié alors qu’il s’engouffrait dans le véhicule de la police.

– Marcus, avez-vous déjà écrit des nouvelles ?
– Non Larry, cela me semble un exercice un peu vain.
– Vous avez tort, Marcus. La nouvelle révèle le meilleur de l’écrivain. Réussir à subjuguer le lecteur en quelques pages seulement, n’est-ce pas le défi ultime ?

Dans ma chambre, le vendredi soir, alors que je dégustais une tisane pissenlit-fleur de lotus et que j’observais le tableau que j’avais peint la veille, Larry s’est signalé de nouveau. Était-ce à cause du regard pénétrant du bovin que j’avais su restituer d’une manière signifiante ? Je ne saurais le dire. Je me suis revu, en 1984, débarquer à son domicile. J’avais alors écrit mon premier roman, lequel avait connu un succès d’estime. Mais je ne m’en contentais pas. Fébrile, j’avais roulé à toute vitesse sur l’autoroute déserte, traversant des paysages ombreux et enneigés. Pressé d’arriver chez Larry, lorsque j’avais entamé un virage au frein à main pour emprunter son allée, j’avais renversé le conteneur poubelle qui bordait le trottoir. Après avoir ramassé tous les détritus, je m’étais précipité à sa porte. Il m’avait ouvert, en robe de chambre, et m’avait souri.
« Larry, avais-je lancé, je veux écrire un chef-d’œuvre !
– Très bien, Marcus, mais vous ne voulez pas un café avant ? »
Il m’avait précédé dans sa cuisine, où trois jeunes femmes en nuisette étaient déjà attablées.
« Veuillez m’excuser, Marcus, j’ai organisé ce week-end un séminaire sur l’écriture intuitive et plusieurs de mes étudiantes m’ont honoré de leur présence. Voulez-vous vous joindre à nous ? »
L’une des filles s’est manifestée : « c’est quoi cette odeur de poubelle ? »

– Marcus, savez-vous ce que représente Watson, pour Sherlock Holmes ?
– Je dirais son ami, ou bien son complice ?
– Détrompez-vous, il n’est qu’un simple faire-valoir. Il est présent pour faire paraître l’enquêteur principal encore plus brillant. Puissent nos relations être plus saines, Marcus !

Au beau milieu de mes trois heures de méditation, j’ai revu la maison de Larry, peu après son départ forcé, dans laquelle toute entrée m’était impossible, ayant été mise sous scellés. Beaucoup de badauds étaient attroupés, et j’ai aperçu la voisine de Larry, qui taillait ses rosiers. Elle m’a reconnu et invité à la rejoindre, d’un petit signe de la main.
– Larry Kleber m’a laissé quelque chose pour vous. Son hamster.
– J’ignorais que Larry avait un hamster, ai-je murmuré.
– Il y beaucoup de choses que l’on ignorait sur Larry Kleber…
– C’est juste. Dites-moi, il n’aurait pas aussi laissé des graines, pour le hamster ?
C’est ainsi que j’avais ramené ce petit animal de compagnie dans mon modeste appartement. Mais c’est deux jours plus tard, alors que j’avais entrepris un nettoyage de sa cage, que j’ai trouvé la cassette vidéo, emballée dans un film plastique et cachée sous un tas de sciure de bois.

– Marcus, j’ai beaucoup réfléchi aux plus belles manières de terminer une nouvelle. Le temps passe, et je m’en fais une image de plus en plus précise. Accordez-y tout le temps qu’il vous faudra, Marcus. Chérissez tout particulièrement la dernière phrase de votre histoire.

Le stage de jeûne touchait à sa fin, et j’avais perdu sept kilos. Bien qu’un bouillon de légumes m’eût été servi à trois heures du matin, je me sentais toujours plus faible. Une dernière vision vint me hanter. Larry me prêtait régulièrement sa maison, lorsqu’il partait en conférence à l’étranger. En 1985, j’avais eu une aventure sérieuse avec l’une de ses étudiantes, ce qui boostait mon processus hormonal et créatif. Un soir, elle m’avait fait une scène terrible. C’est là que j’avais commis l’irréparable. Je pensais avoir pris toutes mes précautions, mais il ne m’était pas venu à l’esprit qu’une caméra ait pu être discrètement positionnée par Larry dans son garage. Peut-être pour surveiller son hamster à distance. La cassette vidéo était explicite, et le film se terminait par le nettoyage du barbecue à la javel. Larry savait donc tout !

– Marcus, quelle est selon vous la plus belle façon de mourir ?
– Calciné puis caché dans un garage ?
– Votre humour me surprendra toujours, Marcus…

La réalité du présent se mélangeait désormais avec mes souvenirs. Le stage prenait fin aujourd’hui même et j’attendais la remise du diplôme, soutenu par mes acolytes, dans une grande salle aux larges baies vitrées. J’ai cru apercevoir Larry, sur la terrasse extérieure.

– Faites-moi une promesse, Marcus : si jamais un jour vous étiez convaincu de me voir pour la dernière fois, tutoyez-moi.

J’avais pensé : peut-être plus tard, lorsque tu ne seras plus là.

Thomas CUVILLIER

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

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