
Le professionnel
La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. A l’extérieur il faisait chaud, une belle journée de juin. Était-ce pour cela qu’il se trouvait près d’elle, sous l’air pulsé et frais… Non, il savait très bien que non. Je suis un professionnel voilà tout. Et professionnel, il l’était. Oui. Solitaire aussi. Oui. Telle était sa vie, toute sa vie. Jusqu’au jour où il la vit. Elle portait une robe jaune pâle avec une ceinture bleue, on aurait dit une aquarelle surgie dans le soleil, perdue dans cette petite galerie d’art du Palazzo Amore. Venise. Mur jaune crème surmonté de spots de lumière et elle se tenait là, seule et inconnue – mais l’était-elle vraiment pour lui… « Vous aimez ? » Elle faisait face à un tableau de William Blake ‘Le grand dragon rouge et la femme vêtue de soleil’. Son visage relevé vers ce tableau accroché au mur et protégé par une vitre en plexiglas, il observait son profil au petit nez droit, ses lèvres à la moue enfantine, ses grands yeux sombres d’orpheline quand son regard se détacha de l’œuvre et vint se poser sur lui. Reflets de soleil sur la petite croix autour de son cou. « Vous aimez ? » Elle le fixa, les yeux mi-clos comme quelqu’un a pris un éclat de soleil et regarde désormais sa vie de loin. Puis se détourna vers le grand dragon rouge et fixa l’homme de nouveau. « Oui. Et non.
– Ah. » Il lui sourit, agréable et accueillant ; il était payé pour cela. Son visage auréolé d’un spot de lumière, elle esquissa un petit sourire. Triste. « Oui, tableau magnifique de Blake mais… Cet immense dragon qui entoure les jambes de la femme avec sa queue, ça a quelque chose d’effrayant je trouve. Pas vous ? » Il sembla hésiter – la laisser doucement venir à lui. « Je ne sais pas, et pourquoi effrayant. Peut-être veut-il juste la rassurer, la protéger, la mettre en sécurité tout prêt de lui ». Il sentit la jeune femme se raidir, quelque chose d’une impuissance passée, vaine colère de petite fille issue d’un quelconque ressentiment. Puis son corps se relâcha. Son regard maintenant figé sur le tableau, sa voix de femme vibra entre eux deux. Entre les murs blancs qui les étouffaient sans bruit. « Oui, articula-t-elle, la protéger… Ou bien juste abréger ses souffrances ». Silence puis elle dit : « Les dragons sont comme les hommes, ils ne sont pas tous réputés pour être gentils, non… ?
– Oui, c’est vrai, mais quelque fois on peut avoir des surprises.
– Ah. De quelle surprise parlez-vous ? » L’homme regarda le tableau, le grand dragon rouge avec la femme solaire à ses pieds. Un doux sourire aux lèvres il souffla, Qui sait… Ils restèrent ainsi un long moment, leurs corps si proches. L’homme pouvait sentir ce courant entre eux, quelque chose de nouveau pour lui : cette intensité. Elle cligna les yeux et murmura quelques mots d’une langue inconnue, mains jointes devant elle comme dans une prière afin que l’on ne l’oublie pas. Elle dénoua ses mains mais pas assez vite pour l’empêcher de voir ces cicatrices blanches sur son poignet gauche. Déjà, il savait. « Vous voulez un verre, ils ont un super Mojito bien frais au bar. Vous voulez ?
– Oui. Si vous voulez.
– Alors ne bougez pas, je vais vous chercher ça. » Ils se sourirent mais dans les yeux de la femme, une déchirure, une douleur pour qui savait. Mais qui savait, à part elle. Et lui. Ah si, ceux de l’Agence. Le bar était désert, juste un serveur en veste noire. Il s’approcha ; sans un mot ni un regard, l’homme en noir lui servit deux verres de Mojito. Et le professionnel resta ainsi, le dos tourné à la salle tandis que le barman s’éclipsait derrière un rideau. Un mouvement derrière lui, il tourna la tête ; la femme était sortie dans le petit jardin niché au cœur de la galerie. Elle s’était installée dans un transat sous les arbres, le nez en l’air, et semblait ailleurs, le regard perdu dans un ciel baigné de bleu. L’homme se retourna vers les deux verres, plissa les yeux devant les feuilles de menthe, une jolie couleur verte éperdue dans tout ce jaune. Rapide et discret il fit ce qu’il avait à faire : il versa la poudre incolore, inodore, sans saveur et si efficace – sans laisser de trace. Parfait. « Vous désirez lequel ? Le Mojito, le vrai de vrai ou le plus doux, sans rhum ni liqueur d’Amaretto ?
– Le plus doux…. » L’homme s’assit à côté d’elle, il lui tendit le verre désiré. Elle le saisit. Sans un mot, les yeux baissés, elle fit tournoyer lentement le liquide entre les parois embuées. Elle semblait chercher une réponse dans son verre ; l’homme, le professionnel, détourna le regard. La jeune femme arborait un sourire lointain, une sorte d’acceptation douloureuse comme si elle commençait enfin à comprendre. Lentement elle porta le verre à ses lèvres. Les yeux mi-clos, elle but une gorgée de couleur jaune. Rien ne changea, ni la douceur du silence entre les murs blancs et frais du petit jardin, ni la galerie d’art enroulée autour du jardinet, vide et remplie d’eux. Eux côte à côte. Eux ensemble depuis si longtemps, il lui semblait.
« Vous ne buvez pas ?
– Si. Bien sûr. » Il lui sourit. A son tour il but une gorgée. « Qu’auriez-vous fait si j’avais pris l’autre verre ? Dites-moi. S’il vous plaît… » Cette voix lasse, ces yeux fatigués soudain baignés de larmes silencieuses, l’homme s’approcha doucement d’elle. Il n’agissait pas ainsi avec les autres femmes. Mais là, nul besoin de se forcer, sa détresse l’aspirait. « Si vous aviez choisi l’autre verre, celui-là, – il leva son verre devant elle – j’aurais bu le vôtre. » Elle le fixa, grave et surprise en même temps. « Vraiment ? » Il lui sourit et caressa doucement sa joue. « Oui … Vraiment. » Elle posa sa tête sur son épaule et ils restèrent ainsi, immobiles comme enchantés. Ensemble. La galerie se refermait sur eux, le barman semblait ne jamais avoir existé et à ce moment-là elle chuchota comme dans un secret partagé, comment vivre sa vie quand le premier homme, votre père, s’est servi de votre corps, vous encore jeune fille… Elle regardait le vide de ses grands yeux écarquillés. Liquides. Alors, à sa suite, une succession d’hommes, des fantômes de passage dans mon lit. Sans amour, sans rien. Comme une punition. Et de tout ça, je n’en veux plus. Je veux juste partir.
– Je comprends. » D’une main ferme elle tourna la tête de l’homme vers elle, leurs bouches toutes proches maintenant. « Non, et ses lèvres tremblaient, non, tu ne comprends rien. Ou plutôt si : Tu sais tout. C’est toi que l’Agence a envoyé, non ? » L’homme lui sourit. Que lui répondre ? Ce qu’elle avait déjà compris… « Alors tant mieux. Et sans violence, ça me va. » Ils se regardèrent et sacrifièrent au rite ultime des gens qui se disent adieu : s’embrasser. En douceur. Sa bouche avait un goût d’orange. De nouveau ils se retrouvèrent dans leur transat respectif mais si proches l’un de l’autre. Dans un souffle elle demanda, Ça va faire… mal ? Non. Juste s’endormir en douceur. C’est tout. Sans trop savoir pourquoi il eut envie de pleurer. Aider les gens à partir comme ils le voulaient, sans douleur ni violence, au moment où ils s’y attendaient le moins, les gens de l’Agence savaient très bien faire ça. Mais ce travail et la solitude qui en découlait, désormais ce n’était plus sa vie. Il le savait. La jeune femme but une autre gorgée. Le Mojito, c’est ça, hein ? Oui, bien sûr. Et quoi d’autre ? Je ne sais pas. Quelle importance maintenant… Oui, bien sûr. Elle finit son verre, le lui tendit. Comme ça, tu auras un souvenir de moi. Il sourit, la prit dans ses bras, elle commençait à partir. Son corps devenait plus lourd, sa tête s’affaissait en douceur sur son épaule et il resta là, à la regarder s’endormir sans un mot avec le cœur qui battait bizarre. Murmures… Le verre, tu l’aurais vraiment bu ? Il embrassa ses lèvres au goût d’orange et lui souffla un ‘oui’ dans la bouche. Yeux clos, voix étouffée, elle dit alors avec un sourire d’enfant, c’est bien. Et dis-moi des choses, tu sais, de celles qui sont si belles quand elles ne font plus peur. S’il te plaît. Il lui sourit. Oui. Bien sûr. Avant qu’ils ne se quittent, il lui murmura ces quelques mots : Mais lors même que je descendrai dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal parce que vous serez avec moi… L’instant d’après elle ne bougeait plus, à jamais débarrassée de sa peur. Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur. Il avait aidé trop de gens à partir et là, la femme ultime, la femme de trop… Qui peut se réjouir d’être à jamais le Grand Dragon Rouge.
Bruno BAUDART
Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés