Le prix d’une vie

« Combien serons-nous ce soir, pour ce bouillon de 11h ?
– Treize bien sûr …
– De quelle information disposera-t-il ?
– D’aucune : la surprise sera totale pour lui. Nous verrons comment il réagit. Il n’y a pas que le potage qui risque d’être épicé ce soir …
– Je n’aime pas ça. Cela peut s’avérer dangereux. »

Tom se demandait dans quoi il s’était engagé. Son licenciement datait d’un an déjà. Si, les premiers jours, il avait apprécié ces vacances forcées, il n’avait toujours pas retrouvé de poste et sa situation financière devenait critique. Il y a 3 mois, il avait repéré sur les réseaux sociaux ce concours de nouvelles « Le prix d’une vie » dans la catégorie roman noir et la récompense « elle changera radicalement votre vie » l’avait suffisamment intrigué pour qu’il se prête au jeu.
Il tenait maintenant entre ses mains le carton d’invitation, déposé dans sa boîte aux lettres le matin même et, perplexe, le relut une nouvelle fois : « Félicitations Tom ! Vous faites partie des deux finalistes de notre concours de nouvelles « Le prix d’une vie ». Le gagnant sera désigné ce soir, vendredi 13 septembre lors d’un dîner qui aura lieu à 23h. Présentez-vous au 13 rue Montaigne à 22h30 précises. Entrez sans sonner. Vous trouverez une lettre : prenez en connaissance et suivez scrupuleusement les instructions. »
Étrange mais après tout, songea-t-il, qu’avait-il à perdre ?
La nuit était tombée lorsqu’il se présenta, à l’heure dite, devant l’adresse indiquée. Aucune lumière ne filtrait des fenêtres. Il actionna la poignée de la porte d’entrée qui s’ouvrit sans problème. Il repéra facilement la lettre. Il l’ouvrit et découvrit la photo d’un homme âgé à l’air jovial, accompagnée d’une petite fiole et d’un mot « Bonjour Tom, je suis le professeur Brun, organisateur du concours de nouvelles auquel vous avez participé. J’ai beaucoup apprécié votre texte. Il révèle quelqu’un de cultivé, plein de dérision, avec un sens certain pour tout ce qui n’est pas conventionnel. J’ai un cancer généralisé, il ne me reste que quelques jours à vivre et je souhaite mettre un terme à mes douleurs insupportables. Féru de romans policiers, j’ai imaginé une mort à l’image de cette passion. Vous serez, si vous l’acceptez, l’aide qui me permettra de rejoindre mon épouse dans l’au-delà. Pour cela, la fiole contient un poison violent qu’il vous suffira de verser dans mon verre, ce soir, lors du dîner. Il est indétectable aux analyses que ne manquera pas de réaliser la police suite à mon décès, vous ne serez donc aucunement suspecté. Pour vous remercier, n’ayant pas de famille, vous hériterez de cette maison. Les papiers correspondants sont prêts. Mais vous avez un concurrent, je n’ai pas réussi à vous départager. Je lui ai également proposé de m’aider mais d’une autre façon, que je ne vous dévoilerai pas, et qui me conduira à la mort avec des symptômes différents. Ces symptômes permettront aux membres du jury, qui participeront aussi à ce dîner, de savoir qui a gagné. Ils présenteront alors le bon testament à mon notaire la semaine prochaine. Est-ce votre nom qui sera couché sur ce document ? Cela dépend de vous ! ».
Tom, incrédule, lâcha la lettre. Me demander d’être un assassin pour une maison ? Pour qui me prend-il ? Il pensa à quitter immédiatement les lieux, puis se ravisa. En y réfléchissant, cela ne correspondait-il pas à de l’euthanasie assistée ? Certes, cette pratique est illégale dans notre pays mais est autorisée ailleurs, il libérerait ainsi cet homme de ses souffrances, une bonne action en somme se persuada-t-il, et compte tenu de sa situation, c’était une occasion inespérée. Il respira profondément et décida de faire confiance à son intuition qui saurait, le moment venu, lui dicter sa conduite. La fiole serrée dans son poing gauche, il monta à l’étage où il percevait du bruit. En haut de l’escalier, il ouvrit une porte et se trouva dans une salle où une table était dressée. Plusieurs personnes discutaient. Il reconnut le professeur Brun qui s’avança vers lui, un verre à la main. « Tom je présume ? ». Il hocha la tête. « Bienvenue, nous n’attendions plus que vous ! ». Il se retourna vers les autres convives et invita l’assemblée à passer à table. Un bref instant, Tom songea à saisir cette opportunité pour verser le contenu de la fiole dans le verre mais il se promit d’abord de s’assurer que tel était bien le souhait du professeur et tant pis si son concurrent avait moins de scrupules que lui et le devançait. Il essaya d’ailleurs de l’identifier en balayant la salle du regard. En vain.
A table, il se retrouva assis à droite du professeur. Il constata qu’ils étaient treize à table et bien que n’étant pas superstitieux, cela le mit mal à l’aise. Le repas était animé mais il ne participait pas aux échanges. « Vous êtes bien pâle, tout va bien ? » s’enquit le professeur. « Je suis un peu fatigué, je vous prie de m’excuser » répondit-il en se levant et en se dirigeant vers la salle de bains. Il s’aspergea le visage. Il entendit des pas derrière lui : « Cela va-t-il mieux ? ». « Monsieur, je veux bien vous aider comme vous me l’avez demandé mais pouvez-vous me confirmer que vous souhaitez toujours mourir cette nuit ? ». Le professeur fronça les sourcils : « Que racontez-vous ? Si c’est une blague, elle est de très mauvais goût ! ». Ces paroles lui firent l’effet d’un uppercut. « Mais, le mot ??… la fiole … ?? » balbutia t’il en ouvrant son poing. Le professeur ouvrit de grands yeux « Où l’avez-vous trouvée ? Cette fiole a disparu hier de mon laboratoire, elle contient une substance mortelle et … » il fut interrompu par un coup de feu et se figea. « Restez là ! » lui cria Tom en se précipitant dans le couloir. Là, il buta sur un objet : un pistolet encore fumant ! Sans réfléchir, il le ramassa et revint sur ses pas. « Regardez ce que … », il s’interrompit, effaré, en voyant le professeur se tenir la poitrine, et s’écrouler. « Non !! » hurla-t-il. Trois personnes firent alors irruption, se penchèrent sur le professeur étendu sur le sol puis se tournèrent vers lui. Il comprit la méprise et sentant le piège se refermer sur lui, lâcha l’arme, les bouscula et dévala l’escalier. « Arrêtez-le ! ». Au moment où il allait atteindre la porte d’entrée, des mains s’abattirent sur lui pour le plaquer au sol. Un homme se présenta. « Commissaire Dunois. Que s’est-il passé ? Mais … que serrez-vous dans votre poing ? ». Tom s’affola « Je n’ai rien fait, commissaire ! Cette fiole était avec la lettre qui m’était adressée, disant qu’il voulait qu’on l’aide à mourir car atteint d’un cancer et … ». « Un cancer ? Le professeur ? N’importe quoi ! Et de quelle lettre parlez-vous ? » « Un mot, dans l’entrée ! ». « Nous y sommes jeune homme dans l’entrée, où se trouve ce fameux mot ? ». Tom se mordit les lèvres. Quel idiot il faisait ! Il ne l’avait pas conservé, et bien sûr l’assassin s’en était emparé. « Nous étions deux en finale du concours. Le coupable doit être le 2ème finaliste ».
« Quel 2ème finaliste ? De quel concours parlez-vous ? Vous êtes en plein délire ! Cette fiole, d’où vient-elle ? Et l’arme que vous teniez en mains ? Votre compte est bon ! ». Tom s’effondra. Finalement, pensa-t-il, amer, ce qui était écrit sur les réseaux sociaux était vrai : le 1er prix allait bien changer radicalement sa vie … il irait croupir en prison pendant de longues années. Il se sentit défaillir et crut même perdre la raison lorsqu’il vit le professeur s’approcher et se pencher sur lui, l’air inquiet. « Tout va bien mon garçon ? » Avant que Tom ne réagisse, il enchaîna rapidement « c’était un très mauvais canular qui aurait pu mal se terminer, je l’avais prédit, mais mes collègues n’ont rien voulu savoir. Ils ont persévéré dans leur idée saugrenue. Dieu merci, je ne suis pas mort, et pour ce que j’en sais, je ne souffre d’aucun cancer. La fiole, elle, ne contient que de l’eau. Votre comportement vous honore. Le jury, que vous voyez autour de vous, a effectivement beaucoup apprécié votre nouvelle et a voulu vous faire vivre le même type d’émotion que certains de vos personnages. Vous avez bien gagné le concours mais le prix est … cette surprise et le dîner que vous avez visiblement assez peu apprécié. Il était pourtant concocté par un chef ! » Tom reprit peu à peu ses esprits. « En définitive », conclut-il, « le soulagement de ne pas aller en prison vaut tous les prix, merci pour ce cadeau … inattendu !». Tous se détendirent … et les membres du jury éclatèrent de rire ! « Sans rancune mon garçon » lança le professeur en lui tendant la main.

Solange CALENDINI

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés