Sur les rails

La teinte chaude des murs de la galerie d’art, un jaune crème uniforme, contrastait avec la fraîcheur de l’air conditionné. C’était là, au creux de la médiathèque municipale de Castefort, que le vernissage de l’exposition des photos de Lili ouvrait la saison culturelle.
En matière de déco, cette mairie communiste manifestait un goût très cheap. Mais la lumière de la salle mettait en valeur la noirceur de ses clichés, aussi, Lili pensait que le jaune incertain des murs s’apprivoisait, ma foi. Et puis, il faisait frais, ça évitait de penser qu’on serait mieux à la piscine municipale.
Lili avait grandi dans les années 70, pattes d’eph et sabots, flirts sur les bancs en skaï rouge du bar du lycée, sur fond de tapisserie psychédélique. Alors le jaune-caca, c’était du déjà vu, dans une autre vie.
Depuis, elle avait tout repeint en noir. Elle rasait le côté gauche de son crâne, tatoué de rails de chemin de fer et portait sur l’autre versant une tresse en macaron, comme une caricature de grosse allemande. Son visage s’affaissait doucement, les plis autour de sa bouche se creusaient sans élégance, comme lorsqu’on pleure fort. Sa peau semblait empêchée de dégouliner par le piquetage de nombreux piercings de métal gris. Elle allumait des ferveurs furieuses dans les milieux punks et lesbiens.
Lili photographiait des chemins de fer. Elle traquait la lumière sur les reflets du métal, le graphisme absolu des lignes de fuite, la poésie de la moindre ombre sur le ballast et la technique épatante des aiguillages. Elle exposait même une ronde rotonde oubliée, avec la neige qui ourle les courbes et la lumière d’hiver en flèches d’énergie pure à travers le toit troué.
Les vieux élus communistes de Castefort appréciaient la beauté désolée de ses photos. Lili aimait leur discours sur le prolétariat laborieux, l’aliénation par le travail et les luttes des camarades cheminots. Même si c’était d’autres émotions qui ravageaient Lili, elle était heureuse du partage de ces passions marxistes et tristes.
Elle acquiesçait et remerciait.
Personne ne connaissait son passé et elle ne voulait pas réveiller la bête du souvenir, tapie sous son diaphragme, prête à bondir, dents en avant, pour lui déchirer les entrailles.
Ce jour-là, dans le sud torride, elle et son mari rentraient en voiture après un repas chez les parents de Lili. Leur bébé gazouillait dans son siège auto. Son mari faisait la tête, au volant de sa Renault de commercial. Elle venait de passer un bon moment. Il y avait eu les plaisanteries habituelles sur le parti communiste, auquel sa famille de militants repentis vouait une tendresse toute nostalgique. Lili disait que rire de tant de couleuvres avalées faisait acte de rédemption. Les bouffeurs de curé aimaient bien être ainsi chahutés.
Son mari n’avait rien compris aux conversations, il n’avait pas les références. Et puis, il détestait quand Lili prenait toute l’attention, comme ça, drôle et intelligente. Il avait enragé in petto toute la journée, sûr qu’ils se foutent de ma gueule, tous ces cons.
Depuis la naissance du bébé, c’était l’enfer pour lui. Le centre du monde s’était déplacé, irréversiblement. Lili semblait capter des lumières millénaires et célestes dont elle nimbait son bébé.
Pour qui se prenait-elle, c’était ridicule !
Il s’acharnait à éteindre tout ça, il faisait tout pour éreinter Lili. Tout : étaler les jouets qu’elle venait de ranger, jeter ses livres préférés, cacher le bol d’eau du chat, arracher les fleurs qu’elle aimait et les faire cramer sous la fenêtre du bébé, changer de nounou sans la prévenir. Et, quand elle était bien épuisée, le corps rompu, lui reprocher de manquer d’enthousiasme lors de ses saillies de gymnaste agité de la gonade.
Et voilà que ce jour-là, elle était redevenue belle et gaie, admirée et aimée. Il avait bien tenté de la faire craquer, en faisant pleurer le bébé chaque fois qu’elle prenait la parole ou en le laissant jouer avec ses excréments.
Rien n’y avait fait, elle rayonnait quand même.
Alors, c’était un retour grimaçant. La peau du visage du mari était tendue à craquer. Ses yeux aux pupilles en pointes d’épingles jetaient des regards noirs en douce, rapides et secs comme les virages infligés à l’auto.
Au passage à niveau, la sonnerie surgit au moment où traversait la voiture devant eux. Il engagea puis arrêta la Renault sur les rails, derrière la file arrêtée. L’accélération des mouvements de ses yeux ainsi qu’un rictus incontrôlé, révélaient sa satisfaction de rendre son épouse folle de peur.
Lili opta pour le calme – le train va passer, recule, s’il te plaît.
Il la pourrit, il voulait en avoir le cœur net, il savait ce qu’il faisait.
Pour qui se prenait-elle, c’était humiliant !
Dans l’axe du siège auto, elle vit le train glisser, loin mais comme une balle dans l’air. Elle s’arracha de la Renault et couru saisir son bébé. Alors, son mari, finalement lancé dans la fuite, la cogna de toutes ses forces. Deux poings en avant, dégage de là. L’impact lui cassa trois os, propulsa leur bébé sous l’auto et la projeta sur le ballast. Le train emboutit enfant et voiture. Le mari vérifia vite qui avait vu quoi puis porta ses mains à sa tête dans un geste surjoué de aïe aïe que se passe-t-il ?
L’inspecteur appelé pour l’enquête trouva Lili prostrée et cassée, au sol. Elle regardait le train qui venait d’écraser son bébé. Sa main gauche pivotait sans contrôle, dans un sens, dans l’autre. Plus loin, le sombre connard répétait, l’air important, quelle maladresse mais quelle maladresse.
L’inspecteur était un petit homme, en proie au doute pour chacun de ses gestes. Tout dans sa tenue et ses postures disait le vieux garçon réservé, sensible et intelligent, soirées lecture avec chat au coin du feu et amour des arts. Le mari lui apparut rapidement peu sincère et beaucoup suspect. Et puis, une intuition poisseuse lui colla au râble : ce genre de connard ne serait jamais confondu ; en revanche, les investigations et interrogatoires tueraient Lili.
Il avait classé le dossier, rapidement.
Le couple divorça. Auréolé du panache du grand malheur, le mari profita tant qu’il put de l’empathie des femmes et de la confiance des milieux politiques et culturels. Il peaufina son statut de victime, à coups de sous-entendus accusateurs – son ex-épouse avait, déjà avant l’accident, des dépressions pour un oui, pour un non ou pour rien. Alors imaginez le post-partum, malheureusement, glissait-il, tout imbu de Wikipédia. Il plaçait des bons mots entendus dans la famille de Lili et singeait l’habitus des intellectuels. Il se lança en politique.
Pendant ce temps, Lili subissait toutes sortes de traitements chimiques, encaissait la pitié, la gêne puis la haine brute de tous les amis d’avant, jouer à miss-la-plus-triste-du-monde ça va un temps, faut se secouer, maintenant.
Pour qui se prenait-elle, c’était consternant !
Elle changea de région.
Des années plus tard, l’inspecteur prit sa retraite. Heureux de quitter le sud au goût moite et anisé, il s’installa à Castefort.
Il entra dans la galerie d’art, pour le vernissage de l’expo de Lili. C’est à sa démarche bancale et décalée qu’elle le reconnut. Il l’identifia à sa main gauche agitée, dans un sens, dans l’autre.
Ils se sourirent tristement.
L’inspecteur reçut en pleine poitrine le désespoir somptueux de l’exposition.
Pendant le vernissage, chacun se rassasiait d’émotions, de petits fours, de fraîcheur et d’humanité. Une lumière sans retenue inondait la ville. Un grand soleil contagieux donnait de la pimpance à toute chose, jusqu’au jaune fadasse des murs de la galerie d’art qui rayonnait d’ambre.
L’inspecteur regarda les yeux de Lili semés de tristesse, son sourire cassé, son crâne tatoué et sa peau érodée. Il ne voyait pas quel genre de soleil pouvait éclairer les ténèbres qui emprisonnaient son cœur.

Claire CONSTANS

Illustration François ROBIN © 2025 Tous droits réservés