C’est de sa faute

« – Combien serons-nous ce soir pour ce bouillon de 11h ?
– Treize, bien sûr… Comme tous les ans ! Mais je te garantis que nous boirons autre chose que du bouillon !
– Treize ! Tu te prends pour Jésus ou quoi ?
– Quel rapport ?
– Oublie cela… Écoute mon Nounours, je m’estime plus qu’aimable de recevoir tes grossiers et primitifs amis. Chaque fois qu’ils viennent, ils mettent la maison sens dessus-dessous et me font regretter de ne pas avoir empoisonné leurs bières et leurs saucissons ! »
Avec du recul, c’était clairement dans cette charmante conversation que se trouvait l’origine du plan diabolique de Joseph d’Arvilliers, alias « Nounours » pour sa femme Liane. Nantais de quarante ans, Joseph avait hérité d’une maison assez luxueuse au décès de ses parents mais il n’y avait pas rencontré le bonheur. Selon ses propres dires, son mariage marquait le début de sa descente aux enfers.
Joseph dévisagea longuement les jurés dont les visages impassibles ne le déstabilisaient aucunement. Sur les conseils de son avocat, il jouait la franchise, quitte à s’exposer à plusieurs années de prison. Il devait maintenant faire éclater ce qu’il avait tu durant l’enquête… Naïvement, il croyait pouvoir tisser une certaine complicité avec les jurés. Le mensonge ne fonctionnait jamais dans les séries télévisées, il allait essayer une autre méthode. La franchise constituait sa dernière carte. Il n’était plus temps de tergiverser.
« Ce soir-là, je me sentis humilié et incompris. Liane tenait seule le gouvernail de cette maison et se permettait de menacer de mort mes meilleurs amis. Je ne profitais guère de cette unique soirée annuelle que sa tyrannie m’accordait car mon esprit se trouvait bien au-delà des vapeurs qui flottaient dans le salon. Lentement, je basculais du côté obscur. Oh, je ne l’envisageais pas dans l’immédiat bien sûr ; je repoussais même avec véhémence chacune des atroces et insidieuses pensées susurrées à l’oreille de mon âme. Pourtant, trois jours d’humiliation plus tard, je me réveillai avec l’inébranlable certitude que je voulais… tuer ma femme. »
Un murmure de désapprobation circula dans la salle d’audience. Deux jurés échangèrent un regard interrogateur tandis qu’un autre caressait nerveusement sa moustache. La voix grave et mesurée de Joseph résonna à nouveau, appuyant sur chaque mot :
« Je désirais tant la voir morte que je ne parvenais plus à me concentrer sur rien d’autre. Vous le savez sûrement : je suis informaticien et je travaille à domicile. Mon épouse, sans emploi, ne m’octroyait aucun instant de répit en journée : ne bois pas tant de café, n’oublie pas tes exercices pour le dos, viens m’aider à ceci, viens réparer cela, tu n’as pas le droit au sel, installe le filtre de lumière bleue sur ton écran… Sachez que le cauchemar se poursuivait la nuit. Elle allait jusqu’à m’interdire de m’endormir avant elle afin que mes ronflements ne l’importunent pas. Et si, en dépit de ses avertissements, j’avais le malheur de sombrer dans les bras de Morphée en premier, Liane me réveillait impitoyablement à coups de ciseau à ongles. La nuit, si telle ou telle raison l’éveillait, elle me secouait aussitôt afin que je partage son insomnie… Néanmoins, je refuse de m’étendre davantage sur le quotidien infernal qu’elle m’a imposé ces six dernières années. Je suis bien conscient de ne pas incarner la victime devant ce tribunal et, loin de moi, l’idée de me bâtir des circonstances atténuantes. »
Joseph s’était promis de tout avouer sans détour. Il tenait ses engagements et guettait avec avidité les rides d’effroi qui naissaient progressivement sur les fronts des jurés.
« Au fur et à mesure, mon ignoble projet se concrétisa et je fomentai un plan imparable. Tous les dimanches soir, avant de se coucher, Liane passait la serpillière sur le sol de la cuisine. Elle y tenait tant que la plupart de nos amis et voisins en avaient connaissance, ce qui renforcerait la crédibilité de la thèse de l’accident. Une mauvaise chute peut être fatale et c’est ce sur quoi j’escomptais. L’excitation gagna bientôt tout mon être et j’étais si certain de ma réussite que je n’envisageais aucun plan de secours. Notre cuisine était encombrée de meubles aux arêtes tranchantes, si bien que, quelle que soit sa direction, ma poussée serait implacablement mortelle. La semaine précédente, je supportai tous les reproches habituels avec un si large sourire que Liane me demanda à plusieurs reprises si je me sentais bien. Comme je lui répondais inlassablement que je ne m’étais jamais trouvé si heureux, elle reprenait ses litanies de reproches à mon égard. »
Ici, Joseph d’Arvilliers marqua une légère pause. Le décor du tribunal semblait s’évanouir pour ne plus laisser place qu’à cette cuisine surchargée, future scène de crime.
« Ce dimanche soir, la lune était pleine et sa face ronde semblait ricaner derrière nos fenêtres. Les ténèbres emplissaient, pour une fois, l’intérieur, et non l’extérieur. Toutes les lumières étaient éteintes, à l’exception de la salle de bains où Liane, après avoir terminé le ménage, se rafraîchissait le teint. Je savais qu’elle regagnerait ensuite la cuisine pour préparer une tisane. Je ne fus pas déçu dans mon attente. Accroupi derrière la patère du hall, je suivis avec délice ses pas prudents jusqu’à la cuisine. Elle appuyait sur l’interrupteur lorsque je surgis dans son dos. Je remarquai qu’une sueur froide parcourait le bas de sa nuque, comme si son être s’apprêtait déjà à accueillir l’ombre de la Mort. Je ne tremblais pas. J’avançai encore d’un pas sans qu’elle ne me vît et… je glissai ! La coquine avait employé un savon de Marseille particulièrement glissant cette fois-ci. Mon arme se retournait contre moi ! Je glissai comme jamais je ne glissai auparavant ! Une inertie incroyable m’emporta vers l’avant si bien que je heurtai Liane avec une violence inouïe. Nous tombâmes tous les deux, ou plus exactement, je m’écroulai sur elle, incapable de maîtriser cette chute insensée. Je me trouvai donc tout étourdi, couché sur ma femme, à quelques centimètres au-dessus du sol rutilant. Je l’entendais râler sans trouver la force de me redresser pour lui permettre de respirer. Lorsque la cuisine cessa de danser devant mes yeux et que je me relevai, Liane ne bougeait plus. »
L’impassibilité des jurés avait disparu. Leur regard trahissait une attention soutenue, voisine de la fascination macabre. Le procureur, représentant de la partie civile, reprit ses esprits le premier :
– Avez-vous tenté de lui porter secours ?
– Vous savez, monsieur le procureur, il m’avait fallu tant d’efforts pour me lever que je ne pouvais pas m’agenouiller pour la ranimer. Après tout, est-ce de ma faute si elle a utilisé un savon trop… savonneux ? Au moment où j’ai glissé et où ma chute a entraîné son décès, croyez bien que je n’avais nullement l’intention de la tuer ! Je ne pensais qu’à me rattraper afin de ne pas me briser le cou ! C’est un accident, rien de plus.
Le procureur ouvrit une bouche hébétée mais aucun son ne franchit ses lèvres. A vrai dire, un discret bruit de fond le perturbait. Il se retourna et découvrit la face hilare du juge qui retenait tant bien que mal le fou rire qui l’animait. Entre deux soubresauts, il parvint à articuler :
-Messieurs les jurés, je propose donc que nous concluions que Liane d’Arvilliers est seule responsable de l’accident domestique qui lui a coûté la vie.
Face à la tournure que prenait ce procès, dans le sein même d’une Cour d’Assises respectable, le procureur adopta une mine outrée et tenta de trouver du soutien parmi l’audience. Mais, elle aussi, semblait déjà gagnée par le rire. Le juge retrouva un semblant de sérieux pour ajouter :
-Il faudra tout de même lancer une procédure à l’encontre de la marque de ce fameux savon « trop glissant ».
Joseph cria un « Voilà ! Exactement ! », et les membres du jury éclatèrent de rire !

Elisabeth CHANCEL

Illustration François ROBIN © 2024 Tous droits réservés