Dernière étape

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
— Chut ! Parle moins fort, maman est dans la cuisine, juste à côté, souffla Richard. Il ne faut pas qu’elle nous entende, je te rappelle qu’on est censés être chez Nath. Et oui, j’ai déjà vu papa l’utiliser plein de fois. Il suffit de tirer fort sur la poignée et ça démarre.
Marco observait avec méfiance la tronçonneuse exhibée par son grand frère.
— Ça va faire un bruit d’enfer, il va nous repérer tout de suite.
Richard réfléchit quelques instants et dut admettre que, du haut de ses neuf ans, Marco avait raison. Comme souvent d’ailleurs, il était âgé de trois ans de moins que lui mais il était malin comme un singe, selon l’expression de leur mère. Il reposa l’outil contre le mur du garage et glissa ses doigts le long de l’établi, songeur. De fines particules de poussière virevoltèrent devant le rai de lumière émis par sa lampe de poche. Il se saisit d’un marteau et le soupesa. De son côté, Marco fit étinceler la lame d’un cutter.
— Je crois que j’ai une idée. Tu te souviens du footballeur à la télé, comment il se tordait de douleur après sa rupture du tendon d’Achille ?
Richard allait acquiescer lorsqu’une porte claqua dans la maison. Son cœur bondit dans sa poitrine. Les frangins éteignirent leurs torches et se réfugièrent sous le plan de travail.
— C’est papa, il arrive, fit remarquer le plus jeune d’un filet de voix.
La peur leur nouait la gorge.
***
L’homme débarqua d’un pas lourd. Sylvie fit couler l’eau dans l’évier afin qu’il puisse nettoyer ses mains noires de cambouis. Il huma les effluves émanant de la gazinière et se pencha au-dessus de la marmite.
— Ça sent bon. Un vrai ragoût de mouton ? Ça faisait un bail que t’avais pas préparé ça dis donc. J’entends pas brailler, ils sont où les gosses ?
— Chez leur copain Nathanaël, ils sont invités à dîner.
Le visage buriné d’Yvan s’assombrit.
— Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas qu’ils aillent chez les culs bénis, ils vont leur mettre des saloperies dans la tête, grogna-t-il.
Il ne prit pas la peine de s’essuyer avec le torchon ; il écrasa la paume de sa main sur le crâne de sa femme et serra ses doigts.
— Il n’y a donc vraiment rien qui rentre dans ta petite cervelle de moineau, hein ? Ou alors tu le fais exprès pour m’énerver ?
Sylvie crispa la mâchoire sans rétorquer, immobile pour ne pas accentuer la tempête qui menaçait. Yvan libéra son étreinte et déplaça sa grande carcasse jusqu’au réfrigérateur. L’atmosphère s’alourdit encore davantage.
— Nom d’un chien, y a plus de bière ? T’as pas fait les courses bordel ? T’es vraiment bonne à rien, je me fais chier huit heures par jour dans cet atelier de merde et toi t’es pas foutue d’acheter un pack de bières ?
Sylvie, tête basse, était figée contre le marbre de la cuisine. Ne surtout pas soutenir son regard, rester soumise, attendre que l’orage passe. Dans le garage, les garçons étaient blottis l’un contre l’autre dans le noir, écoutant silencieusement, à l’affût du moindre bruit.
Énervé, Yvan sortit une bouteille de jus d’orange en verre et claqua la porte du frigo.
— Tu crois que je vais boire quoi ? Cette merde pour mioche ?
— Prends-toi un petit whisky, y en a dans le placard, glissa-t-elle doucement.
— Du whisky ? T’as vu la chaleur qu’il fait ? T’es vraiment conne des fois ! J’ai soif !
Sylvie n’eut pas le temps de parer le projectile. Le verre cogna contre son visage avant d’exploser au sol. Un éclair de douleur irradia sa joue. Des étoiles dansèrent devant ses yeux.
— Tu me ramasseras tout ça avant qu’on mange, cracha-t-il en quittant la pièce.
Sylvie se laissa glisser contre le meuble de la cuisine et s’assit sur le carrelage. Elle remonta ses genoux contre sa poitrine, tremblant de tous ses membres. Malgré son état de choc, malgré sa pommette qui doublait déjà de volume, un sourire presque imperceptible se dessina sur son visage meurtri. Bien sûr mon chéri, pensa-t-elle, tout sera nickel pour le dîner, pour ton dernier repas, enfoiré. Elle serrait fort la poche de son tablier contenant le sachet vide de curare ; poison avec lequel elle avait assaisonné son plat.
***
La télévision braillait le résumé du Tour de France, ce qui avait permis aux garçons d’échafauder leur plan. Ils savaient exactement sur quel fauteuil était installé leur père. Marco sécha ses larmes d’un revers de main.
— J’espère qu’il n’est pas trop tard, j’espère que maman n’est pas morte.
Le cadet avait beau être très intelligent pour son âge, il n’en avait pas moins besoin d’être rassuré et Richard excellait dans ce rôle. Combien d’heures avaient-ils passées sous la couette de Marco, dans leur cabane d’invincibilité ? Combien de comptines Richard avait-il fredonnées pour couvrir le bruit des coups et des cris ?
— T’inquiète. Allez, c’est le moment, on y va, murmura-t-il en s’extirpant de la cachette.
Il prit mille précautions pour entrebâiller la porte menant du garage au salon. Il jeta un œil à l’intérieur et fit signe à Marco que la voie était libre. Ventre à terre, le plus jeune rampa sur le parquet et se glissa sous le rocking-chair. Richard entra à son tour, dissimulant le marteau dans son dos. Il se planta entre son père et la télévision. Son sang cognait contre ses tempes, ses jambes menaçaient de flancher. Yvan fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu fous là toi ? Dégage, t’es pas transpa…
Il n’acheva pas sa phrase, une douleur foudroya son talon droit. Il bondit de son fauteuil. Le coup de cutter avait produit l’effet de surprise escompté. Richard brandit le marteau et explosa la rotule gauche de son père. Il avait vu ça dans la série Prison break ; viser les genoux pour neutraliser un ennemi, aussi costaud soit-il. Yvan adressa un regard stupéfait à son fils, mélange de douleur et d’incrédulité. Richard était tétanisé. Quelques instants passèrent, suspendus en l’air, comme dans l’œil d’un cyclone. Puis Yvan poussa un râle caverneux et tenta de se dresser sur ses bras. La terreur envahit soudain le garçon. Et s’il n’avait pas tapé assez fort ? S’il se relevait, il le réduirait en miettes. Richard prépara un nouvel assaut et le marteau s’abattit, cette fois sur le crâne. S’ensuivit un déferlement de coups qu’il ne contrôlait plus. L’arme frappa, percuta, défonça la boîte crânienne de son père.
***
Lorsque Sylvie retint enfin le bras de son fils, il ne restait qu’une bouillie de cheveux et de matière organique à la place de la tête de son mari. Richard lâcha le marteau, soudain vidé de toute énergie. Marco s’était redressé et observait le résultat, sans manifester d’émotion particulière. La mère était horrifiée, un sentiment d’immense culpabilité l’envahit. Sa faiblesse avait mené ses petits gars innocents au meurtre de sang-froid ; tout ça parce qu’elle n’avait pas réagi plus tôt.
— Je vais le jeter dans le lac, s’entendit-elle annoncer. Bien lesté, personne ne le retrouvera. Il ne faudra jamais parler de cette histoire à quiconque, jamais.
Les garçons promirent. Richard savait qu’elle n’y parviendrait pas seule, aussi l’aida-t-il spontanément, épargnant la besogne à son petit frère.
Ils mirent du temps à réaliser l’opération. Le corps était lourd, ils étaient maladroits. Sylvie était angoissée à l’idée de se faire repérer par des promeneurs. Ils rentrèrent épuisés, transpirants, terriblement éprouvés.
Dans la cuisine, la table était prête, le couvert impeccablement dressé. Marco était attablé, serviette nouée autour du cou, de la sauce tout autour de la bouche. Le cœur de Sylvie explosa dans sa poitrine, elle tomba à genoux, anéantie.
— Désolé, je ne vous ai pas attendus, j’avais trop faim. Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés