Touche pas à mon mouton

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
Adrien, le garçon à qui Jeanne avait posé la question était plutôt mignon. Bien charpenté, regard aux beaux yeux verts, cheveux bruns un peu en bataille, mais un peu macho sur les bords. Elle connaissait bien ce type d’hommes. Ils faisaient les marioles avant de partir sur le quad mais un peu plus tard, elle devait aller récupérer l’engin embourbé dans le bois, avec le tracteur.
Pendant la semaine, Jeanne accueillait des groupes qui venait vivre « une expérience inoubliable de retour aux sources » comme disait son site internet : deux jours, perdus dans la nature, sans technologies digitales, pour développer entre collègues, de véritables contacts humains. Le team building, genre retour aux sources, se vendait bien.
Ces groupes lui permettaient de continuer à vivre à la ferme familiale, qu’elle avait héritée de son père, cinq ans plus tôt, y compris le quad et les moutons. Les villageois ne comprenaient pas qu’une belle jeune femme de trente ans comme Jeanne continuât à s’enterrer dans cet endroit isolé, pour élever des bêtes qu’elle ne vendait même pas ! Ils ne concevaient pas que cette maison et ses habitants à quatre pattes étaient tout son univers : elle y était née et avait grandi parmi eux. En fait, ils étaient pour elle, sa seule et unique famille.
La naissance de Jeanne avait coûté la vie à sa mère et son père ne se l’était jamais pardonné. Lui qui avait accouché tant de brebis, n’avait pas vu venir que celui de sa femme allait être problématique. Lorsque l’ambulance arriva, il était trop tard. Mais ils avaient pu sauver le bébé: c’était elle. Ni frère, ni sœur, père dépressif et mère absente. Les relations ovines avaient naturellement pris le pas sur les relations humaines.
Les groupes de team building qu’elle recevait lui apportaient l’argent nécessaire à l’entretien d’un troupeau de plus de cinquante bêtes. Elle connaissait tous ses moutons par leur nom. Car même si elle les tondait et vendait leur laine, cela ne lui permettait pas d’en vivre, ni même de survivre d’ailleurs. Et il était hors de question de les considérer comme de la viande de boucherie. L’idée de tuer un mouton et de le manger la faisait frémir d’horreur car elle tenait ces animaux en plus haute estime que les humains.
Au fil des années, elle avait même développé tout un cérémonial pour dire adieu à un membre de sa tribu. Lorsqu’un mouton mourrait d’accident, de maladie ou de vieillesse, elle le rasait une dernière fois avec tendresse et l’apprêtait avec amour, avant de l’incinérer. Après la mort de son père, elle avait d’ailleurs acheté un petit incinérateur, car enterrer les moutons lui demandait trop de travail. Elle disséminait leurs cendres sur son potager. Depuis cet achat, les villageois la prenaient vraiment pour une folle et évitaient de monter à la ferme. La bêtise et l’incompréhension de ces gens-là la faisait bouillonner intérieurement et lui donnait parfois des envies de meurtre.
Mauvaise saison oblige, cela faisait un moment qu’elle n’avait pas pu accueillir de groupes car les activités de team building prévues telles que jardinage, taille de bois, construction d’enclos et autres se pratiquaient en extérieur. Heureusement avec les beaux jours, l’engouement pour ces programmes en plein air, était revenu, diminuant sa frustration car cela lui avait beaucoup manqué. Financièrement parlant. Mais aussi sexuellement.

— Tu ne m’écoutes pas, lui avait dit Adrien, avec un sourire enjôleur.
— Excuse-moi, lui avait répondu Jeanne. Je vais quand même t’expliquer les principes de sécurité. L’utilisation de cet engin n’est pas prévue dans le programme.

Ce qu’elle fit. Le reste du séjour d’Adrien et de son groupe se passa bien, conforme à ce qu’elle avait imaginé. Elle dut sortir le tracteur en fin d’après-midi pour récupérer le quad embourbé et sauver un Adrien penaud, lequel pour se faire pardonner et consoler son ego, lui proposa de revenir pendant le week-end pour lui donner, gratuitement, un coup de main. Elle se dit qu’il pensait surtout lui donner des coups de rein mais Adrien était gentil et ce n’était peut-être pas un mauvais coup. Enfin, façon de parler.
Comme la plupart des hommes qu’elle avait séduits sans le vouloir, pendant un stage, Adrien revînt donc le week-end suivant. Elle avait insisté sur le fait qu’il ne devait le dire à personne, à cause de l’image de marque de son activité professionnelle. Elle irait le chercher à la gare, comme elle faisait avec les groupes. Et comme il y avait de plus en plus de moutons à la ferme et qu’il fallait absolument construire un parc supplémentaire, son aide serait la bienvenue.
Dans la plupart des cas, ces rencontres de week-end finissaient mal, à cause de la fatigue et de mots malheureux. Il y avait beaucoup de travail à la ferme, même le week-end et elle ne pouvait pas passer ses journées au lit, même en plaisante compagnie ! Il fallait s’occuper des moutons, même si, à la belle saison, ils paissaient en liberté, dans les champs avoisinants.
Adrien dut manier la scie, la hache, le marteau, la pelle et la fourche, comme tous les autres, avant lui. Mais compte-tenu de ses prestations en quad, elle ne le laissa pas utiliser le tracteur même s’il en avait émis l’idée. Le soir à table, il fut d’une conversation agréable. Même fatigué par les travaux de la journée, il était gentil et attentionné. Elle se fit la réflexion, qu’il pourrait être diffèrent des autres.
Après le repas, ils s’installèrent sur la terrasse, avec une vue magnifique sur la vallée. Le soleil se couchait et les quelques nuages accrochés dans le ciel, prirent des couleurs roses orangées que l’on ne voyait pas en ville. Le silence autour d’eux était léger. On entendait juste quelques oiseaux se souhaiter bonne nuit. Les odeurs d’herbe fraichement coupée flottaient dans l’air. Il faisait bon. Adrien prit la main de Jeanne et l’attira vers lui. Malgré leur fatigue, ils se préparèrent à une nuit active.
Soudain, au loin, on entendit plusieurs moutons bêler fébrilement. Jeanne se redressa immédiatement, attentive. Ce n’était pas normal. Elle reconnut immédiatement la peur. Ses moutons étaient en danger. Elle ne savait pas encore lequel mais elle s’en doutait. Il fallait absolument les rejoindre sans tarder. Elle se leva d’un bond, dévala l’escalier de la terrasse, attrapa au passage la pelle qui était restée appuyée contre la rampe, courant dans la direction du troupeau que l’on entendait paniquer. Adrien la suivit. Lorsqu’ils arrivèrent sur place, quelques minutes plus tard, ils durent constater qu’il était trop tard. Une des brebis avait été égorgée et gisait dans son sang.
Ce n’était pas la première fois que le troupeau de Jeanne subissait une attaque de ce genre. Adrien était tombé à genou devant la brebis, effaré par tout ce sang auquel il n’était pas habitué. Jeanne se tenait debout derrière lui. Plusieurs émotions intenses se battaient en elle, la douleur, mais surtout la colère et la frustration d’être arrivée trop tard.
Tous les deux avaient le regard fixé sur la bête morte, encore chaude. C’est alors qu’Adrien prononça, sans en avoir conscience, les mots funestes qui allaient sceller son destin. Le sang de Jeanne ne fit qu’un tour. La colère immense qui avait rempli son ventre face à la bête égorgée, déborda et se propagea à tout son corps. Lorsqu’elle atteignit son cerveau, dans une sorte de réflexe, Jeanne leva la pelle qu’elle tenait toujours à la main, et frappa Adrien d’un coup violent sur la nuque qui ne pardonnait pas. Adrien ne sentit rien. Il n’était pas la première de ses victimes à avoir prononcé des mots malheureux en sa présence, mots qui avaient provoqué chez elle, une rage folle et incontrôlable. En regardant les deux corps inanimés, elle se dit qu’elle les incinèrerait, comme les précédents et répandrait leurs cendres dans le potager.
Plus tard, en y repensant, Jeanne se demanderait comment un garçon si gentil et attentionné comme Adrien, avait pu être assez idiot et insensible, pour dire, en riant nerveusement, à genou devant la brebis égorgée :

Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !

C’était vraiment chercher les problèmes.

Caroline FIGUERES

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés