Atelier des Carmes

La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Troisième place 2021 : « Tequila Sunset »

Tequila Sunset

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
Pequeña Muerte est allongée dans le fauteuil inclinable de mon cabinet dentaire. Elle ne porte rien d’autre sur elle qu’un maillot de foot du Cruz Azul, un mini short délavé et, sous l’œil gauche, ce ruisselet que composent trois larmes noires, indélébiles et figées. Entre ses derniers mots et ma réponse qui se fait attendre, un ange passe puis s’arrête, en vol stationnaire. Un coup dans l’aile. Au ras du sol. Derrière mon dos, Miguel s’impatiente, suspecte des absences dans mon trop long silence et finit par détecter l’odeur de mezcal sous l’effluve amidonné de ma blouse blanche. Lentement, le gorille fait dériver la bouche du canon de son automatique sur mon crâne, de l’occiput à la tempe. L’arme quitte l’angle mort de ma nuque et je me rends à l’évidence : la vie, pas plus que Pequeña Muerte, ne pose de questions rhétoriques. Alors je bredouille une réponse en terminant de raccorder le masque d’inhalation à la station d’anesthésie mobile. « L’engin » sur roulettes – dont je sais me servir – est « un emprunt sans retour » à l’hôpital de Monterrey… C’est là que j’ai connu mes heures de gloire en tant que praticien dans l’unité de chirurgie maxillo-faciale. À cette époque, il y a vingt ans, j’avais encore la main souple et l’esprit clair.
Au milieu du bureau, le voyant rouge du répondeur téléphonique indique deux appels en absence : Carie, pulpite ou abcès… La douleur comme le désir ne cessent de tarauder nos carcasses sensibles, c’est pourquoi les cabinets d’arracheurs de dents et les bordels aux putains tristes ne désemplissent jamais complètement. Pour l’instant, ma seule urgence n’a rien de dentaire. Elle consiste à effacer, sous la menace d’un revolver, ces trois gouttes d’encre que Pequeña Muerte a fait tatouer sur le lys de sa joue. La pratique est courante chez les prisonniers mexicains. Une larme par meurtre commis. Au-delà de trois, ce blason lacrymal vous classe au sommet de la hiérarchie pénitentiaire du crime. À partir de deux, il vous garantit les privilèges accordés aux résidents perpétuels de Santa Martha ou d’Oriente, ces deux annexes de l’enfer que le diable lui-même ne visite qu’escorté.
Ma patiente est en cavale ; elle doit donc faire disparaître de toute urgence ce « Curriculum mortis » de sa zone palpébro-jugale. Dans sa situation, impossible pour l’évadée d’accéder aux cliniques de chirurgie plastique. Quant aux tatoueurs, ils constituent le principal vivier d’indics pour la police et les cartels chilangos. Mieux vaut alors se rabattre sur l’enseigne d’un ancien chirurgien esthétique reconverti dans le maniement tremblotant de la roulette. Un médecin radié de l’ordre, que les voyous du quartier surnomment « Tequila sunset » quand il opère sans rendez-vous entre le crépuscule et l’aurore. Mes honoraires sont « libres » et chacun me paye selon ses compétences en me laissant une petite part des fruits de son talent ou de celui des autres. Qu’importe le flacon et sa provenance… Contre une caisse de Chabasse, un renvoi d’ascenseur, je referme les plaies ouvertes à la machette des chefs de gangs, réduis les fractures de phalanges des flics en mission bénévole, redonne aux filles en fleurs celle qu’elles perdent au manège pendant la cabriole… Ni formulaire d’admission, ni dossier médical. Je n’ai de comptes à rendre à personne en ce bas monde et dans l’autre non plus. À force d’accabler le pécheur, on discrédite la vertu. Seulement fidèle à l’esprit d’Hippocrate, je soigne sans distinction de couleur, d’origine ou de revenu.
Alors que je stérilise les derniers instruments du plateau médical, Pequeña Muerte congédie son garde du corps. Malgré ses réticences, Miguel attendra dans la voiture d’où il pourra surveiller la porte de l’immeuble. Avant l’anesthésie, la fugitive pianote un SMS sur son portable précolombien. Ces anciens modèles trafiqués sont plus difficiles à géolocaliser. Je sais aussi que le fait de rester seule et désarmée en présence d’un inconnu est une preuve insigne de confiance de la part de Pequeña Muerte. Surtout lorsque cet inconnu s’apprête à la plonger dans un sommeil artificiel d’une quarantaine de minutes. C’est beaucoup plus que le temps nécessaire pour ce type d’intervention car je m’oblige à ralentir mes gestes, à prévenir le moindre risque d’erreur liée à mon état. Cette fois-ci, ma main tremblera moins sous l’effet de l’alcool que suite à ce constat : quand ils dorment, plus rien ne distingue les anges du ciel des anges de la mort.
— Qué onda, mija ?
— Bien… je crois…
— Miguel a déposé ton dîner sur mon bureau ; une birria d’agneau dans son sac de livraison. Il m’a demandé de le garder bien fermé afin que tu puisses manger chaud.
— C’est du mouton et il y en a pour deux… Il vient du Cascabel, j’espère que tu apprécieras !
— Délicate attention… Le SMS, c’était pour la commande ?… Il se peut qu’en mastiquant, la douleur s’attise dans la zone d’abrasion : tu prendras les morceaux les plus tendres et ça ira.
Elle se redresse dans le fauteuil puis se lève, lentement, réprime un geste de la main en direction du pansement sous son œil. J’ai assez dessoulé à présent pour ne pas confondre le désir ravivé avec ce mâle regret d’un corps jeune et valide que je pourrais unir au sien.
— Pourquoi ce surnom ?
— Quand j’étais petite, à Naucalpan, ma mère tenait un bordel, un endroit que tout le monde appelait « La petite Mort »… Tu sais sans doute ce que ça veut dire en français…
— Je le sais…
— C’est là que j’ai grandi, derrière le comptoir de ce commerce éternel. J’ai vu tant de clients patienter au salon pour une fille à l’étage que j’ai fini par discerner dès leur arrivée les faveurs attendues, la douceur préférée ou la morsure profonde qu’ils souhaitaient recevoir de la peau d’une brune, de la bouche d’une blonde. J’ai su ensuite déceler dans leur regard ces blessures secrètes qui mêlent le goût amer du sang et des larmes au plaisir de la chair. La plupart des hommes ignorent ce que je sais d’eux-mêmes, et ce qu’ils veulent vraiment. Ils ne connaissent pas leur vrai visage et portent un masque qui se déforme au fil du temps. Et à la fin du carnaval, ils me confient : « Vicenta Caridad Nieves ! Nous ne sommes plus ceux que nous croyions avoir été ». Mais il est trop tard alors et leurs traits se figent dans l’extase de la mort…
— Voilà comment tu as deviné que la birria de mouton était mon plat préféré ! Les masques, ça me connaît, je les répare ; toi, ton rayon, c’est la mort, tu l’as déjà donnée trois fois !
Elle sourit, ouvre le sac isotherme sur le bureau, en sort deux bols en plastique contenant le délicieux ragoût. Je prends les couverts que je remise dans le tiroir du coin lavabo.
— J’ai vendu le bordel dont j’ ai gardé le nom. Quant à ton faible pour la birria, c’est Miguel qui me l’a dit. Il l’a appris hier en déjeunant dans un petit restaurant du quartier. Des habitués parlaient de toi. Miguel voulait s’assurer de la sécurité avant qu’on vienne ici…
Le maillot de foot bleu roi ondoie légèrement sous sa poitrine quand elle se penche et tend le bras ; Pequeña Muerte retire l’automatique placé par le gorille au fond du sac de livraison. Nous dînons en silence et tout me revient. Je me souviens du cimetière de Sonora, du tapage incessant des crapauds-buffles dans l’ombre des stèles ; de l’enfant couché, indélogeable, sur une dalle de marbre froid ; des birrias que ma tante m’apportait deux fois par jour pendant ces quatre jours et des trois nuits qu’elle passa sur cette pierre, éveillée près de moi.
— Vicenta Caridad Nieves… Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !
Le coassement des crapauds-buffles en rut couvre ma dernière parole. La Petite Mort et moi savons qu’il couvrira aussi la détonation puis le bruit sourd de mon corps heurtant le sol.

Eric MAZENOD

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Quatrième place 2021 : « Touche pas à mon mouton »

Touche pas à mon mouton

— Tu es vraiment sûr de savoir te servir de cet engin ?
Adrien, le garçon à qui Jeanne avait posé la question était plutôt mignon. Bien charpenté, regard aux beaux yeux verts, cheveux bruns un peu en bataille, mais un peu macho sur les bords. Elle connaissait bien ce type d’hommes. Ils faisaient les marioles avant de partir sur le quad mais un peu plus tard, elle devait aller récupérer l’engin embourbé dans le bois, avec le tracteur.
Pendant la semaine, Jeanne accueillait des groupes qui venait vivre « une expérience inoubliable de retour aux sources » comme disait son site internet : deux jours, perdus dans la nature, sans technologies digitales, pour développer entre collègues, de véritables contacts humains. Le team building, genre retour aux sources, se vendait bien.
Ces groupes lui permettaient de continuer à vivre à la ferme familiale, qu’elle avait héritée de son père, cinq ans plus tôt, y compris le quad et les moutons. Les villageois ne comprenaient pas qu’une belle jeune femme de trente ans comme Jeanne continuât à s’enterrer dans cet endroit isolé, pour élever des bêtes qu’elle ne vendait même pas ! Ils ne concevaient pas que cette maison et ses habitants à quatre pattes étaient tout son univers : elle y était née et avait grandi parmi eux. En fait, ils étaient pour elle, sa seule et unique famille.
La naissance de Jeanne avait coûté la vie à sa mère et son père ne se l’était jamais pardonné. Lui qui avait accouché tant de brebis, n’avait pas vu venir que celui de sa femme allait être problématique. Lorsque l’ambulance arriva, il était trop tard. Mais ils avaient pu sauver le bébé: c’était elle. Ni frère, ni sœur, père dépressif et mère absente. Les relations ovines avaient naturellement pris le pas sur les relations humaines.
Les groupes de team building qu’elle recevait lui apportaient l’argent nécessaire à l’entretien d’un troupeau de plus de cinquante bêtes. Elle connaissait tous ses moutons par leur nom. Car même si elle les tondait et vendait leur laine, cela ne lui permettait pas d’en vivre, ni même de survivre d’ailleurs. Et il était hors de question de les considérer comme de la viande de boucherie. L’idée de tuer un mouton et de le manger la faisait frémir d’horreur car elle tenait ces animaux en plus haute estime que les humains.
Au fil des années, elle avait même développé tout un cérémonial pour dire adieu à un membre de sa tribu. Lorsqu’un mouton mourrait d’accident, de maladie ou de vieillesse, elle le rasait une dernière fois avec tendresse et l’apprêtait avec amour, avant de l’incinérer. Après la mort de son père, elle avait d’ailleurs acheté un petit incinérateur, car enterrer les moutons lui demandait trop de travail. Elle disséminait leurs cendres sur son potager. Depuis cet achat, les villageois la prenaient vraiment pour une folle et évitaient de monter à la ferme. La bêtise et l’incompréhension de ces gens-là la faisait bouillonner intérieurement et lui donnait parfois des envies de meurtre.
Mauvaise saison oblige, cela faisait un moment qu’elle n’avait pas pu accueillir de groupes car les activités de team building prévues telles que jardinage, taille de bois, construction d’enclos et autres se pratiquaient en extérieur. Heureusement avec les beaux jours, l’engouement pour ces programmes en plein air, était revenu, diminuant sa frustration car cela lui avait beaucoup manqué. Financièrement parlant. Mais aussi sexuellement.

— Tu ne m’écoutes pas, lui avait dit Adrien, avec un sourire enjôleur.
— Excuse-moi, lui avait répondu Jeanne. Je vais quand même t’expliquer les principes de sécurité. L’utilisation de cet engin n’est pas prévue dans le programme.

Ce qu’elle fit. Le reste du séjour d’Adrien et de son groupe se passa bien, conforme à ce qu’elle avait imaginé. Elle dut sortir le tracteur en fin d’après-midi pour récupérer le quad embourbé et sauver un Adrien penaud, lequel pour se faire pardonner et consoler son ego, lui proposa de revenir pendant le week-end pour lui donner, gratuitement, un coup de main. Elle se dit qu’il pensait surtout lui donner des coups de rein mais Adrien était gentil et ce n’était peut-être pas un mauvais coup. Enfin, façon de parler.
Comme la plupart des hommes qu’elle avait séduits sans le vouloir, pendant un stage, Adrien revînt donc le week-end suivant. Elle avait insisté sur le fait qu’il ne devait le dire à personne, à cause de l’image de marque de son activité professionnelle. Elle irait le chercher à la gare, comme elle faisait avec les groupes. Et comme il y avait de plus en plus de moutons à la ferme et qu’il fallait absolument construire un parc supplémentaire, son aide serait la bienvenue.
Dans la plupart des cas, ces rencontres de week-end finissaient mal, à cause de la fatigue et de mots malheureux. Il y avait beaucoup de travail à la ferme, même le week-end et elle ne pouvait pas passer ses journées au lit, même en plaisante compagnie ! Il fallait s’occuper des moutons, même si, à la belle saison, ils paissaient en liberté, dans les champs avoisinants.
Adrien dut manier la scie, la hache, le marteau, la pelle et la fourche, comme tous les autres, avant lui. Mais compte-tenu de ses prestations en quad, elle ne le laissa pas utiliser le tracteur même s’il en avait émis l’idée. Le soir à table, il fut d’une conversation agréable. Même fatigué par les travaux de la journée, il était gentil et attentionné. Elle se fit la réflexion, qu’il pourrait être diffèrent des autres.
Après le repas, ils s’installèrent sur la terrasse, avec une vue magnifique sur la vallée. Le soleil se couchait et les quelques nuages accrochés dans le ciel, prirent des couleurs roses orangées que l’on ne voyait pas en ville. Le silence autour d’eux était léger. On entendait juste quelques oiseaux se souhaiter bonne nuit. Les odeurs d’herbe fraichement coupée flottaient dans l’air. Il faisait bon. Adrien prit la main de Jeanne et l’attira vers lui. Malgré leur fatigue, ils se préparèrent à une nuit active.
Soudain, au loin, on entendit plusieurs moutons bêler fébrilement. Jeanne se redressa immédiatement, attentive. Ce n’était pas normal. Elle reconnut immédiatement la peur. Ses moutons étaient en danger. Elle ne savait pas encore lequel mais elle s’en doutait. Il fallait absolument les rejoindre sans tarder. Elle se leva d’un bond, dévala l’escalier de la terrasse, attrapa au passage la pelle qui était restée appuyée contre la rampe, courant dans la direction du troupeau que l’on entendait paniquer. Adrien la suivit. Lorsqu’ils arrivèrent sur place, quelques minutes plus tard, ils durent constater qu’il était trop tard. Une des brebis avait été égorgée et gisait dans son sang.
Ce n’était pas la première fois que le troupeau de Jeanne subissait une attaque de ce genre. Adrien était tombé à genou devant la brebis, effaré par tout ce sang auquel il n’était pas habitué. Jeanne se tenait debout derrière lui. Plusieurs émotions intenses se battaient en elle, la douleur, mais surtout la colère et la frustration d’être arrivée trop tard.
Tous les deux avaient le regard fixé sur la bête morte, encore chaude. C’est alors qu’Adrien prononça, sans en avoir conscience, les mots funestes qui allaient sceller son destin. Le sang de Jeanne ne fit qu’un tour. La colère immense qui avait rempli son ventre face à la bête égorgée, déborda et se propagea à tout son corps. Lorsqu’elle atteignit son cerveau, dans une sorte de réflexe, Jeanne leva la pelle qu’elle tenait toujours à la main, et frappa Adrien d’un coup violent sur la nuque qui ne pardonnait pas. Adrien ne sentit rien. Il n’était pas la première de ses victimes à avoir prononcé des mots malheureux en sa présence, mots qui avaient provoqué chez elle, une rage folle et incontrôlable. En regardant les deux corps inanimés, elle se dit qu’elle les incinèrerait, comme les précédents et répandrait leurs cendres dans le potager.
Plus tard, en y repensant, Jeanne se demanderait comment un garçon si gentil et attentionné comme Adrien, avait pu être assez idiot et insensible, pour dire, en riant nerveusement, à genou devant la brebis égorgée :

Ça fait un bail que je n’ai pas mangé un vrai ragoût de mouton !

C’était vraiment chercher les problèmes.

Caroline FIGUERES

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Cinquième place 2021 : « Mouton noir »

Mouton noir

— T’es vraiment sûr de savoir t’servir de cet engin ?
Georges poussa un soupir.
— A ton avis ?
— J’sais pas, dit Bob. Ça a pas l’air facile.
— Pas grand-chose a l’air facile, pour toi…
Georges bifurqua à la sortie du village et lança la camionnette sur une petite route déserte. Les lumières du bourg s’éloignèrent dans le rétroviseur puis disparurent.
— Et tu dis qu’il t’faut combien d’temps pour ouvrir un coffre avec ce machin ?
— A peu près le temps qu’il te faudrait pour écrire ton prénom, répondit Georges. A supposer que tu saches l’écrire.
— T’as pas besoin d’être comme ça. C’est moi qui t’ai mis sur le coup, j’te rappelle.
— Ouais, dit Georges. Et je regrette déjà d’avoir accepté.
Ils roulèrent quelques kilomètres en silence, sans croiser la moindre habitation. La campagne était plongée dans l’obscurité et la seule lueur visible était le pointillé froid de la Grande Ourse s’élevant au-dessus de l’horizon.
— J’ai faim, lâcha Bob.
— Tu parles d’une nouvelle… A chaque fois que je te vois, soit t’as faim, soit t’es en train de bouffer. Soit les deux.
— Qu’est-ce que j’y peux ?
— Je sais bien, gras-double. Je sais bien.
Georges ralentit devant un panneau à demi masqué par la végétation. Un chemin couvert d’herbes folles quittait la route et s’élevait sur une colline. Au sommet, la silhouette massive de la maison se détachait contre le ciel nocturne.
— On y est.
— On ferait mieux d’éteindre les phares, dit Bob.
— Pour quoi foutre ?
— J’sais pas, au cas où y aurait quelqu’un.
Georges pila à l’entrée du chemin.
— Comment ça au cas où y aurait quelqu’un ? La baraque était censée être vide.
— Bah oui, c’est ce que m’a dit le p’tit-fils.
— Merde, il t’a dit qu’elle était vide ou qu’elle était censée être vide ?
Bob parut réfléchir un moment, puis il répondit :
— On ferait mieux d’éteindre les phares.
Georges jura. Il baissa la tête et prit une profonde inspiration.
— Y a autre chose que je devrais savoir ?
— C’est tout comme j’t’ai dit. Le vieux planque son coffre dans une armoire ou un placard de sa chambre.
— Une armoire ou un placard ?
— J’sais pas. Un truc comme ça. En tout cas dedans y a beaucoup d’lingots.
— Beaucoup combien ?
— Il m’a juste dit beaucoup.
— Bordel, soupira Georges. J’ai jamais vu un coup aussi mal monté.
— T’inquiète, mon pote est fiable.
— Tu m’étonnes. Un type qui dévalise son propre grand-père.
— Il dit qu’de toute façon le vieux est cinglé et qu’il en fera rien, d’son or. Si ça s’trouve il a déjà oublié qu’il l’a. Mon pote dit qu’il s’prend pour un berger.
— Un quoi ?
— Un berger.
— Nom de Dieu, dit Georges.
— Il dit que souvent le vieux prend une espèce de chapeau tyrolien et un bâton et qu’il va dans les collines avec ses moutons et qu’il reste là toute la journée à s’prendre pour un berger.
Georges poussa un soupir et regarda l’obscurité devant lui, comme s’il y cherchait la réponse à une question insoluble. Puis il répéta simplement :
— Nom de Dieu…
Il redémarra. Ils montèrent à flanc de colline, la camionnette cahotant dans les ornières. Ils n’avaient pas parcouru dix mètres qu’il dut piler pour éviter une demi-douzaine de moutons. Les animaux étaient avachis au milieu du sentier, l’air placide sous leur énorme toison, broutant l’herbe devant eux. Ils levèrent la tête vers eux, leurs yeux luisant à la lueur des phares.
— Regarde-moi ces bestiaux, fit Bob. J’connais rien d’plus con qu’cet animal…
— Je vois bien quelqu’un, dit Georges.
Il avança un peu et les moutons finirent par se lever, arrachant une dernière bouchée d’herbe et s’éloignant d’un pas nonchalant, mâchant toujours.
— J’ai vraiment faim, dit Bob. Tu sais ce qui m’ferais envie ?
— Non, et je m’en cogne.
— Du mouton. Voilà ce qui m’ferait envie. Une bonne côtelette de mouton.
Ils atteignirent le sommet de la colline, les formes claires des moutons figées un instant dans le pinceau des phares puis rendues aux ténèbres. Georges arrêta la camionnette devant la maison et coupa le contact. Le silence tomba sur eux, seulement rompu par le bruit des grillons et, de temps à autre, un lointain bêlement.
Il fallut plus de temps à Bob pour ouvrir la porte d’entrée avec les clefs fournies par le petit-fils qu’à Georges pour accéder à la chambre à l’étage, trouver et forcer le coffre-fort. Il braqua sa lampe-torche à l’intérieur et s’arrêta de respirer. Quelques enveloppes scellées, de vieilles cartes postales, une lettre d’amour. Une alliance posée sur une photo jaunie.
— Bordel de bordel de bordel…
Il redescendit les escaliers à grands pas, son matériel sous le bras. Bob était occupé à vider l’argenterie dans son sac à dos.
— On se casse, dit Georges.
— Y a combien ?
— Si t’es pas dans la voiture dans deux minutes ton gros cul rentre à pied.
Deux minutes plus tard Georges redescendait le sentier à vive allure, les poings serrés sur le volant. Bob le regarda quelques secondes avant d’ouvrir la bouche.
— Alors ?
— Alors ton pote est un abruti, répliqua Georges. Ce qui devrait pas me surprendre.
— Y avait pas d’lingot ?
— Mais si, gras-double, y en avait plein le coffre. Des kilos et des kilos. Putain, je le savais. Je le savais depuis le début. C’est toujours comme ça avec toi. Tu foires tout sur tout. Des boulets j’en ai connus mais toi t’es vraiment le type le plus…
Le choc lui projeta le visage contre le volant. Il braqua en écrasant le frein et la voiture s’immobilisa en travers du chemin dans un bref crissement de pneus.
— Merde, dit Bob. T’as shooté un mouton.
Georges se redressa. Les phares étaient braqués sur le talus. Des insectes virevoltaient dans leurs cônes de lumière et, au-delà, une forme gisait sur le chemin plongé dans l’ombre.
Georges ouvrit la portière et s’avança à pas lents. Son pied buta sur quelque chose.
— On va l’mettre dans l’coffre, cria Bob depuis l’habitacle. J’ai un copain chasseur, il pourra nous l’découper. Tu sais quoi, ça fait un bail que j’ai pas mangé un vrai ragoût d’mouton.
Georges l’entendit à peine. Il regarda la silhouette immobile sur le sentier, puis il se pencha sur le chapeau tyrolien qui gisait à ses pieds. Quelque part derrière eux, un bêlement s’éleva dans l’obscurité.

Florent ARC

Illustration François ROBIN © 2021 Tous droits réservés

Nouvelle lauréate 2020 : « Sœurs de sang »

Soeurs de sang

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. Là-bas, c’est chez moi. Là-bas, c’est là où je ne voudrais pas vivre. Pourtant, il fait beau presque toute l’année. Mamie dit que ce beau temps, nous le payons en hiver quand le soir se couche si tôt. Moi, je crois que je le paie en étant si loin de ses bras. Pire encore, je le paie en vivant avec ma mère. Je suis née là-bas, à Avignon, dans la belle cité des Papes. Et je suis morte immédiatement, lorsque mes parents m’ont ramenée dans leur appartement ridicule de la Croix des oiseaux. Ce nom est effrayant. J’imagine des oiseaux crucifiés par dizaines sur les portes, les fenêtres, les murs de tous les immeubles décrépis. Cette triste appellation résume le destin des enfants du quartier, tous ceux qui ne s’envoleront jamais loin d’ici. Papa l’a vite compris, il a saisi la première occasion pour s’échapper. Moi, ma bouffée d’air pur, mon éther, c’est quand je vais chez mamie à Malo-Bray-Dunes. On prend le train dès la fin de l’école. On fait un changement à Paris et on arrive tard à Lille. On doit encore prendre un bus mais ça en vaut la peine. Maman repart quelques jours après. Elle a toujours des choses à faire. Dans le Sud, comme elle dit. Pourtant, elle ne travaille pas. Ou pas comme les autres mamans. Elle n’est pas caissière, ou institutrice. En vrai, je crois juste qu’elle se promène dans la ville. Elle ne veut pas que je le sache. Alors, je reste dans le nord. Bien au chaud avec mamie. On se promène sur la plage, main dans la main. Le vent nous décoiffe, on remet notre capuche, nos bonnets, nos jupes. On se sert bien fort pour ne pas décoller. Après, on rentre et on mange des gâteaux trempés dans le café et ça dure tout l’été.
Mais cette année, on a dû repartir avant la fin des vacances. Mamie était triste et moi aussi. J’ai raté le spectacle de la retraite aux flambeaux où la lune joue à cache-cache derrière les nuages. Elle apparaît, elle s’enfuit tandis que les flammes scintillent dans la mer. L’astre répond à nos voix qui chantent la Vierge. Je la remercie pour toutes ses bontés, je m’agenouille dans les dunes au pied du calvaire des marins. Le sable chatouille mes genoux. Je les enfonce jusqu’à ce que des ajoncs égratignent ma peau pour effacer les erreurs de maman. Mamie dit qu’elle n’en a fait qu’une. Le jour où elle a refusé d’épouser papa. Mais elle en a fait d’autres.
Lorsque nous sortons de la gare d’Avignon, il fait déjà trop chaud. L’air pue la pisse de chat, les gens transpirent et maman enlève sa veste. Elle a grossi. Elle se fond dans ce paysage fait de laideur et de fétidité. La situation dégénère tout l’automne. L’atmosphère est viciée jusqu’à ce que ma copine Léna me dise :
– Elle est pas enceinte, ta daronne ?
Et bien sûr, Léna a raison. J’observe ma mère du coin de l’œil. Elle peine en montant les escaliers quand l’ascenseur est en panne. Elle sort moins tard le soir, elle préfère s’avachir devant la télé. Les jours et son dynamisme raccourcissent jusqu’au jour fatidique où une boule gluante et hurlante se glisse hors de son entrejambe.
Je viens de rentrer de la garderie. Une fois de plus, elle n’est pas venue me chercher. Lorsque je tourne la clef dans la serrure, maman pousse un long cri strident. Je cours au bout du couloir. J’ouvre la porte de la salle de bain. Les odeurs me retournent l’estomac. Une bouillie de pain et de chocolat atterrit dans la cuvette. Maman est allongée sur le sol, sa tête est adossée contre les parois de la baignoire. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Des excréments jonchent le tapis imprégné de sang. Inerte, par petites saccades, son buste s’affaisse dans une mare de liquide glaireux. Elle n’a jamais été dérangée par les relents putrides des corps.
Elle n’entend pas les vagissements du nouveau-né, encore relié à elle par un long tube poisseux. Pour délivrer maman de cet objet infect, je tire de toutes mes forces sur le tuyau sanguinolent. Mes mains glissent, du sang jaillit des entrailles de maman qui se soulève dans un léger soupir. La bête reste accrochée au corps de ma mère. J’attrape un coupe-ongles, seul objet métallique de notre salle d’eau, et je commence à sectionner le cordon par de petites entailles. Une malédiction règne dans notre sang. Il faut s’en détacher, par le fer et la force. A la première incision, je n’éprouve que du dégoût. Je n’ai aucune emprise sur le lacet gluant. Il me glisse entre les mains. Je le sers fort dans ma veste que je n’ai pas eu le temps d’enlever. Il ne doit pas m’échapper. Je tremble de la tête aux pieds. Je m’acharne. A chaque entaille, j’inspire. La lame de la lime me rappelle l’écume du Pas-de-Calais. L’ampoule nue ressemble à la lune. J’invoque la Vierge. Les chants de l’Assomption emplissent ce lieu clos et humide.
Je poursuis mon ouvrage. Maman ne bouge plus du tout. Ses paupières sont fermées. Un joli bleu recouvre ses joues, ses lèvres. Encore quelques instants et son visage se teintera du bleu dense, couleur du manteau de Marie et des rouleaux de la mer du Nord. Je suis presque seule. Ma liberté ne tient plus qu’à quelques veines rouges à sectionner.
Au bout d’une dizaine de minutes, mon travail est terminé. Ma mère est morte. L’enfant est libre. Et je n’aspire plus moi aussi qu’à la liberté. L’envie de courir chez mamie m’enivre aussi fort que les bières que maman buvait. L’enfant vagit de colère. Cette toute petite fille a froid, a faim. Ces sensations, je les connais par cœur, petite sœur. Elles ne me quittent que durant les deux mois d’été. Tu t’apprêtes à devenir une nouvelle moi. Une enfant crucifiée sur l’autel de l’indifférence de ce monde débile et mortifère. Que veux-tu, petit être ? Que je te nourrisse ? Que je te soigne ? Que je te borde ? Crois-tu que je t’emmènerai dans mon lointain ici ? Penses-tu que je vais vouloir partager mon petit coin de paradis alors que j’ai vécu dans cet enfer pendant huit ans ? Que les liens du sang suffisent à m’arracher un tel sacrifice ? Il y a à peine de la place pour moi. Alors toi, qui n’es rien, tu vas le rester. Je t’attrape par un pied, le plus pâle, le plus propre. Je te dépose dans le lavabo et fais couler l’eau tiède. Inutile de te faire souffrir. Je t’offre le ciel en douceur. Lorsque la cuve est pleine, j’arrête le jet. D’une pression presque légère, je plonge ton crâne sous l’eau. Les pleurs cessent. Tes mains se secouent, comme des marionnettes. Un instant, je doute. J’aurais peut-être pu jouer avec toi. Sous l’eau, tu ressembles à une jolie poupée. Mais tu éclabousses ma tenue de sport. Et je ne veux plus de tâche. J’enfonce ta tête un peu plus profondément. J’observe les bulles qui s’échappent et disparaissent à la surface. Le liquide redevient calme et limpide. Je regarde un moment ce corps inerte qui flotte dans la vasque blanche exiguë. Je prends le sac plastique qui nous sert de poubelle et j’engouffre ton corps de nourrisson dedans. Je pense aux coups et aux insultes que tu aurais dû endurer s’il avait vécu. Crois-moi, je te fais un sacré cadeau ! Je descends les escaliers. Au moment de jeter le corps dans les poubelles du bas de l’immeuble, je me ravise. Ma sœur ne mériterait-elle pas une tombe ? Si les voisins la découvraient, comprendraient –ils mon geste ? Pourraient-ils me condamner à rester avec eux ?
Je poursuis mon chemin en direction de la décharge municipale située le long de la voie ferrée. Accrochée à ma main, le sac se balance. Ma sœur est presque vivante. Elle revit et espère me suivre jusqu’à la gare et rencontrer mamie. Je ne suis pas sûre de la garder avec moi. Je vois passer le train de 19 : 13 qui nous aurait emmené directement à Lille. J’en prendrai un autre. Peut-être plus tard. Lorsque tu ne seras plus là.

Cécile GAILLARD

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

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Deuxième place 2020 : « Crash »

Crash

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. On se met aussitôt sous la couette pour ronfler comme un bienheureux jusqu’au petit matin. Pas besoin d’anxiolytiques ni de petit digeo. Je t’assure que ça requinque.
Raoul ne sait pas comment l’autre s’est encore retrouvé à ramener les choses à son nombril alors qu’il lui relatait un séjour en Australie. En tout cas il veut bien le croire. Il aimerait ça, ronfler. Être assez serein.
L’autre s’épanche avec aisance.
– C’est un autre rythme, la journée on s’occupe des bêtes et le soir, une bonne soupe et au lit.
Sa phrase ponctuée par un grand éclat de rire. Ridicule. À l’entendre, la campagne c’est la thalasso. Et puis il est fier. Il voudrait une médaille pour son séjour chez les bouseux. Faire les gros titres : « Un chef d’entreprise à la rencontre des paysans » ou « Quand un homme d’affaires croise une charolaise », quelques mots pour le mettre en lumière, lui, le valeureux PDG capable de se crotter les bottes.
– J’aime multiplier les expériences, c’est tellement formateur. D’ailleurs c’est sur ce principe que j’ai construit ma carrière, je suis parti de rien tu sais…
Raoul hoche la tête en jetant un œil à l’extérieur. Oui il sait. Comme les deux cent trente-trois employés de la boîte. Il le rabâche à chaque occasion. Noël, pots de départs, signatures de contrats. Tout est prétexte. Fils d’artisan, il a monté sa boîte avec trois cents balles en poche pour devenir, quelques décennies plus tard, le deuxième du marché européen. On ne risque pas de l’oublier.
– C’est pour ça que j’organise ce genre d’évènements, pour permettre à mes équipes de sortir de leur zone de confort. C’est mieux qu’une grille d’évaluation. Je vois tout de suite à qui j’ai affaire.
Raoul acquiesce encore. Il n’est pas là par hasard. Il connaît la bête.
– Les timides qui se font violence, les grandes gueules qui se carapatent, les opportunistes, les allumeuses…
On y vient, se dit Raoul.
– Tu vois – ça reste entre nous bien sûr, je sais à qui je peux faire confiance, ajoute-t-il avec un clin d’œil entre deux secousses – c’est cliché, mais ce sont souvent les plus discrètes les plus avenantes. Pour ne pas dire les plus chaudes.
Un rictus monstrueux lui déforme le visage. Une décharge d’adrénaline fait trembler Raoul. Il l’invite à poursuivre.
– Je me souviens d’un week-end canyoning dans les gorges du Verdon…mémorable…
La nausée s’insinue. Ni le moment ni l’endroit.
– Petit comité. Un groupe de douze. Super ambiance.
Raoul s’impatiente. Il veut l’entendre. Il doit l’entendre. Le temps presse.
– On venait de faire un chiffre monumental et ça sentait la relâche, le besoin de se « vider », si tu vois ce que je veux dire.
Une rafale d’images obscènes.
– Sport extrême la journée, cuites le soir. Pas couchés avant trois heures du mat.
Quinqua tout fier de se la coller avec des jeunes. Pathétique.
– Entre deux vodkas au bar de l’hôtel, je la repère. Une petite brune du service compta, jamais remarquée avant le stage.
Forcément.
– Autant elle est plutôt quelconque la journée, boudinée dans sa combi vert pomme et trouillarde comme personne, autant là, agrippée à sa queue de billard, avec ses petites mains potelées et son regard flou, elle est presque troublante, voire carrément bandante…
Raoul sent qu’ils approchent, au-delà du dégoût l’angoisse le saisit : et si l’autre n’avait pas le temps d’achever son récit ?
– Elle est avec cinq collègues, franchement pas terribles, qui font semblant de savoir jouer, tu sais comment sont les filles. Nos yeux se croisent à plusieurs reprises, tandis que je recommande à boire pour les gars. Je sens que la soirée ne fait que commencer.
Raoul réprime un haut-le-cœur.
– Elle sait qui je suis, bien sûr. Je vois tout de suite que ça l’excite. Les femmes adorent le pouvoir, je ne t’apprends rien. Elle est à point, il n’y a plus qu’à la cueillir. Je la détourne gentiment de ses copines et lui offre quelques verres, pour la forme. Bon, elle n’a pas trop l’habitude de boire apparemment. Elle commence à se tortiller au milieu du bar, à se ridiculiser un peu. Quelque chose me dit qu’il vaut mieux la faire monter tout de suite.
Ne pas vomir.
– Arrivée dans ma chambre, elle met quelques minutes à réaliser qu’elle n’est pas sur son lit, fait mine de vouloir s’éclipser, me rabâche qu’elle est fatiguée, mais je sais qu’au fond elle en meurt d’envie, il y a des signes qui ne trompent pas. Je commence par lui retirer sa jupe, ses cuisses sont plus fermes que je ne l’imaginais, elle gémit…
Il interrompt brutalement son monologue. Le pilote vient de leur faire signe. Ils sont arrivés. Raoul panique. L’autre n’a pas terminé. Et ils doivent sauter. Maintenant. Alors qu’il allait savoir. Entendre enfin l’horrible vérité. Celle d’un monstre ayant abusé la seule femme qu’il n’ait jamais aimée.
– Prêt ? C’est ta première fois en solo d’après ce que j’ai compris.
Oui. Raoul est prêt. Il a tout fait pour en arriver là. Se retrouver en tête à tête avec l’autre à quatre mille mètres d’altitude. Le plan était rôdé. Formation en accéléré, puis, comme quatorze autres collègues, inscription au week-end « sensations fortes » organisé par « Monsieur le directeur ». Rapprochements subtils. Passer d’illustre inconnu à favori. Un jeu d’enfant. Tout s’est déroulé comme prévu. Pour se distraire, l’autre l’a réquisitionné. En mode privé. Dans un instant, l’un après l’autre, il se jetteront dans les airs, munis de leurs voiles et de leurs harnais. Un dernier saut. En tout cas pour l’autre, dont le parachute ne s’ouvrira jamais. Raoul part en premier. Il ne veut pas voir ça. Le vent s’engouffre soudain, il est sur le point de se jeter dans le vide quand, dans le tumulte aérien, la voix glacée de l’autre se fraie un chemin…
– Au fait, j’ai échangé nos sacs. Tu crois vraiment que si j’étais si con, je serais deuxième sur le marché européen ? Je suis parti de rien, tu sais… et puis, concernant ta copine, ne t’inquiète surtout pas, je suis resté un peu sur ma faim la dernière fois mais je compte bien me rattraper. Je vais prendre bien soin d’elle.
Puis, juste avant de le pousser dans les abîmes :
Peut-être plus tard. Lorsque tu ne seras plus là.

Mélissa BIRKENHAUPT

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés



Troisième place 2020 : « Sous le regard du judas »

Sous le regard du judas

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite…” Non finalement, ce n’était pas une bonne idée, se dit Abel. Ce n’était pas le moment de commencer à lire ce livre de Saer, même s’il savait qu’il ne serait pas déçu. Il le referma d’un mouvement brusque. Il avait autre chose à faire, de plus urgent, du bricolage. Mais s’il avait su, il aurait juste continué la lecture de son polar et serait toujours vivant.
Il était traducteur professionnel et s’était spécialisé dans la littérature policière. Il avait grandi en France mais avait eu la chance de naître d’un père suédois et d’une mère islandaise, ce qui lui donnait un avantage certain, dans cette profession et ce genre. Il adorait cette littérature, et ne ratait ni un roman, ni un film, ni une série noire. Son médecin lui avait même demandé un jour si cela n’influençait pas négativement sa vision du monde et son mental. Cette question était restée sans réponse.
Il quitta le canapé du salon et se dirigea vers l’entrée de l’appartement. Il avait un œillet de porte à poser, inerte et en apparence très ordinaire. Ce judas qu’il voulait placer était une sécurité, en cas de panne de courant, comme il y en avait eu une la semaine passée. En effet, la caméra vidéo de surveillance, qui lui permettait de suivre tout mouvement dans le couloir, sans être vu, avait été hors service pendant une demi-journée. Cela l’avait grandement perturbé car le monde extérieur avait échappé à son contrôle, pendant tout ce temps.
En ouvrant l’emballage contenant l’œillet qu’il avait acheté sur internet, deux jours auparavant, il s’était senti mieux. Mais il fut confronté à un premier problème car le mode d’emploi en français avait probablement été (mal) traduit du chinois (“made in China”). Il avait eu un peu de mal à comprendre l’installation, mais heureusement il avait trouvé, sur le net, un “tuto” bien fait pour l’expliquer. Il n’était pas très bricoleur mais il allait s’en sortir.
Un deuxième problème avait surgi et pris un peu plus de temps à être résolu. Sa porte était en bois, assez épaisse, et il avait dû chercher un foret spécial adapté à la taille de l’œilleton, foret qu’il avait dû commander sur internet. Bien sûr, il aurait pu aller au magasin de bricolage du coin pour l’acheter mais, depuis la fin du confinement, il n’avait pas remis le nez dehors. Il avait pris l’habitude de rester chez lui, face à son ordinateur et en était très satisfait. Il faut dire qu’il ne sortait déjà pas beaucoup, avant le confinement. Il avait peur des gens, une phobie comme on dit. Mais le foret avait été livré le matin même et c’était ce qui comptait.
Debout devant la porte, il prit son courage à deux mains, mais surtout sa perceuse. Il fallait la tenir, bien à angle droit, en ne stoppant son travail qu’une fois la porte traversée. Il avait fait un trou bien net. Ce « tuto » était vraiment bien fait. Il avait magistralement évité de transformer sa porte en un morceau de gruyère. Il était satisfait du résultat.
Finalement, il en était arrivé à la phase finale de la pose qui consistait à insérer les deux parties cylindriques du judas dans le trou. Cela avait été son troisième problème. La première fois, il s’était trompé et avait placé le viseur côté extérieur et la lentille à l’intérieur. Il se fit la réflexion que cela pouvait être utile pour un voleur, hésitant devant une porte, lui permettant de voir à quoi ressemblaient ses victimes potentielles. Abel avait surtout ri de sa propre inattention.
Sa seconde tentative fut la bonne : l’œillet fut placé comme il faut. Il recula de trois pas et contempla son travail : il fut fier de lui-même. Il voulut s’approcher de la porte pour regarder à travers l’œillet, mais, d’un seul coup, il se sentit mal, très mal. Il se passait quelque chose de vraiment bizarre.
En regardant le judas, il pencha la tête vers la gauche, puis vers la droite. Il fit cela plusieurs fois. Il se déplaça latéralement dans le couloir. Il se mit aussi sur la pointe des pieds puis s’accroupit. Il répéta ces mouvements plusieurs fois. Gauche-droite. Haut-bas. Il avança, recula, se mit dos à la porte, plusieurs fois également. Mais il n’y avait pas d’erreur possible. La sensation désagréable initiale persistait, comme lorsque vous êtes face au tableau de la Joconde dont le regard vous suit partout. Sans aucun doute possible, cet œilleton chinois le fixait. Et le pire était qu’il avait cette impression, même en étant dos à la porte…. Et plus il regardait le judas et plus son malaise grandissait. Finalement, il en fut persuadé : l’œillet était dans la porte et regardait Abel.
Sous le choc, effaré, il fit trois pas en arrière et, appuyé contre le mur, il se laissa glisser au sol, à côté de la porte de la cuisine, face à l’entrée. C’est à ce moment-là que sa vie bascula. Il comprit qu’il ne pourrait pas vivre avec un œillet qui l’observait, il était beaucoup trop conscient de son besoin d’intimité. Pour retrouver sa tranquillité d’esprit et la possibilité de se déplacer, Abel devait juste démonter le judas. Plusieurs fois, il essaya de se relever, mais sans succès. Ce regard scrutateur posé sur lui l’empêchait de bouger, de s’approcher physiquement de la porte. Il sentit les battements de son cœur s’accélérer et se mit à respirer très vite. Ses mains étaient moites et il y sentait des fourmillements. Tout son corps tremblait. Il reconnut l’arrivée d’une crise d’angoisse, la première de la journée. Il arriva à la contrôler, en pratiquant la respiration abdominale : il en avait l’habitude.
Mais comment démonter le judas, en échappant à son regard inquisiteur, à sa surveillance ? Car plus le temps passait, plus la situation devenait inextricable. Plus le temps passait, plus dans son esprit, cet œilleton devenait une menace et le monde entier le regardait, l’observait, le jugeait. Les crises d’angoisse se succédaient les unes aux autres, toujours plus violentes.
Lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit, Abel sursauta et revint brutalement à la réalité. Il n’attendait personne, il n’attendait jamais personne. Un simple coup d’œil à l’écran relié à la caméra de surveillance lui montra que c’était son voisin. Un instant, il hésita, mais comme d’habitude, il fit comme s’il n’était pas chez lui. Terrorisé à l’idée de s’approcher de la porte et de l’œillet, il resta assis, muet, attendant que le voisin s’en aille. Si, à ce moment-là, il l’avait appelé à l’aide, cela aurait pu lui sauver la vie.
De crise d’angoisse en crise d’angoisse, la nuit était tombée et, plongé dans ses sombres réflexions, Abel, épuisé, n’en avait même pas pris conscience. Il était maintenant assis dans le noir, face à la porte. Il ne voyait plus l’œillet, mais il savait que celui-ci l’observait toujours.
Le coup de sonnette avait légèrement sorti Abel de sa léthargie : il avait faim et soif. Pris toute la journée par ses travaux de bricolage, il en avait oublié de manger et de boire. Encore une fois, il essaya de se lever pour aller à la cuisine, mais n’y arriva pas. Même dans le noir, Abel vivait la présence menaçante de l’œillet qui le clouait au sol.
En tournant la tête vers la cuisine, il aperçut les sacs plastiques contenant les courses hebdomadaires. Le livreur était passé dans la matinée mais il n’avait pas pris le temps de les ranger. Il attrapa un paquet de chips qui était posé sur le dessus. Il l’ouvrit et en dévora le contenu. Cela lui donna soif et, le regard toujours fixé sur la porte, il prit dans le sac la première bouteille qui lui tomba sous la main. Il but directement au goulot et fit la grimace. C’était du Gin et non de l’eau. Il n’avait pas le droit de boire de l’alcool à cause des effets secondaires des médicaments qu’il prenait pour contrôler sa phobie. De temps en temps, il s’autorisait un petit verre, un extra, lorsqu’il avait eu une bonne journée et était content de lui. Mais là, il avait vraiment trop soif et était trop angoissé. Il but le Gin à petites gorgées.
Le temps passa et Abel, victime du mélange alcool – médicaments, perdit complètement le sens de la réalité. Lorsqu’une nouvelle crise d’angoisse arriva, il fut trop tard. Pour calmer sa crise d’hyperventilation, en désespoir de cause, il attrapa le sac plastique des courses et commença à respirer dedans. Il aurait dû se souvenir qu’il ne fallait jamais faire cela. La tête dans le sac plastique, il entendit l’œillet sardonique lui dire qu’il aurait dû aller chercher du secours. Et, avant de périr asphyxié, dans un dernier éclair de conscience, Abel lui répondit :
Peut-être plus tard. Lorsque tu ne seras plus là.

Caroline FIGUERES

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

Quatrième place 2020 : « Crépuscule »

Crépuscule

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. Pas comme ici, regarde, on a l’impression que le soleil ne veut pas se glisser sous sa couverture, qu’il prend un malin plaisir à prolonger ces jours si mornes.
Le ciel était d’un blanc laiteux en cette fin d’après-midi. L’automne n’allait pas tarder à capituler, plus aucun voilier ne fendait l’océan. Au loin, seuls quelques porte-conteneurs continuaient leur incessant ballet sur les eaux froides et hostiles.
– Pourquoi tiens-tu tant à partir vivre à la montagne, on est bien ici, non ? J’aime contempler la mer, elle me berce. La montagne est si imposante, si oppressante.
Marc se leva du banc. Ses genoux craquèrent lorsqu’il déplia sa large silhouette. Son corps avait toujours été trop grand pour lui, trop maladroit, trop visible. Il embrassa le paysage de son bras démesuré.
– Mais qu’y a-t-il de beau ici ? Ça pue la marée et le varech. Le vent démonte les toitures une semaine sur deux. Les pêcheurs crèvent la dalle et n’ont plus que de vieilles histoires à ressasser. Même le vieux Le Gallec, il est obligé de vendre des glaces aux parisiens pour survivre, c’est désolant.
Louise glissa d’une voix douce :
– Tu es sûre que tu ne cherches pas plutôt à fuir ?
Marc ramassa un galet rond qu’il regarda sans vraiment y prêter attention, et le jeta par-dessus le grillage les protégeant du bord de la falaise.
– Non. Fuir quoi ? J’emmerde mon père et sa ceinture en cuir, il ne me fait plus peur depuis longtemps. Au contraire, ça me fait marrer de le voir crever à petit feu. Il ferait mieux de se jeter par-dessus bord.
Il posa ses larges mains sur ses hanches, défiant l’horizon du regard.
– Et puis les Alpes c’est la liberté, les grands espaces, l’air pur, les randonnées…
La jeune femme eut un petit rire sec. Elle jouait machinalement avec les boucles de ses longs cheveux châtains.
– La liberté ? Quelle liberté ? Tu as toujours refusé que je sorte avec mes amies, tu as toujours fouillé dans mon sac, dans mon portable… Cela fait bien longtemps que j’ai oublié la signification de ce mot.
Le trentenaire pivota et la toisa de ses yeux bleus, sombres comme un soir de tempête.
– Mais c’est pour te protéger ma chérie, tu le sais bien, je te l’ai déjà dit mille fois. Tu ne te rends pas compte à quel point les gens sont fous. Belle comme tu es, les pervers vont se jeter sur toi. Et puis je les connais tes copines, toujours à mettre des tenues qui exciteraient un eunuque. Soit raisonnable. Tu verras, les gens sont beaucoup plus sensés là-bas.
Louise soutint ce regard dur, elle n’avait plus peur de s’y noyer. Elle croisa les jambes et glissa ses mains entre ses cuisses, réflexe pour cacher ses tremblements.
– Les claques, c’est pour me protéger aussi ? Les crachats et ton haleine qui empestent l’alcool ? Et les coups de genoux, c’est parce que je ne suis pas une personne sensée ?

Marc commença à faire les cent pas devant le banc sur lequel était assise sa femme. Ses chaussures soulevaient une fine couche de sable et de terre mélangés. Il posa la paume de ses mains sur ses tempes, ses doigts s’enfoncèrent dans son crâne presque rasé. Il tentait de contenir la colère qui remontait le long de sa gorge, l’amertume qui tapissait son palais.
– Ça y est, tu recommences à m’énerver, argua-t-il, irrité. On dirait que tu le fais exprès, finalement cela doit te plaire quand je m’emporte non ? Tu n’aurais pas un petit côté masochiste sur les bords ? T’aime ça ? Hein, dis-le que tu aimes ça !
Il accélérait le pas, se frottant compulsivement le cuir chevelu. Ses baskets blanches étaient recouvertes d’une pellicule brunâtre.
– En plus tu sais très bien que je ne bois plus depuis que… depuis l’incident. Tu n’es qu’une sale petite menteuse. En fait tu veux que je devienne cinglé, hein, sale menteuse.
Il écrasa son poing sur le grillage, telles les vagues se brisant sur les rochers. Il agrippa ses doigts aux fils de fer, serrant jusqu’à ce que ses phalanges deviennent blanches comme l’écume. Le visage collé aux mailles, il scruta ce satané soleil qui ne voulait pas se coucher pour en finir avec cette maudite journée.

La jeune femme était stoïque, emmitouflée dans une grosse polaire ; seuls ses cheveux ondulaient sous l’effet de la brise marine. Elle faisait face à ce corps crispé, ces tendons saillants, ce cerveau malade. Une bourrasque chargée de l’hiver à venir les gifla. Marc se retourna et contourna l’assise en bois. Il se plaça derrière l’amour de sa vie. Ses mains se posèrent sur le dossier du siège et il se pencha en avant. Son souffle se fraya un chemin à travers la longue chevelure pour finir par déverser son fiel au creux de son oreille.
– Tu n’as quand même pas l’intention de me quitter j’espère ? Tu sais bien que tu m’aimes hein ? Tu as besoin d’un homme fort comme moi. Tu t’égares un peu mais tu m’aimes, c’est sûr. Tu sais que j’ai raison. Dis-le. Allez dis-le.
Un ange passa, un ange chargé de plomb sous ce triste crépuscule. L’océan se figea comme sur une photo de Plisson. Les secondes s’égrenèrent, lourdes, étouffantes.
La phrase qui finit par déchirer le silence sonna comme une sentence.
– Tu es à moi.
L’homme plaça ses larges mains en étau, de part et d’autre du cou à la peau blanche. Son pouls s’accéléra, le sang lui battait les tempes.
Soudain, une voix dans son dos, lointaine, lui parvint et parcourut le chemin jusqu’à son cerveau.
– Marc ! C’est l’heure de rentrer maintenant ! La sortie est terminée.
Il suspendit son geste quelques instants, puis relâcha ses muscles, laissant tomber ses bras le long de son corps. Le soleil avait déposé les armes, la pénombre les enveloppait. Il sentait son énergie se vider, quitter ce corps trop grand, trop maladroit, trop difficile à maîtriser.
– Tu as raison, je vais attendre un peu pour le déménagement, annonça-t-il d’une voix lasse. On verra. Peut-être plus tard, Lorsque tu ne seras plus là.
– Mais je suis déjà partie Marc, cela fait un an jour pour jour que tu m’as poussée du haut de cette falaise.

Yohan LAIGLE

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

Cinquième place 2020 : « La vérité sur l’affaire Larry Kleber »

La vérité sur l’affaire Larry Kleber


Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite.
– L’Alaska ?
– Voyons, Marcus, l’Alaska n’est pas un pays !
– Je me doutais bien que m’engager dans cette partie de Trivial Pursuit avec vous n’était pas une bonne idée, Larry…
– Vous savez, Marcus, la vie est une gigantesque partie de Trivial Pursuit. Des questions sont posées et ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux qui n’éludent aucune d’entre elles.

Je traversais une période de doute profond, et, malgré tous mes efforts, il m’était impossible de coucher la moindre ligne sur mon carnet de moleskine, lequel m’avait été offert par Patrick Modiano lors d’un récent salon du livre. J’étais alors tombé par hasard sur une annonce publiée dans Le Figaro, proposant de se ressourcer au moyen d’un stage d’une semaine de jeûne dans la Creuse. Sans trop réfléchir, je m’étais lancé dans l’aventure, en espérant que cette purification promise puisse m’aider à trouver l’inspiration qui me faisait défaut depuis bien trop longtemps. En complément de ce programme de suppression des matières solides, des activités étaient organisées, probablement afin de faire oublier la sensation de faim ; quand bien même l’objectif affiché de celles-ci était plutôt de nous ouvrir à de nouveaux horizons. Voici comment je me suis retrouvé assis dans un champ, un jeudi après-midi, muni de pinceaux, d’une toile et de quelques tubes de peinture, à peindre des vaches en pleine séance de rumination.

– Marcus, savez-vous que l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle a fait l’objet d’un millier de pastiches à travers le monde ? Beaucoup de personnes pensent qu’écrire un pastiche revient à se moquer de l’écrivain. Il n’en est rien. Ecrire un pastiche, c’est se confondre avec son œuvre et le connaître sur le bout des doigts. C’est avant tout un profond respect de l’auteur…

Je ne sais pas si les effets du jeûne se faisaient sentir, mais il me semblait me détacher peu à peu de la réalité. Des pensées étaient venues m’obséder, dès le deuxième ou troisième soir. Je revoyais certaines scènes du passé avec une netteté confondante. Larry Kleber, mon ancien professeur, avait été accusé de meurtre il y a maintenant dix ans. On avait retrouvé dans son garage les restes calcinés d’une de ses étudiantes. La mort avait été datée de douze ans auparavant. Lorsque j’avais appris la nouvelle de son accusation, je m’étais précipité à son domicile, pensant naïvement que c’était de cette façon que je pourrais le soutenir au mieux. J’étais arrivé au moment où il sortait menotté de sa maison, escorté par deux policiers en uniforme. Bien sûr, je n’avais pas pu m’approcher, mais il m’avait aperçu. « Marcus, pensez à nourrir mon hamster » m’avait-t-il crié alors qu’il s’engouffrait dans le véhicule de la police.

– Marcus, avez-vous déjà écrit des nouvelles ?
– Non Larry, cela me semble un exercice un peu vain.
– Vous avez tort, Marcus. La nouvelle révèle le meilleur de l’écrivain. Réussir à subjuguer le lecteur en quelques pages seulement, n’est-ce pas le défi ultime ?

Dans ma chambre, le vendredi soir, alors que je dégustais une tisane pissenlit-fleur de lotus et que j’observais le tableau que j’avais peint la veille, Larry s’est signalé de nouveau. Était-ce à cause du regard pénétrant du bovin que j’avais su restituer d’une manière signifiante ? Je ne saurais le dire. Je me suis revu, en 1984, débarquer à son domicile. J’avais alors écrit mon premier roman, lequel avait connu un succès d’estime. Mais je ne m’en contentais pas. Fébrile, j’avais roulé à toute vitesse sur l’autoroute déserte, traversant des paysages ombreux et enneigés. Pressé d’arriver chez Larry, lorsque j’avais entamé un virage au frein à main pour emprunter son allée, j’avais renversé le conteneur poubelle qui bordait le trottoir. Après avoir ramassé tous les détritus, je m’étais précipité à sa porte. Il m’avait ouvert, en robe de chambre, et m’avait souri.
« Larry, avais-je lancé, je veux écrire un chef-d’œuvre !
– Très bien, Marcus, mais vous ne voulez pas un café avant ? »
Il m’avait précédé dans sa cuisine, où trois jeunes femmes en nuisette étaient déjà attablées.
« Veuillez m’excuser, Marcus, j’ai organisé ce week-end un séminaire sur l’écriture intuitive et plusieurs de mes étudiantes m’ont honoré de leur présence. Voulez-vous vous joindre à nous ? »
L’une des filles s’est manifestée : « c’est quoi cette odeur de poubelle ? »

– Marcus, savez-vous ce que représente Watson, pour Sherlock Holmes ?
– Je dirais son ami, ou bien son complice ?
– Détrompez-vous, il n’est qu’un simple faire-valoir. Il est présent pour faire paraître l’enquêteur principal encore plus brillant. Puissent nos relations être plus saines, Marcus !

Au beau milieu de mes trois heures de méditation, j’ai revu la maison de Larry, peu après son départ forcé, dans laquelle toute entrée m’était impossible, ayant été mise sous scellés. Beaucoup de badauds étaient attroupés, et j’ai aperçu la voisine de Larry, qui taillait ses rosiers. Elle m’a reconnu et invité à la rejoindre, d’un petit signe de la main.
– Larry Kleber m’a laissé quelque chose pour vous. Son hamster.
– J’ignorais que Larry avait un hamster, ai-je murmuré.
– Il y beaucoup de choses que l’on ignorait sur Larry Kleber…
– C’est juste. Dites-moi, il n’aurait pas aussi laissé des graines, pour le hamster ?
C’est ainsi que j’avais ramené ce petit animal de compagnie dans mon modeste appartement. Mais c’est deux jours plus tard, alors que j’avais entrepris un nettoyage de sa cage, que j’ai trouvé la cassette vidéo, emballée dans un film plastique et cachée sous un tas de sciure de bois.

– Marcus, j’ai beaucoup réfléchi aux plus belles manières de terminer une nouvelle. Le temps passe, et je m’en fais une image de plus en plus précise. Accordez-y tout le temps qu’il vous faudra, Marcus. Chérissez tout particulièrement la dernière phrase de votre histoire.

Le stage de jeûne touchait à sa fin, et j’avais perdu sept kilos. Bien qu’un bouillon de légumes m’eût été servi à trois heures du matin, je me sentais toujours plus faible. Une dernière vision vint me hanter. Larry me prêtait régulièrement sa maison, lorsqu’il partait en conférence à l’étranger. En 1985, j’avais eu une aventure sérieuse avec l’une de ses étudiantes, ce qui boostait mon processus hormonal et créatif. Un soir, elle m’avait fait une scène terrible. C’est là que j’avais commis l’irréparable. Je pensais avoir pris toutes mes précautions, mais il ne m’était pas venu à l’esprit qu’une caméra ait pu être discrètement positionnée par Larry dans son garage. Peut-être pour surveiller son hamster à distance. La cassette vidéo était explicite, et le film se terminait par le nettoyage du barbecue à la javel. Larry savait donc tout !

– Marcus, quelle est selon vous la plus belle façon de mourir ?
– Calciné puis caché dans un garage ?
– Votre humour me surprendra toujours, Marcus…

La réalité du présent se mélangeait désormais avec mes souvenirs. Le stage prenait fin aujourd’hui même et j’attendais la remise du diplôme, soutenu par mes acolytes, dans une grande salle aux larges baies vitrées. J’ai cru apercevoir Larry, sur la terrasse extérieure.

– Faites-moi une promesse, Marcus : si jamais un jour vous étiez convaincu de me voir pour la dernière fois, tutoyez-moi.

J’avais pensé : peut-être plus tard, lorsque tu ne seras plus là.

Thomas CUVILLIER

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

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