La Culture... ce qui fait de l'homme autre chose qu'un accident de l'Univers (A.Malraux)

Catégorie : Les Brèves de Sang d’Encre Page 3 of 5

Sang d’Encre est un concours de nouvelles organisé tous les ans.

Troisième place 2018 : « Les feux de l’amour »

Les feux de l’amour

Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Après un séjour sur le continent il appréciait ces journées de farniente dans son village proche d’Ajaccio où la famille Casanova régnait depuis trois générations sur le bistrot local. Il était un peu plus de 19 heures, il écrasait sa cinquième cigarette de la journée, un net progrès depuis qu’il avait promis à Marianne de ralentir sa consommation de goudron cancérigène, et se préparait à descendre au stade lorsque Alta Frequenza suspendit ses programmes : « Le bus transportant le staff et les joueurs du Havre Athlétique Club venu disputer le match de barrage contre le AC Ajaccio est immobilisé à proximité de l’entrée du stade François-Coty. Une cinquantaine de supporters locaux bloquent le passage et balancent des fumigènes autour du car. Des pierres percutent le pare-brise et des bombes agricoles explosent sous le bus et sur le toit. L’une d’entre elles atteint le moteur. Impossible de redémarrer le véhicule. »
Ghjacumu se précipite dans sa vieille Peugeot. Marianne est dans ce bus ! Sa Marianne qui vient en Corse pour la première fois en profitant du déplacement de son équipe favorite. Il l’a rencontrée au cours d’un stage en Normandie. Passionné par le travail du verre, il avait choisi de l’apprendre avec les meilleurs artisans français installés dans la vallée de la Bresle. Marianne, authentique Havraise, avait la même passion que lui. C’est sur la plage du Tréport qu’il l’avait vue pour la première fois et avait su immédiatement que c’était la femme de sa vie. Quand la mer a commencé à se retirer et qu’il a découvert cette jeune fille qui semblait glisser sur le sable comme une apparition, il a craqué. Une heure plus tard il prenait un verre avec elle. Marianne suivait un stage chez un maitre verrier de Blangy, lui au Tréport. Un mois plus tard ils vivaient ensemble.
A la fin de son stage la séparation a été douloureuse, mais Marianne a promis que, le sien terminé, elle sauterait sur la première occasion pour le rejoindre. Cette occasion elle l’a trouvée avec la venue de l’équipe du Havre à Ajaccio. Profitant de la bienveillance d’un vague cousin, membre du staff, elle a obtenu de les accompagner. Maintenant, terrorisée par quelques brutes déguisées en supporters, elle doit attendre que son héros vienne la sauver.
Il roule aussi vite que le permet la route étroite et sinueuse tout en suivant à la radio l’évolution des évènements : « Les CRS viennent d’arriver et prennent position autour du bus. Leur présence, loin d’apaiser la situation, nourrit la haine d’une bande de casseurs qui profèrent des insultes racistes. L’affrontement se fait plus violent. La fumée gène les policiers dans leur tentative d’évacuer les Havrais. Pire, il semble que les bombes ont aussi endommagé le système d’ouverture des portes. Les joueurs sont prisonniers de leur bus !
Cette fois ce ne sont plus des fumigènes ou de gros pétards mais d’authentiques cocktails Molotov que des individus à moto viennent de lancer sur le véhicule. De la folie ! Si l’un d’eux touche le réservoir… »
Ghjacumu n’entend pas la suite, occupé à éviter deux Harley frappées de la tête de mort qui arrivent en pleine gauche. Un coup de volant réflexe, puis il retrouve sa trajectoire au moment où le ciel devant lui s’illumine : le réservoir du bus vient d’exploser et le véhicule s’embrase. Quelques centaines de mètres plus loin, stoppé par la police, il bondit de sa voiture et se précipite vers les flammes. Les pompiers inondent le car de mousse mais ne peuvent rien pour libérer les passagers qui hurlent de terreur et de souffrance. Une jeune femme frappe en vain sur les vitres bloquées. Ghjacumu reconnait la silhouette de Marianne. Il crie son nom et se jette dans le brasier. Un policier le plaque au sol avant de le tirer à l’écart avec l’aide d’un collègue.
Effondré, le jeune homme assiste à la disparition de sa bien-aimée dans un pandémonium de flammes, de fumée âcre et d’odeurs de chairs brulées. Les cris ont cessé, l’on n’entend plus que le grondement de l’incendie et le chuintement des jets de mousse carbonique. Il est alors pris d’un accès de rage froide. Il n’a pas pu voir le visage des incendiaires, mais les Harley, il les connait bien, ce sont celles d’un gang de motard qui fait régner la terreur depuis quelques temps au point que plus personne ne se sent tranquille. Ni les ex-nationalistes reconvertis dans le business, ni les voyous traditionnels, ni les chefs de clan, pas même les flics. Ces brutes se retrouvent « Chez Ange », leur façon à eux de se réclamer des « Hells Angels ». Un bar que personne, à moins d’être suicidaire, n’aurait l’idée de fréquenter. Le portier, un costaud au front bas et au regard incertain, arbore fièrement à la ceinture un poignard de la Légion et un gros calibre.
Un calme glaçant l’envahit. Il sait précisément ce qu’il lui reste à faire et retourne à sa voiture. Il attend que la nuit soit bien installée pour revenir au bar de ses parents. Pas de lumière. Il connait la cache où son père entrepose les armes de ses camarades indépendantistes, depuis qu’ils ont renoncé à leur usage. Elles sont parfaitement entretenues et prêtes à reprendre du service, si nécessaire. Il y a des pistolets mitrailleurs, des armes de poing et différents types de grenades, le tout venant du casse de plusieurs gendarmeries. Il choisit un Sig, vérifie que les quinze cartouches sont bien en place, puis décroche un PM et quatre chargeurs, enfin il s’empare de deux grenades incendiaires. Ainsi équipé il remonte dans sa Peugeot et prend la direction du repaire des motards.
Le gardien n’a pas le temps de se demander quel est le débile qui vient garer sa poubelle sur leur parking, qu’une rafale le perfore de la tête aux pieds. Sans un regard pour le corps gargouillant qu’il enjambe, Ghjacumu pénètre dans le bar et lâche une nouvelle rafale au ras de la tête d’une dizaine de brutes réunis autour d’une table encombrée de canettes de bière. Un inconscient fait un geste vers son révolver et rejoint immédiatement, ad patres, son collègue portier. D’un geste de son arme, le jeune homme les dirige vers le comptoir derrière lequel ils s’entassent, les mains sur la tête. Puis il arme une première grenade incendiaire et la lance sur le groupe. L’explosion les enflamme. Ils courent comme des insectes affolés quand on donne un coup de pied dans leur fourmilière et tentent de s’échapper par la sortie de secours. Ghjacumu les immobilise d’une rafale dans les jambes. La sueur et les larmes lui troublent la vue mais il s’acharne et lance la seconde grenade. Enfin il s’éloigne, laissant les flammes dévorer le bar et ses occupants.
Arrivé dans sa chambre, le jeune vengeur, épuisé, se jette sur son lit. A ce moment son ordinateur fait entendre quelques notes caractéristiques, celles qui lui annoncent un message de Marianne. Impossible ! Pourtant l’écran affiche bien un message envoyé il y a quelques instants. Alors Ghjacumu oublie l’horreur de la nuit qu’il vient de vivre. Marianne est vivante, il va la retrouver, ils vivront heureux et auront beaucoup d’enfants. Il lance la vidéo en pièce jointe et Marianne apparait : « Mon Jacques – elle n’avait jamais pu se résoudre à l’appeler par son prénom corse – je sais que tu dois être très déçu et probablement en colère de ne pas m’avoir trouvée à l’arrivée du bus. Je n’ai pas eu le courage de t’appeler plus tôt, mais maintenant tu as compris que je n’ai pas pu me résoudre à quitter ma Normandie. Ton pays me paraît si lointain et difficile à comprendre. De plus, l’artisan chez qui j’ai fait mon stage m’a proposé un emploi. J’ai réfléchi et j’ai compris que ma vie était ici. Nous avons vécu une belle histoire qui nous fera de merveilleux souvenirs quand nous serons vieux. Ne m’en veux pas, je t’ai sincèrement aimé mais si je te rejoignais maintenant, je trainerais derrière moi des regrets qui, petit à petit, nous pourriraient la vie. »
Marianne lui adressa un dernier baiser. Alors il plaça délicatement le canon du pistolet dans sa bouche et pressa la détente. L’écran fut éclaboussé, puis l’image disparut.

Bernard GRANDJEAN

Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés

Quatrième place 2018 : « La Belle de Mai »

La Belle de Mai

Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Elle le plaqua contre le mur. A cette heure de fermeture, la rue était déserte. Avant qu’il ait pu faire un geste, elle avait sorti un long cran d’arrêt. Elle en appuya la pointe sur le ventre de Ghjacumu, la fit pénétrer d’un douloureux centimètre.
– Ca va juste un peu saigner. Bouge, crie et je l’enfonce complètement. Compris ?
Ghjacumu acquiesça en hochant la tête.
– Tu vas t’arrêter maintenant. Si d’ici la fin de la semaine tu continues ton trafic, le bar brûle et toi, tu finiras dans un fauteuil.
Le cran d’arrêt se retira ainsi que le bras qui lui plaquait la gorge contre le mur de pierres. Il put respirer. La femme avait disparu. Il regarda son ventre. De la blessure superficielle s’écoulait un fin filet de sang. Le trafic ? C’était le centre d’accueil improvisé pour sans-papiers qu’il avait créé avec ses parents dans l’arrière-boutique du bar. Un lieu de repos où deux, trois bénévoles du quartier venaient les aider selon leurs qualifications : chercher du travail, remplir des papiers, apprendre le français… Son existence avait excité les fantasmes racistes de certains. Le quartier de La Belle de Mai était plutôt tolérant, une longue histoire de mélange et d’immigration dans ce quartier de Marseille. Les plus extrémistes qui voulaient faire basculer ce quartier dans leur camp – ce serait un exemple et un trophée- étaient allés la chercher, elle : une furie pleine des remugles de la haine, charismatique et sans scrupule, membre d’un groupuscule proto-fasciste qui faisait le coup de poing dès qu’une manifestation humaniste s’organisait dans la région. Elle avait tout de suite affiché ses ambitions et son programme par une campagne de tracts anonymes et abjects : nettoyer la ville des rats qui la contaminaient. Il la savait dangereuse, mais il ne savait pas, jusqu’à ce soir-là, qu’elle était sans limites. Depuis son arrivée, les tags s’étaient multipliés : les arabes dehors, immigrés=dangers. Les façades du bar en étaient salies. La veille de l’agression, on les avait même couvertes d’excréments – les chiens du quartier sûrement. Il lui avait fallu si peu de temps pour fédérer autour d’elle une petite troupe féroce et fière et violente que c’en était effrayant ! La possible arrivée de bateaux humanitaires dans le port de Marseille exacerbait leur haine et leur sauvagerie.
Le lendemain, il informa ses parents. La discussion tourna court. « On continue. Qu’il brûle le bar. C’est du bois et du ciment, c’est pas vivant. Qu’ils te touchent et ils nous trouveront. Notre famille s’est battue contre Mussolini et elle a dû fuir. Une fois, ça suffit. C’est terminé. On ne bouge plus. » La faim, le fascisme avaient chassé leurs aïeux de leurs terres, on les avait tant bien que mal accueillis, acceptés : de la Sicile aux États-Unis en passant par la Corse et la France, ils avaient pu revivre essaimant une diaspora familiale sur deux continents. La route de l’exil est trop amère pour ne pas aider ceux qui étaient forcés de la suivre. « Si les fascistes sont de retour, alors tu dois faire honneur à tes arrières grands-parents. » avaient conclu la mère.

Sur des plages brûlantes, on entassait des hommes. Des barques encore vides tanguaient dans le ressac.

Le lendemain, Ghjacumu se rendit au commissariat. Dès qu’il entra, le policier de faction le plaisanta – c’était la troisième fois qu’il venait.
– Encore vous, décidément ! C’est quoi cette fois-ci : des crottes de chat, des pets de lapin ? C’est des gamins, on vous a dit, c’est les vacances, ils s’ennuient. Alors, ils taguent, ils font un peu de grabuge. Ça va se calmer.
Ghjacumu ne dit rien, leva son tee-shirt, montra la plaie, le constat du médecin, posa sur le bureau la lettre anonyme qu’il avait trouvée dans la boîte aux lettres du bar le matin même : « Il te reste trois jours avant le méchoui », demanda à porter plainte. Le policier s’y résigna.
De retour au bar, Ghjacumu, ses deux parents et les quatre résidents en attente de papier se réunirent dans l’arrière-salle, transformée en bureau-dortoir : deux lits de camp au pied d’une armoire pleine de boîtes de conserve, un lavabo collé au bureau encombré d’une vieille imprimante de récupération, des murs tapissés d’affiches folkloriques de Sicile ou de Corse et de tracts antifascistes. Ghjacumu avait scotché l’Affiche rouge au-dessus du bureau. Il prit la parole gravement, résuma la situation.
– Elle va revenir pour exécuter sa menace. La police nous a promis des rondes mais elles seront inefficaces. On sera seuls. Alors, il faut se préparer à se battre.
Ils étaient sept, ils organisèrent des tours de garde, ils tourneraient toutes les trois heures. Ils s’armèrent de ce qu’ils pouvaient : chaînes, câbles électriques, couteaux, battes.

Au large de Marseille, la houle tourmentait des hommes désespérés.

Deux jours plus tard, elle tint parole. Un sirocco épuisant avait soufflé toute la journée. Les fenêtres des appartements béaient à l’affut de la moindre fraîcheur. On transpirait sans bouger. Derrière les volets clos du bar, sur les banquettes ou des lits de camp de fortune, les membres du groupe dormaient mal, étouffant dans cette atmosphère saturée de chaleur et d’angoisse. Ghjacumu était de garde. Régulièrement, des bruits de passants s’élevaient, se répercutaient dans la pièce ; alors il serrait son arme, son corps se crispait, aux aguets, puis le bruit s’amenuisait. Il respirait de nouveau. Des fêtards sans doute.
Et puis, vers deux heures du matin, la pétarade de trois scooters grossit au loin, se rapprocha. Dans le vacarme de leur passage, deux bouteilles explosèrent contre la façade. Tout de suite une odeur d’essence et de dissolvant envahit la pièce. Les cocktails Molotov enflammèrent rapidement le bois des volets et le platane qui flanquait le bar. Ghjacumu réveilla les autres, saisit son téléphone, alerta les pompiers. Ghjacumu donna l’ordre de sortir. Ils étaient tous les sept dans la rue, éclairés par l’embrasement de la façade. La rue ne résonnait que du crépitement des flammes qu’ils tentaient silencieusement d’éteindre. Mais la rumeur des scooters grossit de nouveau. Ils revenaient. Une étrange, anachronique et barbare attaque de chars modernes. Derrière chacun des conducteurs, un lanceur brandissait une matraque ou faisait tournoyer une chaîne. Le groupe leur fit face, chacun tenait fermement dans sa main son arme de fortune. Les sirènes des pompiers et de la police se rapprochaient. Déjà les lueurs bleues des gyrophares apparaissaient aux angles de la rue. L’affrontement fut bref. La résistance des résidents surprit les assaillants. Lorsque les voitures pilèrent, tout était terminé. Les scooters gisaient au sol. Les agresseurs avaient disparu. Les gens sortaient des immeubles, envahissaient la rue. Malgré son œil gauche ensanglanté et un bras cassé – il se l’était brisé en la frappant, il était sûr que c’était elle, bien qu’elle fût cachée derrière son casque ; elle avait dû avoir mal – Ghjacumu donnait quelques directives. Il fallait protéger les sans-papiers de l’enquête de police qui suivrait. Une partie des badauds fit écran aux regards des policiers qui se précipitaient vers le bar, tandis que d’autres, profitant de l’agitation des secours et du brouillard de flammes et de fumée qui s’élevait du bar disparurent dans les ruelles de la Belle de Mai.
Les policiers s’excusèrent de n’avoir pas pris au sérieux les premières plaintes de Ghjacumu L’enquête ne donna rien. Les scooters étaient volés, personne n’avait pu décrire les agresseurs. Ils s’étonnèrent que Ghjacumu et ses parents, à eux seuls, aient pu mettre en fuite six agresseurs mais ils ne cherchèrent pas à approfondir ce mystère. L’assurance permit à Ghjacumu de remettre à neuf le bar. Ils arrangèrent un local plus confortable pour les futurs résidents. Les autres reviendraient, c’était certain. Mais ils savaient qu’ils leur résisteraient.

Au large, au sud, entre Lybie et Sicile, une jeune femme sentait de moins en moins son corps frigorifié. L’eau clapotait autour de son visage qui, seul, émergeait avec difficulté, s’engouffrait dans ses narines. Elle avait à peine la force de la recracher. Si fatiguée, se laisser aller, ne plus lutter. Au-dessus d’elle, le ciel était vide et bleu. Son corps lourd sombrait. Elle apercevait au loin l’inaccessible crête floue de la côte qui sciait l’horizon. Puis l’image disparut, laissant la place à une étrave orange. Un bateau venait à son secours.

Patrick UGUEN

Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés

Cinquième place 2018 : « Faute de pieuvre »

Faute de pieuvre

Ghjacumu avait été saisi par la nouvelle sur le seuil du bar que tenaient ses parents. Elle le maintenait fermement plaqué contre le juke-box. Le cliquetis caractéristique du lancement de la bande se fit entendre et la voix métallique commença. « La femme du boulanger baise avec le coiffeur – OMO garde blanc le nylon blanc grâce aux enzymes gloutons – La fleuriste a attrapé une maladie honteuse en forniquant avec… » La détonation du fusil Manufrance modèle Sologne Luxe calibre 12 fit trembler les vitres. La nouvelle se fracassa sur le carrelage néo-vingtième en émettant un dernier couac. Le père de Ghjacumu se tenait immobile derrière le bar, rechargeant deux cartouches de chevrotine dans les canons encore fumants. « Ce n’était pas une nouvelle, mais bien un beau ragot, un mâle d’environ six kilos / six kilos et demi. Elles sont intrinsèquement instables et mutent souvent en ragot. » Une vie passée derrière le comptoir lui avait permis d’acquérir une expertise en théorie de l’information. Ghjacumu remercia son géniteur. Il lui avait épargné une heure d’annonces diverses et autres réclames qui se serait terminée avec le journal parlé, vantant en boucle les commémorations des 40 ans de Macronie et les préparatifs du troisième mariage du guide de la Sérendipité Soyeuse avec Brigitte 3CP (troisième Clonage Présidentiel). Les deux hommes s’activèrent à faire disparaître les débris le plus rapidement possible. Les services spéciaux ne mettraient pas longtemps à localiser la nouvelle, ou plutôt son absence…
Quand Ølåf Lårssønn gara son side-car Vølvø devant le bar il était environ dix-sept heures vingt trois minutes et sept secondes. Il ôta son casque de cuir et ses gants qu’il rangea dans le top-case avec soin. C’était un quinquagénaire divorcé, alcoolique, mal rasé, dépressif, parlant le Björk couramment, ceci afin de respecter les règles du polar nordique. Il consulta Ålfred, son poulpe probabiliste qui barbotait dans son sidarium, sorte de side-car aménagé en aquarium. Ålfred fit deux tours sur lui-même et prit une boule rouge à carreaux. La réponse était limpide pour qui avait un minimum de formation en logique octopodique. Ølåf entra et se dirigea vers le comptoir. Le père de Ghjacumu essuyait machinalement un fait divers, en soufflant dessus entre deux coups de torchon, afin de vérifier la transparence des sources. Ølåf commanda une eau-de-vie de hareng, sans glace.
 « Il est arrivé quoi au juke-box ?
 Un client a mis par erreur un soixante-dix-huit tours d’Yvette Horner. Le mange-disque s’est étranglé et le haut-parleur gauche a explosé, d’où les traces…
 Vous savez que la chasse est fermée. Vous avez un permis pour ce fusil ?
 Je suis en règle, il n’y a pas de problème. La chasse il y a longtemps que j’ai laissé tomber. De toute façon il n’y a plus de gibier. Dans le temps on trouvait des racontars, des ragots, des médisances et même des balivernes, et attention, pas des balivernes d’élevage ! Elles venaient frayer dans les bistrots, surtout en fin d’après-midi à l’heure de l’apéro. Mais aujourd’hui on supprime leurs milieux de reproduction. C’est la fin de l’infodiversité. C’est comme ça… L’année dernière, j’ai vu une fanfaronnade cendrée. J’en revenais pas ! On pensait l’espèce éteinte…
 On nous a signalé la disparition d’une nouvelle. Vous n’avez rien vu je suppose ?
 Que dalle ! On ne rencontre plus qu’une seule espèce, introduite par des imprudents, qui a pris la place de tout le reste : La Faïke Niouze. Elle est d’ailleurs classée nuisible. J’en ai tué deux la semaine dernière avec des graines empoisonnées au DSK. Super efficace le DSK !
 A propos d’hommes célèbres, je ne vois pas le portrait du guide de la Sérendipité Soyeuse. Vous savez que c’est obligatoire ! Je peux vous embarquer et fermer ce rade pour iconoclastie aggravée…
 Je l’ai mis à la cave. Ça attirait les quolibets… Il y en avait partout ! Et la fiente de quolibet je peux vous dire que c’est pas de la tarte à nettoyer ! »
Ølåf sortit et rejoignit son side-car. Il avait besoin de consulter son poulpe. Ålfred ouvrit un œil et manipula longuement les boules multicolores de ses huit bras. Enfin, il tendit la mauve à rayures jaunes. C’était, selon le théorème de certitude improbable d’Asimov-Cassegrain, un indice majeur. Plus aucun doute n’était possible…
Alors qu’il pénétrait à nouveau dans ce repère de braconniers, menottes en poche et arme au poing, bien décidé à coffrer tout le monde, il sentit une violente douleur au mollet ! Mordu par une rumeur… Une rumeur que Ghjacumu avait capturée et qu’il maintenait en captivité, la nourrissant depuis plusieurs mois de bruits, commérages et autres calomnies (vivantes !). Ølåf savait qu’il n’en avait plus pour très longtemps. Le venin de la rumeur est insidieux, ceux qui n’en meurent pas ne s’en remettent jamais tout à fait… Il s’effondra, le balte ayant la glande du qu’en-dira-t-on hypersensible. Pendant qu’Ølåf finissait d’avaler son extrait de naissance, Ålfred réfléchissait les yeux fermés. Il visualisait des réseaux de boules multicolores, reliées entre elles par des multitudes de fils dorés sur lesquels fusaient des éclairs bleus… Il eut la sensation qu’une ombre passait au dessus de lui, puis l’image disparut.
 « Ghjacu, tu changeras l’ardoise pour ce soir : Calamars à la plancha pour l’apéro ! »

Philippe BROUSSON

Illustration François ROBIN © 2018 Tous droits réservés

Nouvelle lauréate 2019 : « Le Caravage »

Le Caravage

Ils utilisaient du feu dans le temps. Pour brûler les restes. C’était la méthode la plus efficace pour poursuivre leurs activités sereinement. Mais cela demandait un travail long, méticuleux, plus physique que ce que les autres pensent. La fumée du feu se repère de loin. Et puis l’odeur de la chair brûlée se reconnaitrait entre milles, pour peu qu’on ait un minimum d’expérience dans le barbecue humain. Si on a la chance de ne pas avoir eu à démembrer le tout avant, il faut penser à arracher l’ensemble des dents. L’idéal reste de briser les os pour compliquer la tâche des autres. Et si le soleil est toujours couché, il faut attendre la fin du brasier pour récupérer les restes et tout disperser. Une vraie corvée, impossible à expédier en une nuit. Heureusement pour lui, il avait une tout autre méthode.
Il jeta un coup d’œil au minuteur en forme d’œuf à côté de lui. Encore trente-quatre minutes. Il se leva du rebord de la baignoire sur lequel il était assis pour s’étirer. Quand les articulations du bas de son dos se distendirent et que ses lombaires émirent un petit craquement, il poussa un petit grognement de plaisir. Lascivement, il observa le mur peint en Jaune de Naples qui décrépissait sous les carreaux portugais du plafond. Sous l’effet des vapeurs d’acide crépitantes, le jaune originel se troublait peu à peu, s’épaississait pour couler dans la baignoire et se fondre dans le bouillon trouble de ce qui avait été un corps. Le Rouge de Falun habituel céda progressivement sa place à un Corail assombri. A chaque fois un mur différent, à chaque fois une nouvelle couleur. C’était presque son moment préféré. Il se dit que peut-être qu’au fond c’était cet instant-là, ce bref instant de poésie oculaire qui le poussait à faire ce qu’il faisait.
Il chérissait profondément la palette cosmique, et plus que tout son inhérente violence. Chaque teinte appelait en lui la résurgence d’une émotion primaire, destructrice, pure. Le sombre Rouge d’Andrinople noircissait ses yeux des fresques maculées de sang des batailles d’Alexandre et de ses massacres, et définissait à lui seul le mot « conquête ». Quand il voyait le teint crème du Blanc Ventre de Biche, il passait instinctivement sa main dans la fourrure de l’aine tremblante de l’animal qui sait venir la mort de la main du chasseur. D’un périple en Inde il avait découvert le psychotique Mauve Héliotrope dans les yeux des statues de Kali Durga, évoquant les sacrifices barbares au culte de la folie de la déesse. Son esprit s’égara sur le Rose Cuisse de Nymphe Emue, déclenchant en lui une sensation de chaleur dans son bas-ventre, une érection qu’il réprima à peine.
Tiré de ses pensées par le bruit du minuteur, il fixa avec intensité le mélange grumeleux qui résidait maintenant dans la baignoire. Rouge Turc, particulièrement satisfaisant. Il retira le couvercle des seaux de peinture dans un bruit métallique dont il avait l’habitude. L’acide corrosif qu’il utilisait avait pour fonction première d’être un décapant pour canalisations industrielles, et garantissait une effectivité certaine ainsi qu’un net gain de temps dans son activité. Une fois terminé, il passa au karcher le fond de la baignoire, évacuant les derniers résidus d’os ou de cheveux qui avaient résisté. Il retira son masque et huma les vapeurs toxiques. Il appréciait ce léger vertige, la petite toux qu’elles provoquaient et l’irritation de ses narines, qu’il voyait comme les appréciables ballonnements qui caractérisent la fin d’un repas de Noël. Après avoir rempli chaque seau de moitié, il versa dedans une forme de colle neutre, et avec un fouet électrique, lissa le mélange jusqu’à l’obtention d’un liquide huileux semblable en tout point à une peinture quelconque. Il se baissa et saisit l’anse des deux premiers seaux. Seize seaux de cinq litres chacun, huit aller-retour, c’est finalement tout ce dont il avait besoin pour transporter le corps de n’importe quel individu jusqu’à sa camionnette.
Entre le cinquième et le dernier voyage, il fustigea sur le portrait que faisait les autres de quelqu’un comme lui. Ils imaginaient toujours quelqu’un d’asocial, violent, à l’enfance difficile, torturé par ses actes ou se complaisant dans l’idée qu’il représentait une forme de mal absolu. Pas lui. Il se percevait comme un artiste partiellement compris. Partiellement car son talent de peintre était reconnu, et ses œuvres connaissaient un vrai succès dans les milieux bourgeois du petit Paris. Cependant, il doutait fortement de la capacité des autres à accepter son processus créatif, et la pratique du meurtre pour accéder à son matériel primaire. Sans qu’ils s’en doutent, en convoitant ses productions artistiques, les autres admettaient la nécessité d’aller chercher à l’essence même de la vie la bonne teinte, la bonne nuance d’Ocre ou de Vermeil pour représenter une fresque tsariste ou un décor napoléonien. Il puisait son génie dans l’application physique des grands dilemmes moraux sur le pouvoir et la violence. Il l’avait su à l’instant où il avait achevé son frère pour peindre une version contemporaine de Remus et Romulus. Il répondait pourtant avec la sincérité la plus totale quand on lui demandait ce qu’il faisait dans la vie : « Je peins des gens ». A bout de souffle, il déposa le dernier seau dans la camionnette puis ferma le coffre d’un tour de clé. Il fit le tour du véhicule et profita de la portière comme paravent d’office pour allumer une cigarette. Une fois au volant, le bruit sourd du vent et les mouvements des nuages charbons sous la lune annoncèrent les premières gouttes du déluge. Il quitta la maison solitaire pour retourner chez lui.

Quand il arriva à son atelier dans le vieux Saint-Malo, la voûte céleste semblait s’effondrer sur la terre, et les bourrasques tombaient comme les pans d’un iceberg qui se décompose dans l’Arctique. Il se couvrit avant d’aller affronter les éléments. Il avait cyniquement teint son ciré du Jaune Impérial vénéneux des grenouilles Kokoï de Colombie, comme pour prévenir les autres du danger qu’il représentait, semblable au batracien. Il s’attela alors à débarquer sa nouvelle couleur jusque dans son atelier. Le sommeil le gagnait peu à peu et le jeun entrepris avant la chasse tiraillait son estomac, mais c’était pour lui des sensations inhérentes à ce type d’expédition. Il posa un regard sur la toile, suspendue au centre de son atelier, entre les cordages marins qui ornaient les poutres et les dizaines, les centaines de pinceaux éparpillés sur les tables et sur le sol. Il avait entreprit de peindre l’affrontement mythique de Moby Dick et Achab. Sa chasse d’une nouvelle couleur avait été justifiée par l’absence d’un rouge assez maritime pour peindre les restes bouillonnants de l’équipage du Péquod, dévoré par le Léviathan. Il avait donc choisi pour l’occasion la veuve d’un baleinier, trouvée dans les contreforts de l’Armorique et à présent entièrement débarquée dans les placards de son atelier.
L’aube perçait difficilement les vitraux emplis de suie aux dessus de sa cheminée. La tempête s’était calmée. Repoussant son assiette, repu, il alluma la dernière cigarette avant son coucher. Il s’était jeté sur ces pâtes froides comme Cronos sur ses enfants, et la bouteille de rouge qui trônait sur la table avait disparue dans le typhon infernal de son gosier. Morphée et Eros se succédèrent dans son sommeil agité, avachi sur le fauteuil de velours rouge qu’il avait exilé dans un recoin de son antre.
A son réveil, le calme était revenu. Le silence monastique qui planait dans l’atelier semblait assourdir le moindre bruit qu’il émettait. Les rats et les mouettes ne s’aventuraient pas dans son repère, pour combien ils savaient qu’il était le siège d’un monstre sacré de l’Art. Amorphe, il ouvrit les portes de son atelier pour s’exposer aux lumières ardentes qui brûlent les côtes de la Manche en fin d’après-midi. Il se dirigea vers le port de la cité, anonyme à l’œil vitreux parmi tous les alcooliques rejetés par la mer pour dépenser leur pitance en whisky. Une fois à bord de son navire, Le Cyanure, il largua les amarres. Etymologiquement, ce poison avait été nommé ainsi en raison de sa teinte bleutée, et il avait ironiquement baptisé son arche maudite de ce pigment pernicieux. Il s’abandonna à Nérée et à son Océan. La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un Bleu de Méthylène. Exactement de la couleur du ciel.

Gwen DUBOIS

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés

Deuxième place 2019 : « Veksle »

Veksle

Ils utilisaient du feu dans le temps. Ils brûlaient les corps des plus valeureux Vikings. Mais je ne suis pas valeureux, je ne rejoindrai jamais la Valhalla et je préfère l’eau.
Sûrement parce que je suis un pêcheur. Un pêcheur norvégien. J’ai 41 ans et mon nom n’a aucune importance. Il est à oublier.
Je suis devenu pêcheur parce que dans mon petit port du Hakfjord c’est le poisson qui nous fait vivre. Ou alors, il faut accepter de partir loin, et moi j’aime ma terre et les eaux qui l’entourent. Je suis devenu pêcheur et je ne l’ai jamais regretté parce que, sur mon bateau, je ne pense à rien, je suis trop occupé pour ça. J’aime le roulis constant, affronter les éléments, sentir mes muscles bander sous mon pull et répondre à mes ordres. Sur mon bateau je me sens libre et fort.
J’ai toujours travaillé dur, respecté les quotas de pêche imposés, payé mes impôts à temps, voté à chaque élection. Un citoyen modèle, un imbécile heureux en somme.
Je suis marié, j’ai trois enfants, ou plutôt j’avais trois enfants. Il a tué ma petite fille, ma fille aînée, ma perle, mon amour.
Ça s’est passé le 23 octobre de l’année dernière. La police n’a jamais pu prouver qu’il l’avait assassinée. Mais moi je le sais.
J’ai parlé aux flics, je leur ai dit qu’elle avait changé, que son regard ne pétillait plus, qu’elle ne sortait plus, ne dansait plus, ne riait plus. Ils ont répondu que ça ne constituait pas des preuves, qu’on ne pouvait pas accuser sans preuves et encore moins arrêter quelqu’un sans preuves. Que mon intime conviction ne tenait pas pour aller au procès. Ils ont dit aussi qu’ils l’avaient interrogé, plusieurs fois, que chaque fois il avait répété les mêmes choses, sans jamais se contredire, et surtout qu’il avait un alibi solide.
Alors j’ai réfléchi. Sur mon bateau je n’ai plus pensé qu’à ça. Comment le punir.
Ma femme n’a plus jamais été la même depuis la mort de notre enfant. Certains peuvent continuer, faire semblant au moins, pour ceux qui restent, mais elle non. Elle a sombré rapidement. Quand je rentrais elle ne m’attendait plus. Le couvert n’était pas mis, les poubelles pas sorties. Souvent je la retrouvais endormie, des pilules à portée de main, la photo de notre fille tombée entre ses cuisses. Les petits étaient chez des voisins, je faisais de mon mieux pour leur donner un semblant de normalité et de stabilité mais personne n’était dupe. Ils repartaient sitôt le déjeuner avalé et moi je restais seul à chercher comment le punir. Comment le punir.
Une fois, à terre, je l’ai croisé. C’est petit chez nous, c’était inévitable. J’ignore comment j’ai fait pour ne pas mourir sur place. Il a voulu me parler, il s’est avancé vers moi, la lèvre tremblotante, et m’a supplié de le croire, il n’était pas coupable, il l’aimait.
Et là j’ai trouvé. Une idée fulgurante. Je me suis forcé à le regarder, j’ai réussi à lui dire que je le croyais, qu’il fallait qu’on se parle pour dissiper les malentendus, que la police m’avait convaincu. Un tissu de mensonges qu’il a gobé.
Il est venu jusqu’à mon bateau. Il est monté à bord pour parler d’homme à homme. Il n’a pas eu le temps d’ouvrir la bouche, je l’ai fait taire d’un coup de hache entre les deux yeux. Puis j’ai déposé son corps dans mon filet de pêche, je l’ai emprisonné comme dans un cocon, et j’ai mis les gaz.
J’ai pris la mer. Au loin, en direction du nord, j’apercevais l’éclat du soleil sur les eaux. Une prédominance de vert, de bleu dur et avec des éclats orangés comme des griffures. Mon bateau prenait le large, trainant le meurtrier de mon enfant dans son sillage. Il m’est revenu en tête une légende et j’ai souri. Les morses pouvaient bien jouer à la balle avec son crâne maintenant.
Je ne saurai dire combien de temps j’ai navigué. Quand j’apercevais un bateau au loin je modifiais mon cap. Je sais que j’ai longé plusieurs îles. Je suivais l’arc lumineux en parlant à ma fille. J’étais heureux, comme autrefois.
J’ai détaché mon filet en pleine mer. Je l’ai laissé filer en souriant. J’ai pensé que les yeux, déjà, avaient servi de festin aux créatures marines et que bientôt chaque orifice serait investi et colonisé pour qu’il ne reste que des morceaux, puis des lambeaux et enfin des atomes de cet être de chair qui avait éliminé ma petite fille. Mais cette pensée ne m’a pas soulagé. J’ai ressenti à nouveau ce poids sur ma poitrine. J’ai pensé à ma femme, je suis revenu à la maison aussi vite que j’ai pu. La mer était comme une ardoise.
A mon entrée elle était debout, pour une fois. Elle m’attendait. Elle a prononcé une phrase que je n’ai pas comprise. Elle a dit « ils l’ont arrêté ». Je lui ai demandé de répéter. « Ils l’ont arrêté ».
L’assassin s’était rendu de lui-même. Un pauvre type déséquilibré. Un meurtre opportuniste et sans raison. Il a tout expliqué à la police qui a prévenu ma femme. Elle m’a dit « c’est fini maintenant », elle a exhalé un soupir, lourd de toute la tristesse d’une mère puis lentement s’est détournée pour remonter dans sa chambre.
Elle m’a laissé seul.
J’ai refermé la porte d’entrée derrière moi. J’ai pris le chemin jusqu’au port, je n’ai pas jeté un œil à mon bateau. La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel.
J’ai marché sur la jetée jusqu’au point précis où les remous, en bas, me tireraient par le fond.
Je me suis laissé tomber, tête la première, comme une pierre.

Valérie JAGUENEAU

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés

Troisième place 2019 : « Courant d’air fatal »

Courant d’air fatal

Ils utilisaient du feu dans le temps. Enfin, c’est ce que m’avait dit Michel. Michel est mon colocataire. Il est gentil, plutôt réservé et très intelligent. Mais surtout, il est d’un naturel très serviable : par exemple c’est toujours lui qui fait les courses. Comme il dit, c’est simple pour lui de les faire puisqu’il passe devant l’épicerie tous les jours, en rentrant de son travail. Et puis la colocation, c’est bien pratique pour le loyer de l’appartement.
Au sujet du feu, Michel m’avait raconté une histoire de naufrageurs de bateaux qui habitaient la côte autrefois. Ils en faisaient pour attirer les navires marchands sur les bancs de sable. Une fois celui-ci échoué, il était relativement facile de le piller. D’ici on aurait pu les voir à l’œuvre, avait-il ajouté. Cela avait l’air de l’amuser.
II faut dire que nous avons une vue magnifique. Nous habitons dans une belle résidence, de positionnement exceptionnel comme disent les agents immobiliers. D’un côté la mer, de l’autre un bois de pins. Michel aime bien regarder la mer, le soir, en rentrant du travail, en buvant une bière, installé sur le balcon. Il regrette parfois de ne pas pouvoir y regarder un coucher de soleil. Mais comme il fait remarquer : on ne peut pas tout avoir. Les levers de soleil c’est déjà beaucoup. Personnellement, je préfère le coté boisé de la résidence. Chacun ses goûts. J’aime me promener sous les pins, de préférence à la nuit tombante, les couleurs y sont moins vives et les odeurs plus fortes.
Michel m’accorde volontiers des pouvoirs magiques. Il dit que c’est son Karma de m’avoir rencontré car j’ai complètement changé sa vie et nous nous entendons vraiment très bien. C’est vrai que notre rencontre a été cruciale car sans moi et ma curiosité, il serait probablement mort aujourd’hui. Mais cela, c’est une autre histoire. Voilà, je vous l’accorde humblement, je suis très curieux des gens. Alors, vous pensez que dans cette résidence habitée par de nombreuses personnes seules, j’ai pu en faire mon travail. On dira que je suis une excellente dame de compagnie, enfin c’est une façon de parler, vu mon sexe.
Cet après-midi, j’étais en visite chez Marguerite, une voisine du rez-de-chaussée. Elle boit son thé avec un nuage de lait et partage avec moi ses gâteaux au beurre : elle est bretonne d’origine et adore le far aux pruneaux. Avec son grand couteau de cuisine, elle m’en taille toujours une belle part. Personnellement, je l’aime bien car il y a beaucoup de beurre, mais je lui laisse les pruneaux. J’aime bien Marguerite aussi, bien sûr, sinon je ne passerais pas autant de temps avec elle. Ce n’est pas nécessaire pour faire ce métier, mais cela aide. En fait, je n’ai pas besoin de faire grand-chose. Il me suffit de l’écouter parler. Elle me raconte ses souvenirs de jeunesse et ses morts : ses parents, son mari, sa sœur. Elle n’a pas eu d’enfant et parfois dans sa solitude, elle le regrette. En fait, il me suffit de la regarder quand elle parle et cela la rend heureuse. Elle me dit souvent qu’elle ne pourrait pas vivre sans moi. Elle exagère bien sûr.
Aujourd’hui après le thé, j’ai eu un coup de fatigue et je me suis endormi sur le canapé. J’avoue que cela n’est pas très professionnel mais j’avais eu une nuit un peu agitée. J’ai été réveillé en sursaut par la sonnette de la porte. C’était Fred, son neveu, qui venait la voir. Quand il lui rend visite, il m’ignore toujours. C’est son habitude. Fred je ne l’aime pas. Il parle fort et fait des grands gestes avec ses bras. Et puis, il finit toujours par crier après Marguerite. Dans ces moments-là, elle se tasse sur elle-même, comme pour laisser passer une tempête. C’est très désagréable mais Marguerite m’a demandé de ne pas m’en mêler. On ne choisit pas toujours sa famille, dit-elle avec tristesse. Et elle trouve qu’elle ne peut pas renier ce qui lui en reste.
Aujourd’hui, il avait l’air calme, à son arrivée, mais cela n’a pas duré. Encore une histoire d’argent. Il ne vient la voir que pour cela. Il lui en emprunte en permanence et ne le lui rend jamais. Et surtout, il voudrait qu’elle parte en maison de retraite pour pouvoir récupérer l’appartement, même si cela il ne le dit pas toujours ouvertement. Marguerite, elle est très claire : elle n’a pas l’intention de déménager et elle mourra chez elle. C’est à ce moment qu’ils ont commencé à se disputer et je me suis tenu à distance, comme demandé.
A un certain moment, elle lui a suggéré d’aller sur la terrasse pour fumer une cigarette. Elle pensait probablement que cela le calmerait. Du coup, j’en ai profité pour prendre congé. Les histoires de famille des autres, je ne dois pas m’en mêler. C‘est une attitude professionnelle mais c’est compliqué. Alors, je me suis dirigé vers la porte.
 Je te raccompagne, m’a dit Marguerite en se levant du fauteuil du salon.
Elle a bien refermé la porte du séjour, derrière nous, pour pénétrer dans le sas, comme elle nomme le hall de la porte d’entrée.
 Si tu ne fermes pas bien cette porte, cela fait courant d’air quand la porte-fenêtre de la terrasse est ouverte et comme je suis très légère, je vais m’envoler, me dit-elle en riant.
Elle n’a pas besoin de me le dire, c’est pareil dans tous les appartements de la résidence. Même chez nous. Mais c’est vrai qu’à son âge, on n’est jamais trop prudent. Marguerite a donc ouvert la porte d’entrée et elle m’a serré bien fort dans ses bras. Elle m’a embrassé en me remerciant de lui avoir tenu compagnie. Elle met trop de parfum à mon goût, mais elle ne s’en rend pas compte vu qu’elle ne sent plus rien. J’aime bien son parfum et, involontairement, j’en ramène toujours un peu à la maison. A cette odeur, Michel sait quand je lui ai tenu compagnie.
Et puis d’un seul coup tout est allé très vite. La porte de séparation s’est ouverte brutalement et Fred est apparu. Il avait un regard mauvais, le couteau de cuisine à la main et il a dit quelque chose d’assez incompréhensible, car il avait la bouche pleine de far aux pruneaux. Il faisait beaucoup de miettes en parlant. Il a dit quelque chose comme :
 Qu’est-ce que tu fabriques ? Où as-tu l’intention d’aller ? Te plaindre aux voisins ?
Marguerite a été surprise et a poussé un cri. Pris de panique, je l’ai repoussée brusquement, cela l’a déstabilisée et elle est partie à la renverse. Avant que je ne comprenne ce qui s’était passé, je me suis retrouvé dehors, sur le palier et la porte d’entrée a claqué bruyamment sous l’effet du courant d’air. J’ai entendu un bruit sourd de chute et puis Marguerite a crié et Fred a crié. Ou l’inverse, je ne sais plus. Après, toujours sous l’effet de la panique, je suis parti à toute vitesse. Certains penseront que je suis lâche, mais il ne faut pas se mêler des affaires familiales.
Un peu plus tard, je regardais par la fenêtre et je pouvais apercevoir l’appartement de Marguerite. Devant la porte, il y avait une ambulance jaune qui clignotait en rouge. Il y avait aussi une voiture de police blanche qui clignotait en bleu. J’ai vu Fred partir entre deux gendarmes. Il criait qu’il n’était pas coupable, que c’était à cause du far aux pruneaux. Marguerite, elle, est partie sur la civière, entre deux brancardiers.
C’est à ce moment-là que Michel est rentré de son travail. Comme tous les soirs, il a rangé les courses dans le réfrigérateur et je l’ai regardé faire. Il a pris une bière.
 Tu viens avec moi sur le balcon ? Tu me raconteras ta journée. Tu as vu ? Une vieille dame qui habite au rez-de-chaussée est morte. Le gardien dit que c’est son neveu qui l’a tuée. Mais il prétend que c’est un accident. Personne ne va croire à son histoire. Même une vieille dame ne tombe pas toute seule sur un couteau de cuisine.
Le vent s’était calmé, Michel s’est assis sur le balcon, face à la mer, pour profiter de la vue. Je me suis assis sur ses genoux et je l’ai regardé de mes grands yeux dorés. Il m’a caressé la tête et comme tous les soirs et il a frotté son nez contre le mien. Il m’a dit :
 Où es-tu allé trainer ? Ah ! Je sais : je sens le parfum de notre belle inconnue sur ton pelage ! Il faudra quand même que tu me la présentes. Elle est comment ?
Je ne lui ai pas répondu, mais il en a l’habitude. Enfin, cette fois-ci, j’aurais pu lui dire que je ne risquais pas de la lui présenter, puisqu’elle était morte et que probablement c’était moi qui l’avais tuée. Enfin, c’est Fred qui tenait le couteau. Je me suis mis à ronronner, sous l’effet de ses caresses. Je me suis tourné et retourné sur ses genoux pour trouver une bonne position et finalement je me suis couché en rond, bien tranquillement.
Ce soir, la mer était calme, il n’y aurait pas de naufrageurs. La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel.

Caroline FIGUERES

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés

Quatrième place 2019 : « Le Nord ment »

Le Nord ment

Ils utilisaient du feu dans le temps. Déambulant sur le chemin des douaniers, j’ai pensé aux naufrageurs trompant leurs proies avec des lanternes. Cela me fait tout drôle de revenir à Fermanville. C’est le village de mon enfance et il n’a pas beaucoup changé. La longue plage de sable clair de la Mondrée est toujours battue par les vagues grises et vertes de la Manche et les dunes en pente douce sont toujours recouvertes par ces hautes herbes jaunes, coupantes, perpétuellement mises en mouvement par le vent violent. Le petit port a gardé son aspect de crique miraculeusement protégée des flots furieux mais la carrière de granit rose qui y prospérait jadis est fermée, il n’y a plus d’exploitation de la falaise à cet endroit et les carriers aussi sont partis. Le grand port, en revanche, s’est rempli de bateaux de plaisance, ce n’est plus un port de pêche. Et un hôtel-restaurant « Les flots bleus » – très original ! -, en haut de la butte qui domine le site portuaire, avec ses deux grandes jetées, là où naguère se terrait la vieille mère Legrand derrière ses volets clos, a été ouvert et illumine de ses néons colorés le petit sémaphore.
J’ai donc pu déposer ma valise lorsque j’y ai pris une chambre, avant de partir à la redécouverte de mon petit morceau de Cotentin que je n’imaginais pas si profondément teinté de nostalgie et de tendresse. C’est une agréable surprise, ma foi. J’ai rencontré Thomas, sur la place du marché, dès ma première sortie. Il m’a reconnu aussitôt, avant de m’entraîner chez Emile, dont le café-tabac existe donc toujours, pour « fêter ça, ça s’arrose ». Après m’avoir demandé ce que je devenais depuis le temps, il a appris avec un étonnement respectueux que j’étais devenu « fonctionnaire à Caen » puis, passé cet effort de curiosité pour ma personne, il a commencé à me parler de ce qui pollue toutes les bouches du village depuis une semaine :
– Figure-té, mon vieux, que la mère Voisin a été retrouvée pendue chez elle, il y a huit jours. Y paraît que la vieille s’est suicidée, dis donc… mais c’est bizarre, quand même.
– Pourquoi, c’est bizarre ? Tu sais bien que, chez nous, les vieux se pendent toujours quand ils se suicident, c’est connu.
– Eh bé, c’est bizarre parce que …
Du monde est entré dans le café à ce moment-là et il s’est tu subitement. Il a avalé son calva d’un seul coup, s’est essuyé la bouche sur sa manche, comme autrefois, et m’a invité à dîner le soir chez lui, au Tôt de Bas « tu te souviens où c’est, je vais dire aux copains que t’es revenu ».
Un peu étourdi par cette rencontre, je suis allé me promener dans la vallée des Moulins pour évacuer les vapeurs d’alcool. Je suis entré dans l’église et j’ai fait le tour du cimetière, qui est toujours aussi joli, comme un jardin fleuri perdu au bord d’un petit ruisseau aux eaux si calmes où les écrevisses, j’en suis sûr, doivent continuer à faire les délices des chenapans du village. Puis, irrésistiblement attiré, je suis revenu vers la mer, vers le grand port et, malgré la lumière qui baissait, j’ai fait quelques pas sur le chemin des douaniers, depuis la grande jetée. Je suis allé jusqu’au premier blockhaus, enfoui presque totalement dans la pierre et dans la mousse, et je me suis assis contre lui face à la mer pour mieux voir à l’horizon le soleil tomber dans l’eau, tout recroquevillé pour lutter contre les embruns. A ce même endroit, enfant, j’attendais dans cette position le retour de mon père pendant des heures, j’usais mes yeux et ma patience à guetter son petit chalutier tout en mangeant des souris au caramel. Trop souvent j’entendais ma mère m’appeler, crier mon nom, et je la voyais, si frêle silhouette que le vent entortillait dans son châle noir, s’énerver à ma recherche. Je n’ai jamais compris pourquoi nous étions partis de Fermanville, pourquoi elle avait quitté mon père un beau jour pour s’installer à Paris. Ni l’un, ni l’autre ne m’ont jamais donné la moindre explication. Pourtant, ils s’aimaient, je crois. Quand mon père est mort, en mer, elle s’est conduite comme une veuve, à des kilomètres et à des années de séparation. Quand elle est morte, plus tard, elle tenait entre les mains son chapelet et la photo de leur mariage. Je suis toujours triste quand je pense à mes parents, je les aimais beaucoup tous les deux, ils me manquent encore. Chassant mes idées noires, je suis allé à mon hôtel pour me changer. J’y ai acheté une bouteille de champagne à un prix ahurissant, pour ne pas arriver chez Thomas les mains vides puis, sans me presser, je me suis rendu chez lui, le nez au vent du Nord. Il m’attendait sur le seuil de sa porte, j’ai compris qu’il était heureux et fier que je sois venu. Nous avons mangé en silence la soupe aux fèves et au lard, le lapin au sang, le petit caillé de vache à la ciboulette et au poivre, en buvant des brocs et des brocs de son cidre, tout juste tiré de l’énorme barrique en orme, si fort et si âpre qu’il faut être du coin pour pouvoir l’avaler sans grimace, en avoir tété au biberon comme nous. En bref, tout ce que j’aime et que je croyais perdu à jamais. Il s’était souvenu de tout cela, mon vieil ami. Repus et un peu éméchés, nous avons commencé à discuter du suicide de la mère Voisin. Ce qui était bizarre, en réalité, selon lui, c’est qu’elle n’avait aucune raison de se tuer, son suicide ne s’expliquait donc pas. Il me dit : – Elle avait du fric, la santé, personne à charge, des petits-enfants pour venir la distraire de temps en temps, un beau jardin … En plus, elle avait une bosse sur la nuque, sous la corde qui l’a tuée et j’entends des rumeurs depuis quelques jours. Il se dit dans le village que c’était peut-être bien elle, le corbeau qui empoisonne tout le monde depuis des années et que, en somme, c’est bien fait pour elle ce qui lui est arrivé, etc. Ah tiens, v’là les copains qu’arrivent. Entrez les gars, entrez, on va ouvrir le champagne. On parlait de la mère Voisin …
– Salut, les potes, justement on est venus pour en parler aussi. Thomas, faut que t’arrêtes de dire qu’elle s’est pas suicidée, la vieille, sinon tu vas finir par alerter les flics et nous, ça nous arrange pas du tout. T’énerve pas va, reste assis, on va t’expliquer et à toi aussi surtout, t’es concerné, Môssieu le fonctionnaire. C’était bien elle qu’envoyait toutes ces lettres, vous savez. On a trouvé les brouillons de ces horreurs et on a tout brûlé pour pas laisser de traces de notre passage. Quel monstre de bonne femme, elle l’a pas volée la corde qui l’a pendue … Il but bruyamment une gorgée de champagne et reprit : – Quand nous sommes allés la voir, après qu’elle ait posté sa dernière lettre anonyme, au curé cette fois, et qu’elle a compris qu’on l’avait suivie et qu’elle était découverte, elle s’est évanouie. En tombant, elle s’est même cognée la nuque sur son évier. Pendant qu’elle était dans les vapes, on a fouillé partout et on a trouvé des pages et des pages de vilenies. Quand elle s’est réveillée, on lui a dit que, dès le lendemain, on porterait toute sa paperasse chez les flics et qu’elle finirait en taule, comme elle méritait, cette garce, et on est partis. Elle s’est pendue dans la nuit et personne la regrettera, vous pouvez me croire, tous les deux. Mais toi, Thomas, si tu continues à dire partout des conneries sur sa mort, on va finir par être tous soupçonnés de l’avoir butée, tu comprends pas ? C’est que, j’avais vraiment envie de lui faire sa fête, moi, après tout. Je suis peut-être revenu après le départ des autres, va savoir … Alors, on l’achève cette bouteille ?
– Attends, pourquoi t’as dit que moi surtout, le fonctionnaire, j’étais concerné ?
– Mon pauvre vieux, j’voulais pas t’le dire, ça m’a échappé, excuse-moi. J’ai dit ça parce qu’on a trouvé un brouillon d’une lettre anonyme que la vieille a envoyé à ta mère, y a des années de ça. Une lettre si laide, si laide, si tu savais. J’ai même pas pu tout lire tellement j’étais écœuré. Tu sais, je l’aimais bien ta mère, elle était si jolie, un beau béguin de jeunesse. Et elle est partie juste après avoir reçu cette lettre, j’ai compris quand j’ai vu la date … Non, j’pourrais jamais répéter à personne ce que j’ai lu, vraiment, ça me salirait la bouche comme ça m’a déjà sali les yeux, des envies de meurtre ça m’a donné.

Je suis rentré chez moi le dimanche soir. Le lendemain matin, le patron m’a appelé dans son bureau et il m’a lancé : – Alors, Lieutenant, comment ça s’est passé, ce retour aux sources ? Et elle est morte de quoi finalement, cette bonne Madame Voisin ?

J’ai soudain eu une ultime pensée pour mon enfance si belle, quand la lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel. J’ai répondu fermement : – Affaire classée. Je ne comprends vraiment pas pourquoi on a dérangé la P.J. de Caen parce qu’il n’y a pas l’ombre d’un doute, Commissaire, c’est un suicide tout ce qu’il y a de plus banal, vous pouvez me croire.

Marie-Brigitte CHOISY

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés

Cinquième place 2019 : « La grande honte »

La grande honte

« Ils utilisaient du feu dans le temps ». Je n’en croyais pas mes oreilles. Nous étions en pleine discussion sur la transition énergétique, occupés à débattre des avantages comparés de l’énergie nucléaire et de l’hydroélectricité, lorsque Sylvie a lâché cette phrase. Un ange est passé. Sacrément longtemps. Ma femme avait encore fait une intervention dont elle avait le secret. Je ne savais plus où me mettre. Même mon meilleur ami Bernard m’a lancé un regard contrit. Puis la conversation a repris, Sylvie semblait ne s’être aperçue de rien. Elle avait vraiment le chic pour ruiner mes soirées. Au retour, dans la voiture, je n’ai pas dit un mot. Je ne comptais plus les dîners où Sylvie m’avait fait honte. Indubitablement, elle me tirait vers le bas. J’ai pris une décision : j’allais la quitter. Sylvie partait en déplacement le lendemain pour quelques jours, j’irais préparer quelques cartons et m’exiler un moment dans le studio qu’on avait en ville. Lorsqu’elle reviendrait, elle trouverait un petit mot, je n’ai jamais été trop doué pour aborder frontalement les sujets qui dérangent.

J’ai jeté quelques affaires dans la première valise qui m’est tombée sous la main. Mais celle-ci était de taille trop modeste et je suis retourné dans le cagibi pour en chercher une deuxième. J’ai dû écarter quelques sacs pour trouver mon bonheur. C’est là que je suis tombé sur le cahier, posé sur le sol. Un petit cahier noir. Je l’ai ouvert et j’ai commencé à le feuilleter. C’était l’écriture de Sylvie. Peut-être l’avait-elle laissé tomber en allant chercher sa propre valise, ou peut-être était-il en permanence entreposé ici. Une date était apposée en haut de chaque page, la première d’entre elles remontait à un peu plus de deux ans. Seule une vingtaine de pages était remplie, de son écriture fine. Au premier abord, ça ressemblait à un cahier de poésie. J’y découvrais des phrases qui paraissaient anodines, mais certaines étaient beaucoup plus coquines. Chaudes mêmes. J’imaginais Sylvie s’enfermer dans le cagibi pour laisser vagabonder ses pensées et laisser libre cours à ses fantasmes. Ce n’était pas a priori pour me déplaire. Je suis allé à la dernière page. J’y ai lu : « Ils utilisaient du feu dans le temps = une fessée dans la salle de bain avant mon départ ». Il y avait d’autres expressions, mais la décence ne m’autorise pas à tout détailler. La page précédente avait été rédigée un mois auparavant. Parmi toutes ces pépites, je suis tombé sur la considération suivante : « Le soleil est bon pour la santé, à condition de le modérer = glisse ta main sous ma jupe. ». J’ai tout de suite reconnu la première phrase de cette équivalence. Elle l’avait mentionnée lors de notre avant-dernier repas chez des amis. Je m’en souviens très bien, vu qu’elle m’avait, là encore, fait honte. J’ai senti mes mains devenir moites. J’ai arraché le protège cahier. Il y avait un titre sur le bouquin : « Jeux dangereux avec Bernard ». J’ai tout compris. Sylvie et Bernard. Les phrases à la noix qu’elle me sortait en public, c’était un jeu avec son amant. Une façon de pimenter leurs aventures. Et l’autre qui me regardait avec un air désolé. Je suis sûr qu’il bandait comme un porc. Je m’étais fait avoir dans les grandes largeurs. Pas la peine de chercher plus loin qui était le con dans le dîner. Tout ça m’a mis en rage. Dire que je m’apprêtais à quitter mon épouse sans faire de vagues. Ça allait changer.

L’après-midi, je suis allé me vider la tête en allant marcher le long de la falaise. Le ciel était dégagé, quelques touristes avaient fait le déplacement pour visiter la chapelle de la Vierge. La vue était splendide, la mer miroitait et offrait de multiples nuances de bleu. Je venais régulièrement ici me ressourcer. J’avais l’habitude d’emmener mon carnet de croquis, en m’essayant à écrire quelques vers. C’est là que l’idée m’est venue. Alors que je poursuivais ma promenade, j’ai finalisé mon plan. Moi aussi j’avais le droit de rigoler. Et j’avais aussi le droit de me venger. Avant de venir décompresser ici, je m’étais soigneusement renseigné. Un petit coup de fil à la secrétaire de Bernard, en me faisant passer pour un client. Il était en déplacement à Paris. Tout comme Sylvie… Et quand Bernard allait à Paris, il avait son hôtel fétiche. Je savais que je les trouverais tous les deux dans le Novotel situé à proximité de la place d’Italie. J’y serais le soir même, les deux heures de route ne me faisaient pas peur. Au contraire, j’allais pouvoir parfaire mon plan. D’ici là, je disposais encore de quelques heures pour me mettre en condition.

J’avais donc préparé les deux enveloppes et j’avais soigneusement emballé mon pistolet. Je l’avais ressorti du cagibi. Moi aussi j’avais mes petits secrets. Héritage familial. Soigneusement planqué pour n’effrayer personne. Dire que j’étais persuadé que je n’aurais jamais à m’en servir. J’avais fait la route vers Paris sans aucune difficulté et, attablé dans un café, j’avais une vue directe sur la porte d’entrée de l’hôtel. Je m’étais renseigné, Bernard logeait bien ici. Chambre 107. Je n’ai pas eu à patienter très longtemps. Ils sont arrivés à 21h30, bras dessus, bras dessous. Quelques minutes après, j’ai pénétré à mon tour dans l’hôtel. Personne ne m’a rien demandé. J’ai frappé à la chambre 107, Bernard a entrebâillé la porte et j’ai donné un grand coup de pied dedans. Bernard a basculé, j’ai pu refermer la porte et sortir le pistolet. Il y avait eu un peu de bruit, bien sûr, mais rien de trop préoccupant. La vue de mon arme braquée sur eux les a refroidis. Je leur ai fait signe de ne pas faire de bruit et je les ai fait asseoir chacun sur une chaise. On peut dire que j’avais réussi mon entrée. Sans plus attendre, je leur ai tendu leur enveloppe. Je n’avais pas envie de dialoguer avec eux, j’étais le seul maître à bord. J’ai donc commencé à leur expliquer, le plus froidement possible, la règle du jeu. Mais ils la connaissaient déjà, si l’on s’en référait à leurs pratiques lors de nos récents dîners. D’abord, dix phrases à caractère poétique figuraient sur la feuille de Sylvie. Chacune extraite de mon petit carnet à moi. Les dix mêmes, associées chacune à leur implication dans le cadre du jeu que j’avais organisé spécialement à leur intention, étaient reprises sur la feuille de Bernard. Je ne vais pas tout vous lire, bien sûr. Mais il y en avait qui étaient plutôt sympathiques, de mon point de vue. Du style : « la note de l’hôtel est pour Sylvie ». Ou encore : « ce soir on fait chambre à part ». D’autres étaient moins agréables : « au plus l’un de vous deux aura la vie sauve » ou « le premier qui parle meurt ». A chacun de mes vers correspondait l’une de ces joyeuses expressions. J’ai vu Bernard se décomposer au fur et à mesure de sa lecture. J’ai demandé à Sylvie de sélectionner trois phrases. De son choix dépendait la suite du jeu. Elle gardait sacrément son calme, pour quelqu’un qui avait un pistolet braqué sur elle par un mari aux abois. Je lui ai fait signe de se lever. Elle m’a regardé droit dans les yeux, puis elle s’est concentrée sur sa feuille. Elle a redressé la tête. Son choix était fait. Elle a pris une profonde inspiration, et elle s’est lancée : « La lumière baissait avec le soir. La mer était d’un bleu de méthylène. Exactement de la couleur du ciel. »

Thomas CUVILLIER

Illustration François ROBIN © 2019 Tous droits réservés

Nouvelle lauréate 2022 : « Écris ou crève »

Ecris ou crève

Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force. Il ne devait pas lâcher, pas maintenant. Surtout ne pas se déconcentrer. Son voisin venait de perdre connaissance, il était blanc comme un linge. Il ne devait pas l’aider, c’était proscrit par le règlement. Il devait écrire, frapper sur le clavier à vitesse constante et produire du texte à la vitesse minimale de 6000 signes par heure. L’équivalent de deux pages. Cela pouvait paraître peu mais sur une durée de plusieurs jours, l’effort était intense. Telle était la règle du concours. Le fameux concours sang d’encre. Celui qui faisait rêver des milliers d’écrivains en herbe aspirant à une vie de voyages, de rencontres et de prix littéraires. Le principe était simple. 1000 candidats. Un seul gagnant. La récompense ? La publication et la distribution du roman écrit lors du concours sur l’ensemble du territoire ainsi que la somme d’un million d’euros. De quoi motiver même ceux n’ayant jamais écrit qu’une liste de courses.
Valentin regrettait amèrement de s’être lancé dans cette aventure mais surtout d’y avoir entraîné Léa. Si leur mère le savait, elle serait folle de rage et d’inquiétude. Car il était une règle que le grand public ne connaissait pas, qu’il découvrait sur place alors qu’il tapait frénétiquement sur son clavier. Pas de forfait possible autre que l’urgence vitale. Il fallait aller au bout de ses ressources, physiques et psychiques, pour en sortir ne serait-ce que vivant. Écris ou crève, comme dirait le célèbre Stephen King. Son voisin de table n’aurait pu qu’acquiescer, son regard vide regardant déjà vers l’au-delà.
Valentin jeta un œil vers sa sœur située cinq rangées plus loin sur sa droite, et devina à son dos voûté et à son nez sur l’écran qu’elle avait un bon rythme. Les sondes étaient translucides, elle n’avait eu aucune pénalité. Alors il reprit le fil de son roman tout en se remémorant les heures de travail acharné qu’il lui avait imposées afin d’être prête. Sa cadette aurait préféré partager ses soirées avec ses amies autour d’un bon kebab mais il lui avait infligé un entraînement de sportif de haut niveau. Nous préparons un marathon, lui assénait-il en permanence tandis qu’elle haussait les épaules. Mais pour éviter tout conflit, elle le suivait dans ses délires. Ils se passaient des textes en boucle et retranscrivaient les mots sur leurs claviers à vitesse de voix puis en accélérant. Des fractionnés de l’écriture en somme. Leurs doigts finirent par voler au-dessus des touches de façon synchronisée. Puis ils écrivirent des nouvelles. Une par semaine, puis deux, puis trois, comme pour façonner le muscle de l’imagination. Il leur fallait des idées, toujours plus d’idées, des anecdotes, des rebondissements, des chutes, ainsi que des personnages. Une vingtaine de personnages dont ils ont adopté la vie. Ils connaissaient tout d’eux. Nom, prénom, date de naissance, signe astrologique, traits de caractères, caractéristiques physiques, styles vestimentaires, goûts culinaires, passions, joies et peines… peut être même mieux que les membres de leur propre famille. Ils parlaient d’eux comme d’amis de longue date et les faisaient vivre et évoluer jusqu’au jour du concours. Ce jour où tout se joua.
24 h. L’ordinateur suprême du concours, celui qui récupérait toutes les données, les analysait et avait de ce fait un droit de tirage sur l’énergie vitale des concurrents, venait d’annoncer la fin du premier jour de compétition. 525 candidats en lice. Surpris, Valentin et Léa levèrent le nez de leur écran et constatèrent avec effroi que presque la moitié des candidats étaient dans des positions les plus incongrues suite à des malaises. Les automates prélevaient leur sang pour chaque non-respect du règlement, sang collecté à des fins très obscures… Valentin se sentait plutôt en forme et finalement satisfait que les autres candidats s’écroulent aussi vite. Il faisait en sorte de ne pas s’intéresser à leur état afin de rester sur son œuvre. Des morts il y en aurait, ils avaient tous signé pour cela après tout. Mais l’important c’était eux deux. Valentin et Léa. Les autres sont à classer parmi tous les morts du quotidien, même si la colonne des faits divers ne les énumérerait pas cette fois-ci.
Pour le moment, tout se passait comme prévu. Leurs histoires étaient rodées. Celle d’un jeune homme, Jim, amoureux de l’océan dont une vague brisera tous les rêves à l’orée de son plus bel âge, pour les travaux de Valentin. Le roman de Léa était centré sur la vie d’une mère célibataire, Lily, en proie à de nombreuses galères, luttant pour la survie de son fils atteint d’une maladie rare. Ils savaient que les algorithmes, seuls juges de ce concours, aimaient les histoires à rebondissements avec de belles fins heureuses. Il fallait bien qu’ils puissent vendre par centaines de milliers le roman du vainqueur, et enchaîner ensuite par une adaptation sur les écrans géants.
48h. Le temps s’égrenait plus lentement et la fatigue commençait à se faire sentir. 186 candidats en lice. L’hécatombe. Même si Valentin ne quittait plus son écran ni sa sœur des yeux, il ne pouvait faire abstraction de cette odeur de corps en décomposition qui lui prenait le cœur. Des mouches venaient parfois se poser sur ses mains endolories qui continuaient à frapper machinalement. Des maux de tête lui vrillaient le crâne et les fourmillements de ses membres inférieurs criaient les heures d’immobilité. Il se sentait comme possédé. Il ne réfléchissait plus, avançait bêtement, alignait des mots en essayant de donner un minimum de sens afin d’éviter les sanctions mais son sang était bel et bien en train de quitter son corps. Déjà deux pénalités. Il fallait tenir, ils y étaient presque. Il sentait aux respirations saccadées la panique et les sanglots qui prenaient possession de certains, derniers soubresauts avant un silence parfois définitif. Ils étaient à l’agonie, une agonie voulue. Quoi de plus pathétique quand l’on se remémore les affres de l’Histoire. Raison de plus pour ne pas mourir de façon si stupide.
100 candidats en lice. Ça y est, le dernier décile, celui des mieux préparés, des bêtes de compétition. Valentin n’avait plus aucune notion du temps. Son esprit voguait dans le brouillard tandis qu’il surveillait deux baromètres assidûment, la cadence de ses doigts et la sonde de sa sœur, elle aussi rouge depuis quelques minutes maintenant. Il attendait son signal, mais ce n’était pas le moment, il le savait. Encore trop de candidats en concurrence et leur nombre, affiché dorénavant sur un grand écran, s’égrenait comme le sablier du dernier effort. 86. 85. Le dos de Léa s’affaissait petit à petit. Il la voyait tourner sa nuque, secouer la tête. Courage petite sœur. 53. 52.51. On peut le faire. Ne pas s’arrêter. Ignorer la douleur des muscles tétanisés. Ignorer la scie qui nous perfore le crâne. Ignorer les sons, les râles et les vomissements. Surveiller le signal. 31. 30. 29.28. Merde je suis trop lent. Ils recommencent à pomper. Allez sœurette, vas-y c’est le moment. Je sais que tu ne me vois pas mais si tu sens mon regard, je t’en supplie, lance-moi ce putain de signal. 22. 21. 20. Très lentement, Léa déplia son coude meurtri et fit le symbole de la victoire avec son index et son majeur. Valentin en aurait pleuré de joie.
C’était leur moment. Le moment de l’apothéose. Avec une vigueur puisée au plus profond de ces entrailles, Valentin se lança dans leur récit commun. Ils savaient qu’il n’y aurait qu’un seul vainqueur au concours mais la faille du système était dans l’algorithme. C’est lui et lui seul qui définirait le vainqueur en fonction de la chute du roman. Celle qui fera vendre le livre. Pas de chute, pas de recette. Alors ils ont imaginé une fin commune avec son personnage à lui, Jim, rencontrant son personnage à elle, Lily et vivant une folle passion amoureuse. Mêmes personnages, mêmes phrases, même nombre de lettres. De la dentelle. Ils termineront sur une même fin et le point final sera posé à la même seconde lorsqu’ils ne seront plus que deux. Impossible de les départager. Pas par un algorithme en tout cas. Ils ont tout compté. Tout pensé. Tout fantasmé.
Et maintenant, sale enfoiré d’ordinateur… Démerde-toi avec ça.


Hélène LAHILLE

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

 

Deuxième place 2022 : « Taille directe »

Taille directe

Il tenait son poing fermé et serrait de toute sa force le ciseau à bois. Son autre main était couverte de sang. Sa femme était étendue à ses pieds, immobile et affreusement pâle. Autour d’eux, des sculptures d’animaux à un stade plus ou moins avancé encombraient l’atelier.
Au fil des ans, il avait supporté beaucoup de choses de sa femme mais, cette fois, elle avait très mal calculé son coup. Elle avait commis une erreur, une grossière et fatale erreur, en le frappant alors qu’il avait cet instrument tranchant dans sa main.
Elle l’avait appelé plusieurs fois du haut de l’escalier mais il était tellement absorbé dans sa tâche, qu’il ne l’avait pas entendue. Il n’avait pris, brutalement, conscience de sa présence que lorsque, après être descendue au sous-sol, elle lui avait donné un grand coup dans le dos et claironné dans les oreilles :
– RAYMOND, vieil IMBECILE ! Tu ne peux pas répondre ?!
En vérité, c’était plus une tape qu’un coup mais elle n’aurait jamais dû montrer autant d’agressivité alors qu’il était en plein processus de création avec, à la main, son ciseau à bois aussi dangereux qu’un cutter.
Un instant, presque à regret, il se permit un sentiment de pitié. Il y avait bien longtemps que l’amour, si fort et exaltant du début, s’était banalisé en affection, en camaraderie puis en simple sympathie. Vivre avec une maniaque autoritaire, sujette à moult sautes d’humeur, est loin d’être facile une fois la retraite venue et une promiscuité de tous les instants imposée. Heureusement qu’il avait son atelier comme sas de décompression, havre de paix et de sérénité. Il s’y sentait comme dans une de ces réserves à l’accès strictement réglementé où certaines espèces en voie de disparition peuvent continuer à s’ébattre en toute liberté. Malheur aux malintentionnés qui cherchent à s’introduire de force, sans respecter les règles.
De sa poche, il sortit un chiffon avec lequel il essuya le ciseau avant de le reposer sur l’établi. Il entortilla ensuite sa main couverte de sang chaud et poisseux. Il fallait éviter de laisser des traces partout. Paulette était bien trop lourde pour qu’il réussisse à la monter par l’escalier raide et étroit du sous-sol. Il valait mieux la laisser là pour l’instant et simplement, aller chercher de l’eau pour tout nettoyer.
Ses pantoufles glissèrent sans bruit sur les marches.
A peine arrivé en haut, il entendit la sonnerie du téléphone. Il préféra décrocher. A l’autre bout, une voix féminine parut surprise :
– All…Oui… Euh ! Je suis une amie de Paulette et j’aurais aimé lui parler.
Il était très sensible aux voix et celle-ci le surprit de façon extrêmement agréable. A la fois par son timbre, assez bas, sa douceur bienveillante et un léger accent du sud qui traînait en chantant sur les voyelles.
– Elle n’est pas là pour l’instant, répondit-il poliment.
– C’est bien dommage, j’avais des tas de choses à lui raconter. Mais vous êtes sûrement le sculpteur, le créateur de tous ces animaux étranges aux trognes résolument cabossées. Si réalistes ! J’ai pu en voir certains lors du salon des Amis des Arts, au printemps dernier. J’ai bien aimé… Vraiment !
Pris de court par cette appréciation positive, il ne sut que répondre :
– Merci beaucoup… C’est très gentil.
– Vers quelle heure me sera-t-il possible de la joindre ?
– Ça va être difficile. Laissez-moi vos coordonnées, je lui dirai de vous rappeler.
La voix parut étonnée mais donna les informations qu’on lui demandait.
En reposant le téléphone, il se prit à rêver, un instant, à cette Rita qu’il ne connaissait pas mais qu’il imaginait brune italienne aux yeux noirs, terriblement attirante, souple comme une liane et dotée d’un appétit de lionne, lorsqu’il s’agissait de croquer les hommes. De la dynamite en somme, rompue à toutes les audaces… « J’aime beaucoup ce que tu fais, l’artiste. Si t’es cap d’y aller et de tenir la distance, forcément, je serai partante aussi !! ». Il sourit en pensant qu’il idéalisait sûrement un peu, trompé en cela par les revues pour seniors qui présentaient, à longueur de pages, des sexagénaires sexy, au top de leur forme physique et de leur libido, paraissant vingt ans de moins que l’âge réel inscrit au compteur de la carte d’identité.
Ce salon des Amis des Arts, avait été une très bonne opération. Avec de nom-breuses personnes, il avait pu s’entretenir de son approche artistique en insistant, bien évidemment, sur le niveau de concentration et la vitesse de réaction requis dans le processus de sculpture en taille directe. Il avait, de plus, réussi à vendre quelques belles pièces et tapé dans d’œil d’une admiratrice. Que demande le peuple ?!
Traversant le couloir sur l’épaisse moquette, il entra dans la chambre de sa femme. Il n’y venait quasiment jamais depuis qu’ils avaient opté pour la formule lits séparés, bien des années plus tôt.
Il ouvrit l’armoire à la recherche d’une serviette de toilette. Sans la moindre précaution, il bouscula plusieurs piles de linge, détruisant consciencieusement le bel agencement qui régnait là. Une paire de drap fut projeté au sol, un lot de sous-vêtements sur le lit. Il prenait plaisir à tout déranger, déplacer de façon anarchique, dépareiller en dépit du bon sens. Le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir !
Finalement, il se rappela qu’elle stockait à présent ses serviettes dans un meuble de la salle de bain. Il ne se servait, lui, que de la minuscule pièce d’eau attenante à sa chambre du premier étage. Il tâtonna pour trouver le bouton et la pièce s’illumina, révélant carrelage imitation marbre, glaces omniprésentes et dalle de verre où était encastrée une gigantesque baignoire. Il avait oublié à quel point l’endroit était luxueux. Ce serait pour le coup assez amusant de le réinvestir.
Il se lava les mains avec soins jusqu’à ce qu’il ne reste plus une trace de sang. Il allait jeter le chiffon ensanglanté dans la corbeille quand il se ravisa. Il l’enveloppa dans un carré de sopalin et le glissa dans sa poche. Sous la large vasque du lavabo, il trouva des serviettes d’un blanc immaculé. Il avança la main puis hésita comme devant un sacrilège. Allons ! Personne n’allait lui interdire d’en prendre une ! Il saisit la première sur la pile et se sécha les mains avec. Pensant qu’il aurait à s’en servir plus tard, il laissa la serviette enroulée autour de son poignet.
Dans la cuisine, il prit une grande casserole profonde et la remplit d’eau à moitié. Son regard tomba sur la plage des Caraïbes ou de Polynésie qui décorait le calendrier des postes épinglé près du frigidaire. C’était le genre d’endroit idyllique dont il avait toujours rêvé. Un ciel résolument bleu, une mer turquoise, la brise légère venant du large, le sable fin sous les cocotiers et, près de lui, bien sûr, une tendre et belle et douce amie, en petit bikini un poil trop étroit… Magique complicité dans la beauté de l’instant ! Un truc fantastique. « Si t’es cap d’y aller et de tenir la distance, l’artiste… » Il n’était peut-être pas encore trop tard pour vivre cela.
En tenant la casserole en équilibre, il redescendit l’escalier du sous-sol. Le silence était total et le visage de Paulette, d’une pâleur mortelle. Il se mit à genoux, déroula la serviette qui emmaillotait sa main et l’examina avec soin. Il voulait être certain que le sang avait cessé de couler de la blessure qui entaillait sa paume.
Doucement, il commença à tamponner le visage de sa femme avec l’eau froide. Un léger frémissement agita ses paupières. Une grimace tordit ses lèvres et elle ouvrit un œil en gémissant. Cela resterait toujours, pour lui, un grand mystère ! Pourquoi diable une maîtresse femme, droite dans ses bottes et au caractère si bien trempé, s’évanouissait-elle aussi facilement à la simple vue du sang ?
L’escapade amoureuse aux Caraïbes avec une belle sexagénaire, ce serait pour une autre fois mais il savait à présent comment il pourrait la concrétiser. L’idée était là, en germe, bien implantée dans son crane. Il se surprit à penser :
– Pour retrouver ta liberté, mon p’tit Raymond, y’a pas cinquante solutions… T’as vu ce qu’il fallait faire. Démerde-toi avec ça et le prochain coup sera le bon !!

Jean-Luc GUARDIA

Illustration François ROBIN © 2022 Tous droits réservés

Page 3 of 5

Fièrement propulsé par WordPress & Thème par Anders Norén