Crash

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. On se met aussitôt sous la couette pour ronfler comme un bienheureux jusqu’au petit matin. Pas besoin d’anxiolytiques ni de petit digeo. Je t’assure que ça requinque.
Raoul ne sait pas comment l’autre s’est encore retrouvé à ramener les choses à son nombril alors qu’il lui relatait un séjour en Australie. En tout cas il veut bien le croire. Il aimerait ça, ronfler. Être assez serein.
L’autre s’épanche avec aisance.
– C’est un autre rythme, la journée on s’occupe des bêtes et le soir, une bonne soupe et au lit.
Sa phrase ponctuée par un grand éclat de rire. Ridicule. À l’entendre, la campagne c’est la thalasso. Et puis il est fier. Il voudrait une médaille pour son séjour chez les bouseux. Faire les gros titres : « Un chef d’entreprise à la rencontre des paysans » ou « Quand un homme d’affaires croise une charolaise », quelques mots pour le mettre en lumière, lui, le valeureux PDG capable de se crotter les bottes.
– J’aime multiplier les expériences, c’est tellement formateur. D’ailleurs c’est sur ce principe que j’ai construit ma carrière, je suis parti de rien tu sais…
Raoul hoche la tête en jetant un œil à l’extérieur. Oui il sait. Comme les deux cent trente-trois employés de la boîte. Il le rabâche à chaque occasion. Noël, pots de départs, signatures de contrats. Tout est prétexte. Fils d’artisan, il a monté sa boîte avec trois cents balles en poche pour devenir, quelques décennies plus tard, le deuxième du marché européen. On ne risque pas de l’oublier.
– C’est pour ça que j’organise ce genre d’évènements, pour permettre à mes équipes de sortir de leur zone de confort. C’est mieux qu’une grille d’évaluation. Je vois tout de suite à qui j’ai affaire.
Raoul acquiesce encore. Il n’est pas là par hasard. Il connaît la bête.
– Les timides qui se font violence, les grandes gueules qui se carapatent, les opportunistes, les allumeuses…
On y vient, se dit Raoul.
– Tu vois – ça reste entre nous bien sûr, je sais à qui je peux faire confiance, ajoute-t-il avec un clin d’œil entre deux secousses – c’est cliché, mais ce sont souvent les plus discrètes les plus avenantes. Pour ne pas dire les plus chaudes.
Un rictus monstrueux lui déforme le visage. Une décharge d’adrénaline fait trembler Raoul. Il l’invite à poursuivre.
– Je me souviens d’un week-end canyoning dans les gorges du Verdon…mémorable…
La nausée s’insinue. Ni le moment ni l’endroit.
– Petit comité. Un groupe de douze. Super ambiance.
Raoul s’impatiente. Il veut l’entendre. Il doit l’entendre. Le temps presse.
– On venait de faire un chiffre monumental et ça sentait la relâche, le besoin de se « vider », si tu vois ce que je veux dire.
Une rafale d’images obscènes.
– Sport extrême la journée, cuites le soir. Pas couchés avant trois heures du mat.
Quinqua tout fier de se la coller avec des jeunes. Pathétique.
– Entre deux vodkas au bar de l’hôtel, je la repère. Une petite brune du service compta, jamais remarquée avant le stage.
Forcément.
– Autant elle est plutôt quelconque la journée, boudinée dans sa combi vert pomme et trouillarde comme personne, autant là, agrippée à sa queue de billard, avec ses petites mains potelées et son regard flou, elle est presque troublante, voire carrément bandante…
Raoul sent qu’ils approchent, au-delà du dégoût l’angoisse le saisit : et si l’autre n’avait pas le temps d’achever son récit ?
– Elle est avec cinq collègues, franchement pas terribles, qui font semblant de savoir jouer, tu sais comment sont les filles. Nos yeux se croisent à plusieurs reprises, tandis que je recommande à boire pour les gars. Je sens que la soirée ne fait que commencer.
Raoul réprime un haut-le-cœur.
– Elle sait qui je suis, bien sûr. Je vois tout de suite que ça l’excite. Les femmes adorent le pouvoir, je ne t’apprends rien. Elle est à point, il n’y a plus qu’à la cueillir. Je la détourne gentiment de ses copines et lui offre quelques verres, pour la forme. Bon, elle n’a pas trop l’habitude de boire apparemment. Elle commence à se tortiller au milieu du bar, à se ridiculiser un peu. Quelque chose me dit qu’il vaut mieux la faire monter tout de suite.
Ne pas vomir.
– Arrivée dans ma chambre, elle met quelques minutes à réaliser qu’elle n’est pas sur son lit, fait mine de vouloir s’éclipser, me rabâche qu’elle est fatiguée, mais je sais qu’au fond elle en meurt d’envie, il y a des signes qui ne trompent pas. Je commence par lui retirer sa jupe, ses cuisses sont plus fermes que je ne l’imaginais, elle gémit…
Il interrompt brutalement son monologue. Le pilote vient de leur faire signe. Ils sont arrivés. Raoul panique. L’autre n’a pas terminé. Et ils doivent sauter. Maintenant. Alors qu’il allait savoir. Entendre enfin l’horrible vérité. Celle d’un monstre ayant abusé la seule femme qu’il n’ait jamais aimée.
– Prêt ? C’est ta première fois en solo d’après ce que j’ai compris.
Oui. Raoul est prêt. Il a tout fait pour en arriver là. Se retrouver en tête à tête avec l’autre à quatre mille mètres d’altitude. Le plan était rôdé. Formation en accéléré, puis, comme quatorze autres collègues, inscription au week-end « sensations fortes » organisé par « Monsieur le directeur ». Rapprochements subtils. Passer d’illustre inconnu à favori. Un jeu d’enfant. Tout s’est déroulé comme prévu. Pour se distraire, l’autre l’a réquisitionné. En mode privé. Dans un instant, l’un après l’autre, il se jetteront dans les airs, munis de leurs voiles et de leurs harnais. Un dernier saut. En tout cas pour l’autre, dont le parachute ne s’ouvrira jamais. Raoul part en premier. Il ne veut pas voir ça. Le vent s’engouffre soudain, il est sur le point de se jeter dans le vide quand, dans le tumulte aérien, la voix glacée de l’autre se fraie un chemin…
– Au fait, j’ai échangé nos sacs. Tu crois vraiment que si j’étais si con, je serais deuxième sur le marché européen ? Je suis parti de rien, tu sais… et puis, concernant ta copine, ne t’inquiète surtout pas, je suis resté un peu sur ma faim la dernière fois mais je compte bien me rattraper. Je vais prendre bien soin d’elle.
Puis, juste avant de le pousser dans les abîmes :
Peut-être plus tard. Lorsque tu ne seras plus là.

Mélissa BIRKENHAUPT

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés