Soeurs de sang

Là-bas, au contraire, en décembre, la nuit tombe vite. Là-bas, c’est chez moi. Là-bas, c’est là où je ne voudrais pas vivre. Pourtant, il fait beau presque toute l’année. Mamie dit que ce beau temps, nous le payons en hiver quand le soir se couche si tôt. Moi, je crois que je le paie en étant si loin de ses bras. Pire encore, je le paie en vivant avec ma mère. Je suis née là-bas, à Avignon, dans la belle cité des Papes. Et je suis morte immédiatement, lorsque mes parents m’ont ramenée dans leur appartement ridicule de la Croix des oiseaux. Ce nom est effrayant. J’imagine des oiseaux crucifiés par dizaines sur les portes, les fenêtres, les murs de tous les immeubles décrépis. Cette triste appellation résume le destin des enfants du quartier, tous ceux qui ne s’envoleront jamais loin d’ici. Papa l’a vite compris, il a saisi la première occasion pour s’échapper. Moi, ma bouffée d’air pur, mon éther, c’est quand je vais chez mamie à Malo-Bray-Dunes. On prend le train dès la fin de l’école. On fait un changement à Paris et on arrive tard à Lille. On doit encore prendre un bus mais ça en vaut la peine. Maman repart quelques jours après. Elle a toujours des choses à faire. Dans le Sud, comme elle dit. Pourtant, elle ne travaille pas. Ou pas comme les autres mamans. Elle n’est pas caissière, ou institutrice. En vrai, je crois juste qu’elle se promène dans la ville. Elle ne veut pas que je le sache. Alors, je reste dans le nord. Bien au chaud avec mamie. On se promène sur la plage, main dans la main. Le vent nous décoiffe, on remet notre capuche, nos bonnets, nos jupes. On se sert bien fort pour ne pas décoller. Après, on rentre et on mange des gâteaux trempés dans le café et ça dure tout l’été.
Mais cette année, on a dû repartir avant la fin des vacances. Mamie était triste et moi aussi. J’ai raté le spectacle de la retraite aux flambeaux où la lune joue à cache-cache derrière les nuages. Elle apparaît, elle s’enfuit tandis que les flammes scintillent dans la mer. L’astre répond à nos voix qui chantent la Vierge. Je la remercie pour toutes ses bontés, je m’agenouille dans les dunes au pied du calvaire des marins. Le sable chatouille mes genoux. Je les enfonce jusqu’à ce que des ajoncs égratignent ma peau pour effacer les erreurs de maman. Mamie dit qu’elle n’en a fait qu’une. Le jour où elle a refusé d’épouser papa. Mais elle en a fait d’autres.
Lorsque nous sortons de la gare d’Avignon, il fait déjà trop chaud. L’air pue la pisse de chat, les gens transpirent et maman enlève sa veste. Elle a grossi. Elle se fond dans ce paysage fait de laideur et de fétidité. La situation dégénère tout l’automne. L’atmosphère est viciée jusqu’à ce que ma copine Léna me dise :
– Elle est pas enceinte, ta daronne ?
Et bien sûr, Léna a raison. J’observe ma mère du coin de l’œil. Elle peine en montant les escaliers quand l’ascenseur est en panne. Elle sort moins tard le soir, elle préfère s’avachir devant la télé. Les jours et son dynamisme raccourcissent jusqu’au jour fatidique où une boule gluante et hurlante se glisse hors de son entrejambe.
Je viens de rentrer de la garderie. Une fois de plus, elle n’est pas venue me chercher. Lorsque je tourne la clef dans la serrure, maman pousse un long cri strident. Je cours au bout du couloir. J’ouvre la porte de la salle de bain. Les odeurs me retournent l’estomac. Une bouillie de pain et de chocolat atterrit dans la cuvette. Maman est allongée sur le sol, sa tête est adossée contre les parois de la baignoire. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Des excréments jonchent le tapis imprégné de sang. Inerte, par petites saccades, son buste s’affaisse dans une mare de liquide glaireux. Elle n’a jamais été dérangée par les relents putrides des corps.
Elle n’entend pas les vagissements du nouveau-né, encore relié à elle par un long tube poisseux. Pour délivrer maman de cet objet infect, je tire de toutes mes forces sur le tuyau sanguinolent. Mes mains glissent, du sang jaillit des entrailles de maman qui se soulève dans un léger soupir. La bête reste accrochée au corps de ma mère. J’attrape un coupe-ongles, seul objet métallique de notre salle d’eau, et je commence à sectionner le cordon par de petites entailles. Une malédiction règne dans notre sang. Il faut s’en détacher, par le fer et la force. A la première incision, je n’éprouve que du dégoût. Je n’ai aucune emprise sur le lacet gluant. Il me glisse entre les mains. Je le sers fort dans ma veste que je n’ai pas eu le temps d’enlever. Il ne doit pas m’échapper. Je tremble de la tête aux pieds. Je m’acharne. A chaque entaille, j’inspire. La lame de la lime me rappelle l’écume du Pas-de-Calais. L’ampoule nue ressemble à la lune. J’invoque la Vierge. Les chants de l’Assomption emplissent ce lieu clos et humide.
Je poursuis mon ouvrage. Maman ne bouge plus du tout. Ses paupières sont fermées. Un joli bleu recouvre ses joues, ses lèvres. Encore quelques instants et son visage se teintera du bleu dense, couleur du manteau de Marie et des rouleaux de la mer du Nord. Je suis presque seule. Ma liberté ne tient plus qu’à quelques veines rouges à sectionner.
Au bout d’une dizaine de minutes, mon travail est terminé. Ma mère est morte. L’enfant est libre. Et je n’aspire plus moi aussi qu’à la liberté. L’envie de courir chez mamie m’enivre aussi fort que les bières que maman buvait. L’enfant vagit de colère. Cette toute petite fille a froid, a faim. Ces sensations, je les connais par cœur, petite sœur. Elles ne me quittent que durant les deux mois d’été. Tu t’apprêtes à devenir une nouvelle moi. Une enfant crucifiée sur l’autel de l’indifférence de ce monde débile et mortifère. Que veux-tu, petit être ? Que je te nourrisse ? Que je te soigne ? Que je te borde ? Crois-tu que je t’emmènerai dans mon lointain ici ? Penses-tu que je vais vouloir partager mon petit coin de paradis alors que j’ai vécu dans cet enfer pendant huit ans ? Que les liens du sang suffisent à m’arracher un tel sacrifice ? Il y a à peine de la place pour moi. Alors toi, qui n’es rien, tu vas le rester. Je t’attrape par un pied, le plus pâle, le plus propre. Je te dépose dans le lavabo et fais couler l’eau tiède. Inutile de te faire souffrir. Je t’offre le ciel en douceur. Lorsque la cuve est pleine, j’arrête le jet. D’une pression presque légère, je plonge ton crâne sous l’eau. Les pleurs cessent. Tes mains se secouent, comme des marionnettes. Un instant, je doute. J’aurais peut-être pu jouer avec toi. Sous l’eau, tu ressembles à une jolie poupée. Mais tu éclabousses ma tenue de sport. Et je ne veux plus de tâche. J’enfonce ta tête un peu plus profondément. J’observe les bulles qui s’échappent et disparaissent à la surface. Le liquide redevient calme et limpide. Je regarde un moment ce corps inerte qui flotte dans la vasque blanche exiguë. Je prends le sac plastique qui nous sert de poubelle et j’engouffre ton corps de nourrisson dedans. Je pense aux coups et aux insultes que tu aurais dû endurer s’il avait vécu. Crois-moi, je te fais un sacré cadeau ! Je descends les escaliers. Au moment de jeter le corps dans les poubelles du bas de l’immeuble, je me ravise. Ma sœur ne mériterait-elle pas une tombe ? Si les voisins la découvraient, comprendraient –ils mon geste ? Pourraient-ils me condamner à rester avec eux ?
Je poursuis mon chemin en direction de la décharge municipale située le long de la voie ferrée. Accrochée à ma main, le sac se balance. Ma sœur est presque vivante. Elle revit et espère me suivre jusqu’à la gare et rencontrer mamie. Je ne suis pas sûre de la garder avec moi. Je vois passer le train de 19 : 13 qui nous aurait emmené directement à Lille. J’en prendrai un autre. Peut-être plus tard. Lorsque tu ne seras plus là.

Cécile GAILLARD

Illustration François ROBIN © 2020 Tous droits réservés

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