De l’art d’accommoder les restes

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires d’Évariste Carpentier, pilleur de tombes de son état – les remplissant à l’occasion – nécrophile par commodité, et nécrophage par obligation.

Eu égard à ces peu recommandables activités, Évariste Carpentier occupait, au début du siècle dernier, l’avantageuse profession de thanatopracteur dans une ville minière du nord de la France dont nous tairons le nom, afin d’épargner aux familles qui croiraient reconnaître, parmi les victimes évoquées ci-dessous, quelque ancêtre vénéré, les désagréments d’une longue et dispendieuse thérapie, ce qui constitue, soit dit en passant, un double pléonasme.

Le père d’Évariste Carpentier, et son grand-père avant lui, exerçaient l’honorable, mais néanmoins peu folichonne, profession de fossoyeur. Encouragé par une maman adorée qui ne supportait pas l’idée de voir son fils unique, et de ce fait chéri, ruiner sa vie et ses vertèbres à creuser la terre pour assurer l’éternel repos à de parfaits inconnus, le jeune Évariste se lança dans l’étude de l’anatomie et des théories de l’embaumement afin d’embrasser la carrière de thanatopracteur ce qui, dans son esprit et quelque part à juste titre, constituait une certaine forme d’ascension sociale sans pour autant déroger à la tradition familiale.

Il n’y avait pas de stage de troisième à l’époque, c’est donc, si l’on peut dire, en qualité d’auditeur libre que le jeune Évariste prit l’habitude d’accompagner son père dans ses funèbres activités, les jours où il n’avait pas classe. Comme la nature l’avait doté d’un esprit vif et d’un incontestable sens pratique, il ne fut pas long à réaliser que, quand on sait fermer un cercueil, on sait aussi comment l’ouvrir. Une première et malheureuse expérience lui apprit qu’accéder à un défunt reposant six pieds sous terre, même récemment enfoui dans un sol encore meuble, n’était pas chose facile, surtout lorsqu’on est seul à creuser. Bien plus intéressantes, à tous égards, étaient les orgueilleuses chapelles bordant l’allée centrale du cimetière, dernières demeures des plus anciennes et fortunées dynasties de la ville minière : banquiers, docteurs, ingénieurs et notaires. Une porte à crocheter, une dalle à soulever et sous les yeux émerveillés d’un Évariste ébaudi apparaissaient de riches cercueils en chêne massif qui, une fois ouverts, regorgeaient de colliers, broches et autres chevalières, à condition toutefois que les héritiers, par sentimentalisme ou parce que ces bijoux étaient pour eux quantité négligeable, aient jugé bon de les laisser au doigt, au cou ou au revers du, ou plus souvent de la, défunte. Lors de ces premières expéditions, il arriva même que le jeune homme, découvrant un corps féminin fraîchement inhumé, le dévêtisse de ses atours afin d’en revêtir sa maman adorée et, pour le coup, ravie. Il en conçut, tout d’abord, une certaine gêne et quelques vagues scrupules, qui s’estompèrent naturellement au fil du temps.
Pur produit, de par son origine sociale, de l’école laïque et républicaine de la Troisième République, le jeune homme, son brevet en poche, se lança à corps perdu dans les études, théoriques le jour et pratiques la nuit, qui lui permettraient de décrocher son diplôme de thanatopracteur ; il y parvint haut la main, à la grande fierté de ses parents éblouis et de quelques cousins et confrères éloignés qui firent, pour l’occasion, le déplacement depuis les cimetières de diverses villes minières lorraines, cévenoles et provençales. Outre une position sociale désormais établie, cette nouvelle situation conféra au jeune homme d’incontestables facilités dans l’accomplissement de ses activités parallèles. Tout en suturant les paupières, drainant les gaz et dénudant l’artère fémorale de ses patients, afin d’y injecter les huit litres de formaldéhyde nécessaires à la conservation du corps, selon une technique récemment mise au point, Évariste avait tout loisir d’inventorier les effets personnels du défunt, qu’il lui serait ensuite facile d’aller récupérer, par une nuit sans lune et idéalement pluvieuse, sous la dalle de l’une des imposantes chapelles de l’allée centrale du cimetière.

C’est alors qu’à la manière d’un coup de tonnerre dans un ciel clair, un évènement inattendu fit basculer la vie, jusque-là bien réglée, d’Évariste Carpentier. Celui-ci avait, plus tôt dans la journée, déshabillé, lavé, éviscéré, drainé et imprégné de formaldéhyde, le corps d’une jeune fille retrouvée l’avant-veille pendue au lustre de sa chambre d’enfant, conséquence malheureuse, à en croire la famille éplorée, d’une fatale alternance de phases d’exaltation et de langueur – on la dirait aujourd’hui maniaco-dépressive ou bipolaire, perdant ainsi en romantisme ce qu’on gagne en précision. Évariste n’était pas homme à se laisser distraire dans son travail mais, une fois celui-ci achevé, la jeune fille lui apparut tellement fragile et vulnérable avec sa peau diaphane, son cou gracile un tantinet tordu, et ses yeux clos sur on ne sait quel secret, qu’il se sentit submergé par un violent désir de lui apporter chaleur, tendresse et réconfort. Il convient de préciser, à ce stade du récit, qu’en dépit d’une relative réussite sociale qui en faisait un parti tout à fait honorable à l’échelle de la ville, Évariste, que la nature avait malencontreusement doté d’une scoliose sévère et d’une haleine dissuasive, était toujours, et semble-t-il pour longtemps, à l’âge avancé de trente-deux ans, irrémédiablement puceau. Perdant toute retenue, il s’allongea aux côtés de la jeune fille, la prit doucement dans ses bras et, de fil en aiguille sur ce corps recousu, connut, émerveillé, sa première fois, celle que l’on n’oublie jamais et dont on cherchera en vain à retrouver l’émoi tout le reste de sa vie.

Enivré par cet acte fondateur, et sans doute aussi faute de mieux, Évariste rendit ainsi, au fil des années, un dernier et vibrant hommage à moultes dames – et quelques jeunes messieurs – qui n’en demandaient sans doute pas tant – le seul inconvénient, somme toute mineur, de ces relations furtives étant le manque d’empressement dont faisaient preuve à son égard ses partenaires d’un, ou parfois plusieurs soirs. (Il arriva en effet que le pointilleux artisan prétextât, auprès de la famille d’une jeune personne particulièrement gironde, quelque détail à fignoler pour différer d’un jour ou deux l’inhumation du corps). Mais pour en revenir au manque d’enthousiasme de ses impassibles conquêtes, obstinément indifférentes à ses tendres assauts, Évariste s’en accommoda en les imaginant frigides – ou, éventuellement, anglaises.

Un bruit qui court finit, dit-on, par transpirer. Année après année, une rumeur persistante se répandit en ville, selon laquelle plusieurs jeunes et jolies créatures, héritières des plus grosses fortunes de la région, seraient décédées dans d’étranges circonstances après avoir ignoré la cour assidue de l’embaumeur, mais néanmoins accepté quelques invitations à prendre le thé. Un jeune commissaire, fraîchement émoulu, voulut en avoir le cœur net, et demanda l’exhumation des défuntes dans lesquelles, à sa grande satisfaction, on trouva des doses anormalement élevées d’arsenic. Mais Évariste fit valoir que cette substance était utilisée dans la préparation des corps, et les choses en restèrent là. Il en fut de même lorsqu’une autre rumeur mit en doute l’origine animale des fort beaux jambons et appétissantes côtelettes que le thanatopracteur ramena régulièrement à sa vieille maman pendant les périodes de disette qui marquèrent le début de ce siècle tourmenté. Mais là encore, on ne put rien prouver et la vie reprit paisiblement son cours.

Évariste Carpentier décéda à l’âge, plus qu’honorable pour l’époque, de 79 ans, emporté par un peu enviable cancer de la vessie sans doute provoqué par les émanations d’arsenic, donnant ainsi raison à l’adage selon lequel on est souvent puni par où l’on a péché. Nous ne le jugerons pas, car qui peut dire ce qu’il eût fait, en pareilles circonstances ? Nous ne le plaindrons pas non plus pour autant, car si l’on fait abstraction des très désagréables douleurs mictionnelles qui nuisirent gravement à la qualité de ses dernières semaines de vie, on ne pourra qu’adhérer aux propos du prêtre qui, au jour de ses obsèques, debout devant la fosse où son cercueil au couvercle scellé et solidement vissé – car on n’est jamais trop prudent – allait être descendu, déclara : « Au bout du compte et à tous points de vue, l’exercice lui a toujours été profitable ».

Jean-Pierre BEAUFILS

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés