La dernière compétition de Marcus Taylor

Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de la famille Taylor. Ou devrais-je dire les aventures macabres d’une famille aux mœurs douteuses et au sein de laquelle l’ambition surpasse de loin l’affection. Mais nous nous égarons. Revenons, si vous le voulez bien, sur ce réveillon de Noël 1964, dans le manoir de la famille Taylor. La famille s’est rapidement enrichie grâce à la carrière sportive de haut niveau du chef de famille, Marcus, avant que ses articulations vieillissantes ne l’obligent à prendre une prolifique retraite.
Marcus souffrait depuis plusieurs mois d’un mal qu’aucun médecin, marabout ou voisin auto-proclamé « scientifique » n’avait su identifier. Sa peau avait pris une couleur bleu-gris, ses dents se déchaussaient et son esprit divaguait dans un océan de folie. En ce soir de fête, son épouse, Clarisse, recevait ses hôtes, ses deux fils et leurs épouses respectives ainsi que sa cadette, avec un plaisir tout juste perceptible. Les hostilités avaient déjà commencé avant la fin de l’apéritif.
– Tu n’en as toujours eu que pour son argent, cria Arthur, l’aîné, à son plus jeune frère. Arrête de prétendre le contraire.
– Cesse tes jérémiades ! rétorqua l’intéressé. Si tu tiens tellement à lui, comment se fait-il que tu n’aies toujours pas trouvé de traitement à sa maladie ? Toi qui es le meilleur docteur de toute la région ?
– Arrêtez, les garçons, intervint Clarisse. Venez vous installer à table au lieu de vous comporter comme des enfants.
Avec un regard signifiant « nous n’en resterons pas là », Arthur s’installa à la droite de son épouse, enceinte jusqu’aux dents.
– Je vais voir si papa veut manger un peu de tourte à la viande, lança Sophie, la cadette de la fratrie.
Du haut de ses vingt ans, Sophie avait eu bien des difficultés à se lancer dans la vie active. Sa séparation récente l’avait conduite à revenir vivre chez ses parents, la honte serrée entre ses dents. Ce n’est pas plus de cinq minutes plus tard, interrompant une nouvelle dispute entre les deux frères, qu’un cri aigu résonna depuis l’étage. La famille entière se précipita dans la chambre du paternel, et constata que le bougre avait trépassé.
– Il est… mort ? demanda Annie, la femme d’Arthur.
– Si j’en crois le couteau planté dans sa poitrine, je dirais que oui, répondit Michel, le benjamin, non sans cynisme.
Sophie s’avança vers le cadavre.
– On dirait qu’il a fait une sorte d’allergie, marmonna-t-elle. Regardez son cou, il est tout gonflé. Tout comme sa langue.
– Voilà que nous avons un deuxième médecin dans la famille ! railla Arthur. Voilà enfin la solution à tes problèmes financiers, petite sœur.
Pour toute réponse, la jeune femme lui offrit un regard empli de mépris.
– Et ça, qu’est-ce que c’est ? intervint Tania, la femme de Michel.
Elle sorti un petit pochon en coton de dessous l’oreiller. Une intense odeur de lavande envahi la chambre.
– Papa était très allergique à la lavande, n’est-ce pas maman ? demanda Sophie.
– Tu sembles bien informée, rétorqua Arthur.
– Quelqu’un l’a étranglé ! s’exclama la veuve avec une voix aiguë, alors qu’elle dénouait le foulard en soie bleu nuit qui habillait son cou.
En effet, le tissu masquait tout juste une plaie circulaire, à vif, évocatrice d’une strangulation. Sur le côté droit, on devinait même la marque d’une chevalière carrée.
– Si je résume, ironisa Michel, père a été assassiné par strangulation, œdème allergique et poignardé ? Ça fait beaucoup pour un seul homme.
– Et par empoisonnement, ajouta Arthur, tendant la théière qui était restée sur la table de nuit.
Au fond du récipient flottaient dans un fond d’eau plusieurs fleurs aux pétales bleu-mauve : de l’aconit. Cela faisait effectivement beaucoup pour un seul homme.
– Mère ? interrogea Arthur. C’est bien vous qui préparez son thé ? Une explication ?
– Et toi, Arthur ? intervint Sophie. Ta chevalière est un peu trop grande ? Elle tourne sur ton doigt, non ?
L’intéressé fit machinalement rouler sa chevalière au chaton carré sur son majeur droit.
– Sophie, surenchérit Michel, la prochaine fois que tu souhaites assassiner quelqu’un, évite de prendre le coutelet que je t’ai offert à tes dix-huit ans.
– Et toi, rétorqua la jeune femme, tu aurais aussi pu réfléchir qu’avec ta femme qui travaille dans les champs de lavandes, tu étais un des principaux suspects !
– J’avais prévu de venir le récupérer, je te signale. Mais il a fallu que tu gâches tout en venant le poignarder. Tu parles d’une méthode discrète !
Les quatre assassins échangèrent des regards suspicieux, prêt à réagir au quart de tour si l’un d’entre eux venait à accuser l’autre. Comprenant progressivement ce qu’il s’était passé, la femme d’Arthur se laissa tomber mollement sur un fauteuil en velours, expulsant un nuage de vieille poussière.
– Bon, dit Arthur, brisant le silence, nous avons visiblement tous notre part de responsabilité ici.
– Voilà une belle preuve du manque de communication au sein de notre famille, railla Michel, cherchant du coin de l’œil un sourire encourageant de la part de son épouse, qui était devenue livide.
– Et que fait-on maintenant ? demanda fébrilement Sophie.
– Il fallait peut-être y penser avant de planter un couteau dans sa poitrine ? intervint la mère, agacée. Cela va être difficile de faire passer cela pour un accident. Cela fait des semaines que je prépare ce thé en veillant à ce que son état soit compatible avec une maladie. Et voilà que vous venez tout gâcher.
Le silence qui s’en suivit fut suffisamment éloquent pour que chaque membre de la famille travaille enfin de concert. Sophie alla chercher la plus grosse malle du grenier, Michel et Arthur s’étaient emparés l’un d’une scie, l’autre de ses outils de chirurgien. Enfin, la veuve et ses belles-filles ramassaient les linges souillés et les mettaient progressivement au feu, dans la cheminée du hall d’entrée.
Un telle cohésion que l’affaire était réglée en à peine une heure. Une lourde malle, c’est tout ce qui restait du malheureux Marcus Taylor, mort d’avoir été trop riche et d’avoir des descendants bien trop impatients.
Dans une dernière ironie, la famille décida de faire disparaître ces preuves au fond du lac sur lequel il avait passé tant d’heures à s’exercer à la natation, dans l’espoir de rafler le plus de médailles, et élever le rang social de sa famille.
– Voilà ! souffla Sophie après avoir péniblement lancé la valise au fond du lac, depuis l’un des canots familiaux.
– Sa dernière nage, lâcha Michel avec une émotion ostentatoirement feinte. Puisse-t-il gagner cette dernière compétition.
– Après tout, surenchérit Arthur, l’exercice lui a toujours été profitable.

Pauline KALAADJI

Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés