Le crime dans le sang
Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de cet illustre inconnu que j’ai affublé du sobriquet NAR6. Son véritable nom sera officiellement publié par mes supérieurs à une date que j’ignore encore, car je ne leur communiquerai ce rapport qu’une fois mon œuvre achevée. Je suis à sa poursuite depuis plusieurs décennies et les résultats de mes investigations me permettent aujourd’hui de déterminer son rôle dans des évènements majeurs qui ont dramatiquement ébranlé notre monde. La barbarie des actes commis a provoqué l’horreur, la stupéfaction de l’humanité confrontée à l’impossibilité de répondre à cette question : comment est-ce possible ?
J’ai commencé à soupçonner son existence lors de mes recherches en 1985 sur « l’Ange de la mort d’Auschwitz » et ses expériences monstrueuses. Je me demandais alors comment un être éduqué, disposant d’une culture scientifique, pouvait ainsi sombrer dans l’abject. La traque s’est poursuivie avec l’examen du « boucher de Lyon » en 1991 dont les atroces actes de torture avaient été détaillés lors de son procès à Lyon. Les soupçons sont devenus certitude avec l’étude des crimes du régime khmer rouge et les constatations faites en 2020 sur son principal bourreau Kaing Guek Eav, alias « Douch », chef de la prison de Tuol Sleng à Phnom Penh ; je vous épargne la liste complète et macabre des autres auteurs de crimes contre l’humanité, dont j’ai pu prouver post mortem qu’ils avaient tous un lien avec NAR6.
– « C’est qui cet individu narcissique ? C’est bien ainsi que tu veux le qualifier avec cet acronyme ? »
– « Tu m’as fait peur Kate ! Je ne t’ai pas entendue arriver ; tu pourrais frapper, non ? Et je te signale que ça ne se fait pas de lire par-dessus l’épaule de son boss. »
– « Excuse-moi, j’ai vu de la lumière dans ton bureau et j’ai trouvé ça étrange à une heure aussi tardive. Alors ton Narcisse il a quel âge ? Il sévissait déjà durant la seconde guerre mondiale et était toujours en activité fin des années 70 ? Une sacrée carrière dis-donc !»
– « Désolé Kate, je dois vraiment terminer ce rapport, je t’en parlerai demain si tu veux. Mais toi, que fais-tu encore ici ? »
– « Je revérifiais une dernière fois notre papier qui doit partir demain à la revue Cell Genomics pour publication. Que penses-tu de l’accroche : la Harvard Medical School de Boston identifie deux gènes dont la délétion, c’est-à-dire une sorte de mutation dans laquelle ils perdent des segments chromosomiques, semble favoriser la schizophrénie. Les résultats sont très prometteurs … ? »
– « C’est parfait, mais je t’en prie, laisse-moi terminer ce rapport, bonne nuit ! »
– « A demain, Jeff ! »
En parallèle de nos études sur la schizophrénie, j’ai personnellement mené des travaux sur un gène « psychopathe XXL », un gène « criminel de guerre » dont le même phénomène de délétion rendrait les individus capables des pires atrocités. Et c’est ainsi que j’ai trouvé NAR6. Certains de mes collègues ont apporté leur pierre à l’édifice, sans en avoir une vue d’ensemble ; et sans connaître mon objectif ultime : l’élimination physique de tous les porteurs de ce gène. Ainsi le monde ne connaitra plus jamais de génocides et de crimes contre l’humanité comme nous en avons trop connus au vingtième siècle et au début du suivant. Plus de porteurs du gène NAR6, plus de monstres sanguinaires, de tortionnaires en série, plus de Mengele, de Douch, de bouchers rwandais…
L’arme qui me permettra de les éliminer sans risque de dommages collatéraux est déjà prête. Elle me vaudra sans aucun doute le prix Nobel de la Paix à défaut de celui de médecine. Créer un nouveau variant du coronavirus qui a sévi dans le monde pendant plus de deux ans a été chose facile. Je suis parti des souches les plus récentes, plus facilement transmissibles, mais aux conséquences moins dramatiques, du moins en général. Le vecteur élaboré attaque en revanche très sévèrement les individus porteurs de notre gène cible. Comme son degré de contamination est très élevé, il devrait couvrir rapidement l’intégralité du globe et décimera en peu de temps les futurs tueurs en série et autres potentiels auteurs de barbaries.
Demain sera une étape majeure et sans doute finale des aventures extraordinaires, mais surtout sanglantes de NAR6. Une sorte d’essai clinique du remède. Je vais pouvoir vérifier dans notre ville, cité importante des États-Unis, que mon virus se propage bien aussi vite que prévu, qu’il est anodin pour le commun des mortels. Statistiquement, il devrait néanmoins pouvoir cibler un ou plusieurs psychopathes et les anéantir rapidement. Mon équipe pourra analyser les personnes décédées de ce variant du coronavirus et s’assurer qu’elles sont bien porteuses du NAR6. Si tout fonctionne comme prévu, dans quelques semaines, je lancerai la phase de propagation du virus au niveau mondial.
– « Il est temps de rassembler les aérosols de mon essai clinique dans mon sac à dos ».
Un peu plus tard :
– « Michael, as-tu vu le boss ? J’ai le résultat de ses analyses et il ne va pas en croire ses yeux. Il est lui-même porteur du gène NAR6. »
– « Je l’ai vu se préparer ce matin et partir pour aller chercher son dossard. Tu sais bien que pour rien au monde il ne raterait le marathon de Boston. »
– « Je le trouve tendu ces derniers temps, ça lui fera du bien ; l’exercice lui a toujours été profitable. »
Henri JACQUEROUD
Illustration François ROBIN © 2023 Tous droits réservés